Écho de presse

L’obsession française pour les doyens, ces « étonnants vieillards »

le 01/05/2022 par Jean-Marie Pottier
le 31/03/2022 par Jean-Marie Pottier - modifié le 01/05/2022
La doyenne des Français, Claire Ducassou (à gauche), en compagnie d’une autre centenaire, Paris-Soir, 1938 – source : RetroNews-BnF
La doyenne des Français, Claire Ducassou (à gauche), en compagnie d’une autre centenaire, Paris-Soir, 1938 – source : RetroNews-BnF

Objet au départ d’une curiosité régionale, le doyen ou la doyenne des Français est progressivement devenu une figure nationale. Au prix, parfois, de quelques imprécisions...

Parmi les vingt-six millions d’électeurs et d’électrices invités à se prononcer par référendum sur la Constitution de la IVe République, le 13 octobre 1946, La Croix en a déniché une pas comme les autres : Annette Trivier, plus connue de la presse sous le surnom de « tante Annette ». Cette retraitée de la Côte-d’Or, qui fête ce week-end là son anniversaire, a longtemps attendu, comme de nombreuses Françaises, qu’on lui attribue le droit de vote. Et plus longtemps que les autres : celle qui fait alors figure de doyenne du pays est née le 12 octobre 1842 :

« C’est-à-dire sous Louis-Philippe. [...] Ce que la monarchie de Juillet, la Seconde République, le Second Empire, la IIIe République lui avaient refusé, le régime provisoire 1944-1946 le lui aura donné. »

Cela fait alors une dizaine d’années que le titre de doyen ou de doyenne des Français ne s’avère plus seulement une curiosité pour la presse locale, mais une distinction nationale. En juillet 1935, le député indépendant de gauche Henri Chatenet, président de l’Association nationale d’entraide à la vieillesse, a décidé de créer un titre quasi-officiel de « doyen des Français » en demandant à tous les centenaires du pays de se déclarer par courrier.

Remise d’un diplôme, gerbes de fleurs, réception de gala organisée en présence du président de la République, Albert Lebrun, et du chef du gouvernement, Albert Sarraut... Rien n’est trop beau pour célébrer les vieillards les plus célèbres de France. Et, avec eux, leur sagesse supposée, nourrie des leçons du passé, comme l’explique quelques années plus tard le secrétaire général de l’association, Alexandre Letorey, en invitant dans Paris-Soir toutes les communes de France à désigner leur doyen ou leur doyenne :

« Nous voulons que le doyen, que la doyenne, s’ils en sont dignes, occupent dans le village une place à part ; qu’ils soient honorés, écoutés, comme les “sages” de l’Antiquité, de Rome et d’Athènes, autour desquels on formait cercle. »

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La première enquête de l’Association nationale d’entraide à la vieillesse permet, fin 1935, de « sacrer » comme doyenne des Français la rémoise Léonie Garot, veuve Bombaron. Celle-ci connaît alors une importante médiatisation, jusqu’à sa mort à 107 ans, d’une bronchite, le surlendemain de Noël 1936. En décembre 1935, elle déroule ainsi ses souvenirs à un journaliste de Paris-Soir venu lui rendre visite, de son mariage sans amour à ses soixante-dix années de veuvage, des grandes dates politiques aux découvertes technologiques :

« J’ai vu deux guerres, 70 et 1914, et aux premières loges encore, puisque Reims fut toujours envahi. Et puis, j’oubliais, je suis née sous Charles X, j’ai vu Louis-Philippe et Louis-Napoléon, d’abord président, puis empereur.

Aujourd’hui, vous voyez, je ne suis qu’une vieille assise dans son fauteuil toute la journée. Et voilà que tout le monde vient me voir, je suis devenue une bête curieuse, parce que j’ai 106 ans. [...]

Vous savez, il n’y a pas tant de choses à raconter sur l’ancien temps. Parce que, au fond, moi, c’est le nouveau que je préfère. Mais oui. Moi j’ai vu tous les progrès, le gaz, l’électricité, les chemins de fer. [...] Et puis, vous pensez, tout ce que j’ai vu en si peu de temps ! L’aviation ! La T.S.F. ! »

Lui succèdent, début 1937, un doyen et une doyenne que plusieurs centaines de kilomètres séparent mais que la presse, soucieuse de symboles, relie parfois d’un point commun : l’histoire maritime du pays. Claire Ducassou, une Haute-Garonnaise de 105 ans, est la fille d’un officier qui contribua au rapatriement depuis Sainte-Hélène des cendres de Napoléon en 1840.

Yves Prigent, un marin finistérien de 103 ans, a lui participé à de nombreuses campagnes en Afrique ou en Crimée, notamment au siège de Sébastopol en 1854-1855. À la veille de recevoir la médaille militaire, il se souvient, dans Le Figaro, de ses escapades africaines :

« – Si vous aviez vu les dames de là-bas ? Elles venaient...

Mais sa fille, qui n’a guère que 65 ans, fait les gros yeux. Le bonhomme s’arrête net :

– C’est pas des choses à raconter la veille d’une cérémonie pareille, convient-il avec dignité.

Puis il ajoute :

– D’ailleurs, en 547 mois et 19 jours de navigation que j’ai faits ensuite dans la marine marchande, je n’ai jamais eu une seule punition et n’ai jamais mis mes pieds dans les fers ! »

Pour les journaux de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, ces doyens et doyennes fonctionnent comme un trait d’union symbolique entre le passé lointain et le présent tumultueux. L’un, donné mort à 112 ans dans le Gers en 1897, serait donc né dans les dernières années du règne de Louis XVI ; une autre, supposément âgée de 111 ans en 1946, allait, paraît-il, porter des colis à son père emprisonné par le roi Louis-Philippe pour militantisme républicain ; une autre encore, âgée de 106 ans à la veille de la Seconde Guerre mondiale, est la petite-fille d’une cousine de Madame Tallien, l’épouse d’un des conjurés qui provoqua la chute de Robespierre.

Ils incarnent, au-delà de la succession des dirigeants et des régimes, et des périodes de souffrance et de gloire, une certaine continuité nationale, à l’image de Mme Bruneau, une Berrichonne disparue à l’âge de 106 ans dans les derniers jours de la « terrible année » 1940 :

« Remontant le cours de sa longue vie, elle énumérait les régimes qui s’étaient succédé et tous les papes qu’elle avait vus mourir. [...]

Elle avait connu le siège de Paris en 1870. La dernière déclaration de guerre l’avait fort émue. Sa nièce a répété ces paroles d’elle :

“Jamais on n’aurait dû déclarer la guerre ; quand il s’agit de cela, il faut y regarder à deux fois”. »

Flatteur, le titre de doyen ou doyenne est aussi doublement provisoire. D’abord parce que, situation qui perdure aujourd’hui, aucun organisme public ne valide avec certitude l’identité du doyen ou de la doyenne des Français : celle-ci ressort de déductions de la presse ou d’associations à partir d’éléments communiqués par les communes et les familles, d’où un usage récurrent par les journaux du point d’interrogation voire du rectificatif, effectué grâce aux informations des lecteurs ou des maires.

Ensuite parce que, évidemment, tout a une fin, même une si longue vie. Fin souvent paisible, et même parfois glorieuse, comme dans le cas du Béthunois Henri Roy, distingué doyen des Français à 102 ans à l’été 1946 et qui apprend, quelques mois plus tard, qu’il vient d’être nommé chevalier de la Légion d’honneur :

« Le centenaire ouvrit de grands yeux et poussa une exclamation de contentement.

– Maintenant je peux mourir, dit-il à son petit-fils, je suis content.

Il demanda alors à allumer une pipe qu’il laissa éteindre après deux bouffées, puis il s’assoupit et le soir, vers 21 heures, il s’est éteint doucement sans que ses parents s’en fussent aperçus. »

Ces doyens et doyennes ne sont que rarement portraiturés, comme le fait L’Intransigeant en 1937, en train de mener une « existence végétative ». Leur vie est souvent décrite comme simple, saine, encore raisonnablement active, en un mot : normale. Comme l’écrit l’historien Jean-Pierre Bois dans Le mythe de Mathusalem, le XIXe siècle marque l’entrée dans une approche plus raisonnée du grand âge, loin des mythes des personnes bicentenaires ou tricentenaires :

« L’approche des grands âges se concentre [...] sur des “arts” de bien vivre et de bien vieillir, et non plus sur les recettes permettant de vieillir hors des limites admises par la nature. [...]

Encore assez peu nombreux pour être signalés dans les journaux, [les centenaires] ne sont plus des hommes disparus, à l’existence desquels il faut croire sans les voir. »

Dès 1799, La Chronique universelle s’émerveille ainsi d’un vieillard de 105 ans de l’Aveyron, « probablement le doyen des Français », qui continue de s’occuper de son cheptel et de travaux d’intérieur. Au fil de ses successeurs, on met l’accent sur la forme étonnante des doyens et doyennes, qu’il s’agisse de marcher chaque jour quelques kilomètres, de lire sans lunettes, d’effectuer un jardinage de printemps ou d’exercer leur mémoire, notamment quand il s’agit de se rappeler le coût, plus modique évidemment, des choses durant leur jeunesse. Sans oublier de lever le coude : le centenaire ne manque pas de « faire chabrot » ou déguster du champagne.

En 1910, La Dépêche décrit ainsi le régime d'un retraité de 105 ans du Raincy :

« M. Hémery aime le bon vin et ne dédaigne pas un petit verre de marc après son déjeuner. C’est sa méthode pour vivre vieux : ce vénérable aïeul ne croit pas aux buveurs d’eau. »

Soixante-dix ans plus tôt, en 1842, La Quotidienne tirait déjà sur le même ton le portrait de Noël des Quersonnières, un « étonnant vieillard » de 114 ans auquel l’écrivain Charles Leconjourt venait de dédier une Galerie des centenaires anciens et modernes :

« Il n’a ni infirmités, ni incommodités ; il fait quatre repas par jour, il se rase lui-même, lit et écrit sans lunettes, il chante fort agréablement, il dort au mieux, il cultive encore la poésie avec succès.

Sa conversation pétille d’esprit ; c’est un feu roulant d’anecdotes. M. Lejoncourt ajoute que M. des Quersonnières est toujours sensible aux charmes du beau sexe. »

Quand, trois ans plus tard, Noël des Quersonnières s’éteint à Neuilly, la presse évente la supercherie : le vieillard, « mort à l’âge déjà très respectable de 92 ans, [...] avait imaginé de se vieillir, non pas seulement de cinq ou trois années mais bien d’un quart de siècle d’un seul coup, ce qui le portait à sa cent dix-septième année ».

Un cas qui n’est pas isolé, et pas forcément par désir de tromper : le jeu des on-dit et du bouche-à-oreille de voisinage, les imprécisions de l’état-civil ou les homonymies (plus fréquentes à l’époque, d’autant qu’on redonnait parfois à un enfant le prénom d’un aîné mort-né) peuvent conduire à des vieillissements artificiels. À des doyens usurpés, voire à des faux « supercentenaires », ces individus réputés avoir dépassé cent dix ans.

Dans une étude tout juste publiée par la revue Gérontologie et société, le médecin belge Dany Branche a ainsi identifié 121 mentions de « supercentenaires » dans la presse française entre 1830 et 1929, sans qu’aucun de ces cas ne puisse être pour l’instant être validé avec certitude à l’aide de l’état-civil. Parmi les exemples qu’il cite, celui de Marguerite Chemin, morte à prétendument 114 ans au printemps 1898 dans la Loire mais dont l’acte de naissance avait été, paraît-il, détruit durant la Révolution : en parcourant les recensements de population de la région, le chercheur y a retrouvé sa présence à plusieurs reprises mais âgée de quinze ou vingt ans de moins que l’âge qu’elle aurait dû avoir.

Au moment de la mort de la « doyenne des centenaires de France », la presse se demandait si elle avait bien 114 ans ou « seulement » 110 : elle n’avait très probablement ni l’un, ni l’autre âge.

Pour en savoir plus :

Jean-Pierre Bois, Le mythe de Mathusalem. Histoire des vrais et faux centenaires, Fayard, 2001.

Dany Chambre, « À la recherche des premiers super-centenaires français (1830-1929) », in : Gérontologie et société, vol. 43, n° 166, 2021