Écho de presse

L’avènement du chat dans la culture populaire au XIXe siècle

le 13/09/2024 par Pierre Ancery
le 06/09/2023 par Pierre Ancery - modifié le 13/09/2024

Longtemps diabolisé, le chat s’impose au XIXe siècle dans les foyers de la bourgeoisie urbaine. Tandis que Baudelaire ou les habitués du Chat noir voient en lui un frère en insoumission, la presse à grand tirage abreuve ses lecteurs de centaines d’articles en forme d’odes au félin des villes.

Les Égyptiens le vénéraient comme une divinité. Les Romains ne le portaient guère dans leur cœur, parce qu’il s’en prenait aux oiseaux, qu’ils révéraient. L’Europe, du Moyen Âge jusqu’au XVIe siècle, l’a diabolisé, voire persécuté, l’assimilant à l’hérésie et à la sorcellerie. Au XVIIe et au XVIIIe siècles, l’aristocratie l’a peu à peu réhabilité.

Mais c’est au XIXe siècle que le chat s’est imposé comme un compagnon privilégié de l'homme en s’installant dans les foyers de la bourgeoisie urbaine, tandis qu’artistes, écrivains et poètes projetaient sur lui tout un répertoire de fantasmes qui perdureront au fil du siècle.

La presse de l’époque, elle, s’est souvent intéressée au félin, au fil de nombreux articles dissertant de ses mérites. En 1835, un rédacteur du Journal de Paris souligne ainsi combien la domestication du Felis catus, animal capricieux et impulsif par excellence, constitue une réussite pour l’homme :

« Tout dans leur organisme est primitif [...].  Cependant, même à ces divers égards, l’éducation les a diversifiés à l’infini. Le haut degré de domesticité où sont arrivés certains de ces animaux, est sans contredit l’exemple le plus remarquable de la puissance de l’homme, de la flexibilité de leur nature [...]. »

Le mouvement romantique, qui triomphe au même moment, va jouer un rôle crucial dans l'évolution de l'image du chat. Chateaubriand chante les louanges de l'animal, tandis que l’écrivain allemand E. T. A. Hoffmann, mort en 1822 mais qui connaît un succès phénoménal en France dans les années suivantes, signe avec sa fausse autobiographie féline Le Chat Murr un des ouvrages-clé du romantisme.

Libre, indépendant et doté d’une nature « méditative », le chat devient alors le compagnon idéal de l’écrivain, comme le signale en 1835 Le Journal du commerce et des théâtres de Lyon, lequel se penche sur « L’influence des chats sur la littérature » :

« Le chat est populaire : depuis le salon jusqu’à la mansarde, depuis le grenier jusqu’à la loge de la portière qui lui donne tous les matins le reste de son café au lait, le chat est partout bien vu, bien reçu, partout fêté et choyé [...].

Mais je conçois particulièrement ce goût chez l’homme de lettres : on aime , en travaillant, à voir près de soi cette face d'animal méditative et recueillie, qui semble solennellement vous exhorter au travail.

Une phrase vous embarrasse, l’expression ne coule pas ? Pendant que votre main caresse la toison douce et polie de votre chat, vos idées s’adoucissent, se classent, et l’expression qui vous manquait arrive d’elle-même sous votre plume. »

Un peu plus tard, Théophile Gautier clamera son amour des chats et Edgar Allan Poe  transformera l'animal en apparition mystérieuse et obsessionnelle dans sa célèbre nouvelle fantastique Le Chat noir. Mais c’est surtout Baudelaire qui, au milieu du siècle, transfigure le félin. Dans Les Fleurs du mal, trois poèmes sont ainsi consacrés au chat, tour à tour être quasi-surnaturel, messager de « l’idéal » ou simple présence sensuelle – mais surtout véritable alter ego du poète.

Auteur en 1868 du best-seller Les Chats, sorte d’encyclopédie littéraire et illustrée consacrée à l’animal domestique [à lire sur Gallica], l’écrivain Champfleury y combat les préjugés à son encontre. Dans cet extrait publié par Le Monde illustré, il parle des affinités entre le poète et le chat et revient sur le goût qu’en avait Baudelaire :

« Cet amour des chats, qualifié de pose chez Baudelaire [...], ne le trouve-t-on pas naturel, au contraire, chez celui qui, dans la vie difficile d'un poète à notre époque [...], avait conservé son indépendance artistique et offrait, même dans les milieux bizarres où il se plaisait, une allure anglaise d'une distinction particulière [...].

Voilà ce qui échappe aux natures toutes d'extérieur, aux gens affairés, remuants, qui dans la vie voient une sorte de chasse [...]. Pour comprendre le chat, il faut être d'essence féminine et poétique. »

« D’essence féminine et poétique »... L’expression renvoie à l’autre grand fantasme que le XIXe a projeté sur le chat : souple, insaisissable, lascif, voire lubrique, celui-ci aurait à voir avec la femme. En 1835, le journal Vert-Vert n’hésite pas à s’exclamer :

« Les danseuses et les chats, deux êtres légers, volages, aux poses patelines, aux gestes veloutés ; tour à tour hardis et voluptueux, caressants et trompeurs. La danseuse n’a de pouvoir que lorsqu’elle est jeune, le chat aussi ; vive un jeune chat ! »

La comparaison n’a en réalité rien de nouveau : animal nocturne et sexuel, le chat était jadis associé à la sorcière. La bête satanique du Moyen âge et de la Renaissance se voit ainsi recyclée dans l’imaginaire masculin du XIXe (le chien, à l'inverse, est plus volontiers « virilisé » dans l'imaginaire collectif).

Les peintres en particulier joueront sur cette association. Lorsqu’il peint sa toile à scandale Olympia en 1863, Manet fait figurer à côté de sa jeune femme nue un chat noir. L’animal semble avoir été placé là pour évoquer une partie cachée de l’anatomie du personnage (partie dont l’un des noms vulgaires renvoie d’ailleurs au félin)... Félix Vallotton, dans sa gravure de 1896 La paresse, usera aussi de ce rapprochement entre le chat et une femme fortement érotisée.

Un motif qui permet à certains amateurs de chats de dresser un parallèle entre la relation d’homme à chat et celle d’amant à amante. Dans La Petite Gironde, en 1896, ce rédacteur écrit : 

« On ne peut pas dire qu'un homme est aimé de son chat : le chat n'aime personne, si ce n’est lui-même ; il ne sait même pas caresser son maître, mais il est expert à se laisser caresser [...].

Dans le ménage de l'homme avec le chien, c’est le chien qui joue le rôle de l’amoureux empressé et docile ; dans les relations de l'homme et du chat, l’amoureux obéissant et fervent, c’est l’homme. Quant au chat, il se laisse adorer. »

Un article du Temps vient surenchérir en 1898 :

« C’est un art que de conquérir un chat : on ne le dompte point ; on ne l’asservit point [...]. Et l’amitié du chat a ceci de particulier qu’elle ne veut point de témoins. Le chat qui cache ses amours ne montre pas son amitié en public. Pour la connaître, il faut le tête-à-tête, et alors elle est exquise. »

Une autre image du chat se développe en parallèle : loin de l’animal soyeux des salons bourgeois, le chat de gouttière se voit « récupéré » par une frange plus marginale et subversive de la société. Les artistes du cabaret Le Chat noir l’érigent ainsi en emblème dépenaillé de leur célèbre lieu de rencontre à Pigalle. Plus tard, la CNT, confédération révolutionnaire et anarcho-syndicaliste, fera d’un chat aux poils hérissés son logo.

En cette fin de XIXe siècle, le chat serait-il devenu un animal aimé de tous ? Non : s’il a la cote en ville, ce n’est pas toujours le cas à la campagne. Ses raids sur les oiseaux, précieux alliés insectivores des agriculteurs, y déclenchent souvent la colère des habitants. En 1876, dans le Journal des agriculteurs, des éleveurs et des chasseurs, un rédacteur déclare ainsi la « guerre aux chats » – à coups de fusil :

« En considération des services de plus en plus accentués des oiseaux utiles, je viens demander aide et protection auprès de tous les amateurs des chanteurs de nos bois, contre les soi-disant animaux domestiques, qui déciment ces oiseaux si éminemment utiles.

Je demande qu’on ne se contente pas de déplorer le mal, mais qu’au moyen de la sarbacane, et surtout de la carabine Flobert, on sauve l’existence de milliers d’insectivores, que ces petites bêtes féroces exterminent à plaisir. »

Une revendication martiale qui ne franchira guère l’enceinte des grandes villes, alors qu’au tournant du siècle les premières expositions félines célèbrent à Paris la beauté de l’animal.

Au XXe siècle, alors que le chat se démocratise et investit les demeures des plus modestes, il est de plus en plus fêté par les écrivains. Ernest Hemingway, Louis-Ferdinand Céline, Jean Cocteau s’affirment comme de grands amateurs du félidé. Mais sa plus fervente admiratrice est sans doute Colette, dont le roman La Chatte, en 1933, fait sensation lorsqu’il paraît en feuilleton dans Marianne.

Le matou poursuivra sa formidable ascension jusqu’à devenir une star incontournable des foyers – jusqu’à y supplanter souvent le chien. La France, où ils seraient plus de 15 millions, était en 2021 le pays d’Europe comptant le plus de chats.

Pour en savoir plus :

Eric Baratay, Cultures félines (XVIIIe-XXIe siècles), Seuil, 2021

Frédéric Vitoux, Dictionnaire amoureux des chats, Plon, 2008

Nejma Omari, « Entre diabolisation et vénération : histoire des chats vue par Gallica », Gallica-BnF, 2021