Vie et mort du volapük, la langue du rêve de communication universelle
Le volapük, langue artificielle censée rapprocher les peuples, fut introduit à partir de 1885 en France. La presse hexagonale se déchira presque aussitôt entre volapükistes fervents et anti-volapükistes moqueurs.
« Menadé bal, püki bal ! ». Autrement dit : « Pour une seule humanité, une seule langue ! ». Telle était la devise du volapük, langue construite entre 1879 et 1880 par Johann Martin Schleyer. C’est à la suite d’une crise mystique survenue en pleine insomnie que ce ce prêtre catholique allemand polyglotte avait eu l’idée d’inventer une langue « mondiale », susceptible d’unir l’humanité divisée.
Quelques années avant l’espéranto (imaginé en 1887 par Louis-Lazare Zamenhof), le volapük connut un essor aussi rapide que considérable. En 1879, l’abbé Schleyer publie une première grammaire du volapük. En 1880, il fait paraître un manuel en langue allemande. Et en 1884, un premier congrès a lieu à Friedrichshafen.
Si la langue nouvelle séduit d’abord la bourgeoisie allemande, parmi laquelle elle recrute la majorité de ses locuteurs, elle se propage peu à peu en Europe. Seconde personnalité la plus importante du mouvement, Auguste Kerckhoffs, Français d’origine néerlandaise, introduit le volapük en France en y créant une association, un cours complet et une revue (à lire sur Gallica). L’ambition de Kerckhoffs est d’en faire la langue du commerce international.
Dès 1885 et surtout 1886, c’est un véritable succès : en témoigne le nombre énorme d’articles qui sont consacrés à l’idiome venu d’outre-Rhin pendant cette période. Très vite pourtant, la médiatisation du phénomène se transforme en débat d’opinion et les commentateurs se scindent en deux groupes, les pro et les anti-volapük.
Dès février 1886, Le Petit journal vante l’efficacité et la simplicité de la langue :
« Le volapük atteste sa vitalité à la façon de ce philosophe grec qui voulait démontrer le mouvement : il marche ! [...]
Une autre supériorité du volapük, c'est son incomparable simplicité. Point d'écriture spéciale, point d'accentuation anormale, nulle complication de construction ou de syntaxe. La langue commerciale universelle a été scrupuleusement échenillée de toutes les difficultés. »
Parmi les plus fervents défenseurs du volapük, le célèbre chroniqueur Francisque Sarcey en liste les qualités dans un article paru en mars 1886 dans Les Annales politiques et littéraires :
« Vous pensez si les mauvais plaisants se sont égayés sur le volapük [...]. Ils se sont amusés à nous montrer un volapükiste parlant d'amour à sa maîtresse dans cette langue sauvage ; un poète cherchant des rimes volapükistes.
Tout cela est fort spirituel, peut-être, mais assurément pas juste. Le volapük n'est et ne peut être qu'un agent de transmission entre deux hommes de nationalités différentes, qui ont besoin de s'aboucher pour les choses de leur commerce.
Il est donc inutile que le volapük soit une langue sonore ou brillante, qu'elle prête à l'esprit, qu'elle se colore des mille nuances de sentiments ou d'idées qu'expriment les autres langues. Plus elle sera sèche, précise, froide, mieux elle vaudra pour l'usage qu'on en veut faire. »
D’autres journaux, comme Le Temps, sont plus mesurés. Dans une longue chronique parue le 23 juillet 1885, le quotidien conservateur rappelle que le volapük est loin d’être la première tentative de créer une langue universelle (il en décompte treize autres l’ayant précédée). Pourtant, le journaliste estime que le volapük a une chance de sortir « du cercle vicieux où toutes les langues universelles ont tourné jusqu’à présent » :
« Le volapük (de pük, langue, et de vol, univers littéralement, langue de l'univers), c'est la langue universelle dont tant de philosophes ont rêvé [...].
S'il ne procure pas d'autre avantage que de permettre de correspondre avec le professeur Schleyer ou le professeur Kerckhoffs, ce n'est qu'une amusette ; mais, si l'on a la certitude de se tirer d'affaire en tout pays avec une langue que l'on peut apprendre en deux mois, il est évident qu'il n'est pas de commerçant, de marin ou de simple voyageur qui ne consacrera joyeusement deux mois de sa vie à cette étude. »
Le quotidien Gil Blas, quant à lui, se montre franchement moqueur, écrivant en juillet 1885 :
« Le Volapük est un mal qui nous vient d'Allemagne et qui menace de s'étendre sur toute la surface du globe ; en effet, son nom, tiré des idiomes les plus malsains, indique qu'il s'agit d'un langage universel destiné à ronger, comme une sorte de cancer des fumeurs, toutes les langues connues : française, anglaise, allemande, italienne, belge, groenlandaise, — j’en passe et des meilleures. »
Le journal Le Soir, de son côté, publie en septembre 1886 un article à charge allant jusqu’à acter la mort du volapük. La raison : c’est une langue qui n’a ni âme, ni histoire, ni littérature.
« Le pauvre volapük est déjà une langue morte [...]. Le volapük n’aura vécu que l’espace d’une saison, il n'avait pas fini de naître qu’il commençait déjà à mourir : ses fruits étaient pourris avant que sa fleur fut éclose [...].
C’est par la poésie que toutes les les langues ont commencé, et ce n’est qu’après avoir chanté les joies et les souffrances de l'humanité, après avoir peint les horreurs du combat, l’immensité de la nature et le trouble de l’amour, qu’une langue devient peu à peu, par une dégradation insensible, la langue de l’éloquence, de la politique, et enfin des affaires.
Mais les volapükistes n’ont soutenu aucune guerre ; ils n’ont eu à lutter ni contre l’invasion étrangère, ni contre les dangers de la discorde civile ; il leur serait impossible, même s'ils le voulaient, de mourir pour la patrie, puisqu’ils n’ont pas de territoire. Et enfin, est-il possible d’aimer en volapük ? Tant qu’une femme n’aura pas dit : "Je t’aime !" en volapük, la langue n’existera pas. »
Vexé par l’expression « langue morte », Auguste Kerckhoffs répond à l’article par une lettre qui est publiée dans le même journal le 20 septembre :
« Le volapük est si peu mort que l’Association française pour la propagation du volapük fait frapper en ce moment même les médailles qui doivent être distribuées, dans trois semaines, aux lauréats de notre Concours général, et qu’elle s’occupe déjà d’organiser les nouveaux cours publics qu’elle compte ouvrir [...]. »
D’autres publications préféreront tourner en dérision le débat autour du volapük, à l’instar de l’hebdomadaire La Vie moderne qui publie ce poème ironique en mars 1887 :
« Je ne puis songer, sans un bien doux émoi,
Au bonheur de notre planète :
Dans un temps prochain, on pourra, grâce à moi,
Se passer partout d’interprète !
Quatorze avocats, un acteur,
Deux médecins que connaît bien Pasteur,
Une danseuse, un archiduc,
Parlent déjà le Volapük ! [...] »
Un certain Eugène Cellier compose quant à lui en 1887 une valse pour piano appelée « La Volapüktueuse » (partition à déchiffrer sur Gallica)... Du côté de la revue La Femme, enfin, on se montre plus précautionneux : seul le temps, affirme cette chronique d’octobre 1886, dira si le volapük sera un succès.
« Que résultera-t-il de cette tentative ? Faut-il la regarder comme une folie, une mystification ou une utopie ? [...]
Dans vingt ans, sans doute, le problème sera résolu, et nos enfants souriront au mot de volapük. Sera-ce d'amusement à l'idée d'un essai manqué, sera-ce de pitié pour les préjugés qui nous rendaient défiants à l'égard d'une découverte excellente ? L'avenir seul le sait. »
L’Histoire, en effet, tranchera rapidement. A son acmé, le volapük revendiquera 1 million de pratiquants et 283 sociétés répandues dans le monde entier. Mais miné par de violentes dissensions internes entre l’abbé Schleyer, qui considérait la langue comme sa propriété, et Auguste Kerckhoffs, qui souhaitait grandement la simplifier, le volapük périclitera dès la fin de la décennie 1880.
En 1889, lors du 3e congrès, à Paris, aucun des participants ne semble capable de parler couramment la langue... Tandis que le mouvement se désagrège, nombre de volapükistes déçus vont lui préférer l’espéranto, alors en plein essor.
Le nombre de locuteurs du volapük va ainsi rapidement décroître. Et le nom même de la langue ne suscitera plus que commentaires amusés ou carrément méprisants, comme celui, célèbre, du général de Gaulle lors de sa conférence de presse du 15 mai 1962 :
« Dante, Goethe, Chateaubriand appartiennent à toute l'Europe dans la mesure même où ils étaient respectivement et éminemment italien, allemand et français. Ils n'auraient pas beaucoup servi l'Europe s'ils avaient été des apatrides et s'ils avaient pensé et écrit en quelque espéranto ou volapük intégré. »
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Pour en savoir plus :
Anne Rasmussen, « Parlez-vous espéranto ? », in: L’Histoire, no 201, 1996
Louis Couturat, Histoire de la langue universelle, Hachette, 1903 [à lire sur Gallica]
Léopold Einstein, Examen critique du volapük, un nouveau système de langue internationale, Hachette-BnF, 1889