Marie-Andrée Schwindenhammer : les débuts médiatiques d'une pionnière de la transidentité
Marie-Andrée Schwindenhammer naît assignée homme en 1909. Militante pionnière de la transidentité dès les années 1960, elle se fait d'abord connaître dans l'entre-deux-guerres pour de menus larcins qui, alliés à la personnalité de l'accusée, font les gorges chaudes des journaux.
Marseille, printemps 1933. La France entière a les yeux rivés vers l’Est. Dans les journaux, on lit que la nomination du chancelier Hitler laisse présager des lendemains sombres. Alors, lorsque la presse révèle les aventures rocambolesque d’un ex-aviateur lorrain s’habillant en femme pour intégrer le contre-espionnage français, c’est tout le pays qui se prend de passion pour la « travesti-espion ». Le Petit Marseillais enquête :
« Georges Marie André Schwindenhammer, le jeune étudiant venu de l’Est et qui s'est fait un nom à Marseille, sous la fausse identité de Suzanne Thibault, et en poussant la plaisanterie jusqu'à s'habiller en femme, a comparu hier pour la première fois [...]
Comment André Schwindenhammer, âgé de 24 ans, apparenté à des personnes – et même des personnalités – parfaitement honorables et connues, ingénieur radio-électricien sorti de la grande faculté catholique de Lille, se trouve-t-il aujourd'hui amené à partager la cellule d'un escroc ?
André souffre d’une idée fixe, d'une obsession [...] il veut, depuis longtemps, à tout prix, être agréé du service de contre-espionnage, il ne rêve que du 2e Bureau. »
Tout en douceur, Marie-Andrée (c’est le nom qu’elle adoptera dès 1948) vient de remporter sa première victoire : la presse relaie massivement la « confession de la femme qui était un homme ».
De Marseille à Paris en passant par Alger, les « mésaventures » de Marie-Andrée sont relatées d’un ton certes paternaliste, mais loin de l’indignation et de la condamnation alors réservées à ce genre de faits divers. C’est qu’en 1933, « apprenti espion » choque moins les mœurs que « travesti ». Dans la France de l’entre-deux-guerres, Marie-Andrée sait faire appel à la fibre patriotique de ses compatriotes – et joue à merveille des codes de la féminité traditionnelle :
« Il faut reconnaître qu’il a mis au service de cette obstination une fantaisie, une imagination dignes d'un meilleur résultat. [...]
Sa gentillesse et ses cheveux blonds firent le tourment de plus d'un cœur viril. »
Sous couvert de civisme, la fable de l’apprenti-espion – car il s’agit bien évidemment d’une fable – donne de la visibilité au quotidien de celles qui, comme Marie-Andrée, vivent leur transidentité dans les marges. Dans ses colonnes, Le Petit Marseillais va même aborder son passing, soit sa capacité à être considérée comme une personne cisgenre !
« Il en coûta à André – devenu Suzanne – la douleur quotidienne de l'épilation. Car le rasoir ne suffisait pas à rendre ses joues assez lisses. Il lui fallait, chaque matin, arracher les poils de sa barbe virile ! »
Le premier procès Schwindenhammer pour usurpation d’identité se clôt par un non-lieu, faute de preuves. Contre toute attente, Marie-Andrée va surenchérir. Le lendemain de sa remise en liberté, elle adresse ainsi une missive à la rédaction du Petit Provençal :
« Je suis tout à la disposition de vos photographes pour leur faire constater que le costume féminin me sied à merveille, et de vos rédacteurs pour leur exposer discrètement les projets sensationnels que je désire réaliser. »
Si la réponse du quotidien est moqueuse, elle n’en représente pas moins une seconde victoire pour Marie-Andrée, qui s’y voit genrée au féminin :
« Quand on nourrit l'ambition de servir le 2e Bureau, on évite autant que possible les journalistes. Apprenez cela, mademoiselle. »
Cependant l’excuse du contre-espionnage n’aura fonctionné qu’un temps pour couvrir la transidentité de Marie-Andrée. Très vite, elle quitte la Provence et rejoint sa famille en Lorraine. Pendant cinq ans, elle reprend la cravate et le pantalon et camoufle son identité de genre. Schwindenhammer reprend son métier d'ingénieur et épouse Jeannine Kremer. Ensemble, ils auront un fils.
Marie-Andrée refait surface dans la presse en 1938, sous son identité féminine. « la belle Suzanne » électrise les soirées mondaines, comme le révélera France-soir bien des années plus tard :
« Vêtu d’une splendide robe du soir de satin rose, profondément décolletée, il fut élu ‘Miss Séduction’ au cours d’un gala très parisien.
L'été, à Cannes, il gambadait sur les plages en maillot deux pièces, suscitant l’admiration de tous les baigneurs. »
Mais la vie de Marie-Andrée est un exil perpétuel. En décembre 1938, dans un palace des Hautes-Vosges, elle est dénoncée par un domestique qui, raconte Paris-soir,
« ayant entrouvert par mégarde la chambre de la belle visiteuse, resta cloué de stupeur en la voyant occupée à se faire soigneusement la barbe ! »
La police, immédiatement avertie, est bien en peine de trouver un motif valable pour emprisonner Marie-Andrée, et la relâche.
Le jour-même, le commissariat vosgien reçoit un appel de Lyon, et un mandat d’arrêt national au nom de Schwindenhammer. Mise sous surveillance par le service de la Sûreté, son casier judiciaire est long comme le bras, comme le résume La Tribune de l’Aube :
« Vol d’autos, cambriolages, vols dans les magasins, vols de bijoux dans les hôtels [...]
On signalait même que [ce personnage] se déguisait en femme pour se faire embaucher dans les hôtels et dans les maisons bourgeoises. »
Une plongée dans les archives de police révèle que, mettant à profit ses talents de camouflage, Marie-Andrée a effectivement troqué son statut de marginale pour une carrière criminelle.
Au fil d’une « course-poursuite homérique » à travers la France, elle change de voiture volée et d’expression de genre tous les jours. L’« équivoque malfaiteur » force un barrage, manque de tuer un gendarme… avant d’être finalement arrêtée à Lyon alors qu’elle tentait de s’échapper d’un hôtel par la fenêtre de service.
Marie-Andrée est alors jugée pour vols et usurpation d’identité. Lors de son interrogatoire, elle avoue tout, et déroule l’extravagant récit de ses dernières années aux juges comme aux medias : périodiques, magazines, radio… jusqu’à Montréal !
Une fois encore, sous la plume des journalistes et malgré leurs saillies, Marie-Andrée vit telle qu’elle est réellement : une femme. Non pas dans les marges, mais aux yeux de tous et toutes. D’autant plus que la presse reprend massivement sa version des faits, son ressenti, et ses justifications. L’Écho d’Alger titre sur « Le roman d'un inverti », et Paris-soir publie en Une « les confidences d’un homme en jupon » :
« Je me suis habillé en femme sur ordre d'une petite amie jalouse, et j'ai continué pour prouver ma valeur au 2e Bureau. »
Cette nouvelle version de sa justification originelle connaît un succès retentissant, jusqu’en Australie, où la presse se passionne pour cette « strange French love story. ». Preuve de sa réussite médiatique, elle est même détournée en caricature par l’hebdomadaire Gringoire.
Marie-Andrée est jugée début 1939. On lui impose le port du pantalon, et c’est son avocat qui revêt la robe pour la défendre ! « Mais, » s’amuse la presse, « c’est dans les usages. »
Le juge condamne « la redoutable cambrioleur » [sic] à un an de prison ferme.
Lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale, appelée dans les Dragons sur la ligne Maginot, elle doit reprendre l’uniforme… masculin.
Capturée par les Allemands, Marie-Andrée fera son grand retour en empruntant les vêtements d’une employée de prison pour faire évader plusieurs centaines de ses codétenus.
Clandestinité oblige, la presse perd sa trace pendant les années d’occupation. Les archives suggèrent qu’elle reprend régulièrement le costume féminin pour aider la Résistance. Et qu’elle rejoint les Forces Françaises de l’Intérieur (FFI) en 1944, qui lui délivrent une nouvelle carte d’identité masculine… au nom de « Marie ».
Laquelle réapparaît avec fracas dans la presse en février 1948. Arrêtée pour arnaque au Concours Lépine sous l’identité de « la belle Jacqueline », elle doit plus d’un million de francs à ses clients. Son procès pour escroquerie se mue très vite en un procès pour travestissement, et le public se prend de passion pour l’affaire de « l’escroc sympathique ». Le quotidien issu de la Résistance Combat prend sa défense :
« Il a prouvé qu'il avait su se conduire virilement dans la vie : il est marié et père d’un enfant. Sous l'occupation, il était capitaine F.F.I.
Comme l'officier de police [...] l’interrogeait sur les raisons de ce travestissement, il répondit :
‘J’ai voulu prouver que le costume féminin était aussi portable pour un homme. Il m’a d’ailleurs servi sous l'occupation à traverser plusieurs fois sans encombre la ligne de démarcation.’ »
Franc-tireur, organe du Mouvement de Libération nationale, lui donne une tribune pour mettre en avant ses faits de Résistance :
« Ce déguisement me permet de servir mon pays. Si je m’habille en femme, c’est par pur patriotisme. [...] Soyez gentils avec moi, sinon vous aurez des histoires avec [les services secrets] ! »
Malgré ses condamnations, comme en 1933 ces références patriotiques touchent juste, et l’engouement médiatique pour « l’émule du chevalier d’Éon » (le célèbre travesti-patriote du XVIIIe siècle) donne une grande visibilité au procès Schwindenhammer.
La presse s’inquiète de voir Marie-Andrée comparaître sous son identité féminine : « Le Palais de Justice n’est pas un Music Hall ! » titre L’Aurore. Le juge l’isole au solitaire, et missionne un coiffeur pour la « remettre au masculin » :
« Le magistrat ne pouvait tolérer qu’un homme en prison portât des cheveux et un déguisement pouvant faire tourner la tête des autres détenus. [...] Mélancolique, ‘Jacqueline’ regardait tomber ses boucles. »
Une fois encore, Marie-Andrée prend la presse à partie, et menace de faire une grève de la faim.
Le juge, qui reçoit plusieurs dizaines de lettres d’admirateurs de Marie-Andrée, l’autorise finalement à féminiser son uniforme de prisonnière. Le jour de son procès, raconte Libération, Marie-Andrée « cherche à racheter cette tâche par des bas de soie et des espadrilles féminines ».
Appelée à la barre, elle réclame le « droit à la robe » en signe de reconnaissance de son engagement résistant. Combat cite directement l’accusée :
« La robe qui a servi la France devrait me défendre devant vous, Monsieur le Président ! »
Et Marie-Andrée de donner toute une série de nouvelles justifications à sa transidentité. Elle fait état d’un « complexe freudien » qui lui viendrait de sa mère, qui, déjà, l’habillait en fille. Dans Libération, elle ajoute :
« Je me sens complet sous l’accoutrement féminin. En homme, je me cherche. Je cours après mon “moi” et je ne le trouve pas. »
Acquittée par les uns, raillée par les autres, ce « personnage hors-série » fait couler beaucoup d’encre à travers la France libérée… et même dans la presse anglophone, sous le nom d’« Andrew Schwindenhammer » !
Jugée pour escroquerie et usurpation d’identité, Marie-Andrée réussit finalement l’impensable : faire sauter la seconde accusation. Les juges ne se prononceront pas sur son identité de genre, mais uniquement sur ses crimes.
Marie-Andrée a 40 ans. Dès sa sortie de prison, cette « doyenne trans » vivra résolument et ouvertement sous son identité féminine. À Paris, elle troque la marginalité de sa jeunesse pour une seconde vie au service de la communauté trans naissante, dont elle sera un rouage central – et très controversé – jusqu’à son décès soudain en 1981.
À la tête de la première association trans de France, figure omniprésente du paysage médiatique, Marie-Andrée Schwindenhammer continuera à offrir à la presse le récit de sa propre vie, comme une parabole des paradoxes déchirants de l'existence des personnes trans.
–
Pour en savoir plus :
« Affaire Marie-Andrée Schwindenhammer », in : Crimino Corpus, le Musée d’histoire de la justice, des crimes et des peines
Maxime Foerster, Elle ou lui. Une histoire des transsexuels en France, La Musardine, 2007
Diane De Vignemont, « Pionnière de la cause trans, Marie-Andrée Schwindenhammer », in : Têtu, 2024