Le tout premier 14-Juillet en 1880
Si, aujourd’hui, la fête nationale du 14-Juillet est largement dépolitisée et folklorisée, elle a été l’objet d’une bataille entre républicains et monarchistes tout au long de sa première décennie. Sa première édition, en 1880, a fait craindre la multiplication des incidents – qui n’ont finalement pas eu lieu.
Depuis 1874 déjà, les Républicains célébraient, lors de banquets privés, l’anniversaire de la prise de la Bastille. A la Ferté-sous-Jouarre, le 14 juillet 1872, Léon Gambetta avait, dans un discours relayé dans la presse et notamment par La Petite Gironde, justifié le choix de cette date symbolique de la Révolution française, préférée à celles marquant en 1792 la chute de la monarchie ou la proclamation de la République :
« Il est certain que le 10 août, le 22 septembre, les journées décisives de la Révolution sont contenues dans la grande journée du 14 juillet. Et voilà pourquoi c’est la date qui a fait tressaillir la France […].
C’est pour cela que cette date du 14 juillet n’est pas une date monarchique, quoique l’on fût alors en monarchie ; c’est notre Nouveau-Testament républicain qui surgit, et tout va en découler. »
Lorsqu’en 1880 les députés sont appelés à choisir une date glorieuse comme fête nationale, c’est le 14 juillet qui l’emporte, faute d’une alternative crédible émanant d’une droite divisée entre orléanistes, bonapartistes et légitimistes.
Adoptée par le Sénat et la Chambre des députés, promulguée par le président Jules Grévy le 6 juillet 1880, la « loi ayant pour objet l’établissement d’un jour de fête nationale annuelle » est publiée au Journal officiel de la République française le 7 juillet.
Le délai d’organisation de la fête est court, et la circulaire du ministre de l’Intérieur, en date du 11 juillet, enjoint à chaque préfet de s’« occuper, sans retard, des mesures à prendre pour que cette fête soit célébrée dans le département avec un éclat qui réponde aux vœux du Parlement et du pays » (Le Petit Provençal, 12 juillet). Aucun programme officiel n’est imposé : à chaque département de choisir ses festivités, en fonction des « usages locaux ». La circulaire prévoit néanmoins que le jour sera chômé dans l’administration et les bâtiments publics pavoisés de jour et illuminés la nuit.
Les préfets devront être attentifs à ce qu’« il ne se produise aucune manifestation contraire au caractère de cette Fête nationale ». Car évidemment, dans cette toute jeune IIIe République, la célébration n’est pas du goût de tous. Non seulement elle ravive les souvenirs de la Révolution française, mais elle a été précédée, le 10 juillet, par le vote de la loi d’amnistie générale des Communards.
Elle est donc interprétée par la droite comme la célébration du désordre et de la rébellion contre l’autorité légitime. Pour le journal monarchiste Le Gaulois, la fête est moins une fête nationale qu’une « fête de l’amnistie », une « fête sur un volcan » et le rédacteur de dénoncer l’hypocrisie de l’hommage militaire qui sera rendu :
« Nous qui avons toujours aimé et honoré l’armée, nous n’avons pas besoin de faire un bruyant étalage de nos soi-disant convictions, comme les convertis d’hier ou les ennemis invétérés dont les vivats sont hypocrites comme les fleurs du supplice. »
Une seule attitude s’impose donc pour le journal monarchiste : s’abstenir de toute participation – « Pas un lampion ! Pas un drapeau ! ».
D’autres clament haut et fort leur opposition dans l’espace public, à l’image de M. le comte des Isnards et M. de Lombardon, surpris par deux gardiens de la paix dans la nuit du 12 au 13 juillet à Marseille alors qu’ils inscrivent sur les affiches officielles de la fête nationale « Vive le roi ! vive Henri V ! » : ils se conforment là au mot d’ordre des chefs légitimistes appelant à célébrer, le 15 juillet la saint Henri, fête du comte de Chambord, dans le double objectif d’honorer leur cause et de conjurer la fête sacrilège.
De son côté, la presse républicaine, pour faire pièce à l’opposition, enjoint à donner à la fête le plus grand éclat possible. Le Petit provençal en appelle au civisme et au patriotisme de tous :
« Tous les bons citoyens, tous les patriotes doivent se concerter pour donner à la première célébration de la Fête nationale un éclat inaccoutumé.
Il le faut, ne serait-ce que pour imposer silence à la réaction qui annonce partout que cette fête manquera d’éclat, qu’elle n’aura qu’une joie officielle, et qui prophétises des troubles dans les rues de Paris. »
Dans les faits, les incidents redoutés par les uns, secrètement espérés par les autres, n’ont pas lieu. Si l’Église catholique est hostile à la célébration, juifs et protestants y participent. L’hebdomadaire Archives israélites de France – daté du 15 juillet mais publié la veille pour cause de fête nationale, explique-t-il – insiste sur une fête « qui peut être célébrée par toutes les croyances », même si elle « n’est pas encore celle de tous les partis en France » :
« Comme dissidents mis au ban par la religion de l’État, comme Israélites victimes d’une persécution séculaire due à la coalition du trône et de l’autel, nous devons une gratitude spéciale aux inspirateurs de la Révolution de 89 […].
Sans doute bien des erreurs ont été commises […] ; mais en dépit de ces graves difficultés inhérentes à toute œuvre de grande rénovation humaine, la date du 14 juillet nous est sainte et la fête nationale doit être la fête de tous ceux qui ont été opprimés ! »
La participation populaire est massive. Dès le 12 juillet, rapporte le Petit Provençal,
« on aperçoit déjà, dans les rues de Paris, des enfants voués au tricolore et des dames portant au bas du dos des nœuds aux couleurs nationales. L’endroit est peut-être mal choisi mais l’intention est bonne. […]
Dans tous les quartiers populaires, les Comités d’organisation de la Fête ont recueilli des sommes énormes. Dans les magasins de drapeaux, on n’en trouve plus.
Les lampions sont épuisés et je n’ai pu obtenir chez Ruggieri, un modeste feu d’artifice de quinze louis. »
Nombreux sont ceux qui souhaitent illuminer leurs façades et cherchent à y faire installer des rampes de gaz. Face à des gaziers débordés, ce sont souvent des ferblantiers – ces fabricants et vendeurs d’outils et ustensiles en fer-blanc – qui procèdent à l’installation.
Le 13 juillet au soir, les festivités sont lancées, un peu partout en France, par des salves d’artillerie, parfois redoublées le lendemain matin. La journée du mercredi 14 juillet s’ouvre sur les revues militaires, et à Paris, par celle de l’hippodrome de Longchamp, avec cérémonie de distribution par le président Grévy de drapeaux bleu-blanc-rouge frangés d’or et siglés RF.
Partout en France, dans les rues, sur les places et les boulevards, des mâts, trophées, arcs de triomphes ont été érigés. La journée est ponctuée de concerts, de fêtes foraines et de bals, qui se prolongent dans la soirée, au côté des retraites aux flambeaux et des feux d’artifice.
La Marseillaise, redevenue officiellement hymne national le 14 février 1879 – conformément au décret de 1795 qui n’avait jamais été abrogé – y est chantée, jouée, voire carillonnée. Des distributions aux indigents sont également organisées.
L’heure, dans la presse républicaine, est au lyrisme et à l’exaltation. « La joie est sur tous les visages, la confiance dans tous les cœurs, écrit ainsi Le Siècle. C’est vraiment à une fête nationale que nous assistons. La France n’en aura pas eu de plus belle depuis la grande fédération de 1790. »
Le Petit Provençal n’est pas en reste, dans son compte rendu de l’événement le lendemain :
« Marseille a vu battre à l’unisson tous les cœurs de ses enfants et a senti la solidarité fraternelle qui les unit désormais dans une seule et même idée, dans un seul et même principe, dans une seule et même conquête : la République.
Cette conquête définitive n’a pas été sans luttes et sans combats, mais comme dit le grand poète,
A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire
Nous avons vaincu et tout est bien, nous avons triomphé, cela suffit. »
Si elle est fermement républicaine, la fête nationale n’a pas pour autant comme but de rouvrir la bataille. Le Phare de la Loire cherche lui aussi à tempérer le caractère partisan de la fête nationale :
« La prise de la Bastille a été célébrée comme une victoire définitive, non comme une bataille à recommencer.
Rien d’hostile et d’agressif ne s’est mêlé aux sentiments d’une population qui a prouvé par son attitude qu’à ses yeux, il fait bon vivre dans ce siècle et dans ce pays.
C’est la démocratie triomphante qui s’est abandonnée aux effusions d’une joie sincère, et non la démocratie militante qui s’est excitée à de nouvelles luttes. »
Le 14-Juillet n’en continue pas néanmoins, tout au long des années 1880, de susciter l’affrontement. L’Ouest catholique participe peu et n’a de cesse de critiquer la médiocrité de la fête face à des cérémonies religieuses traditionnelles vues comme bien plus belles. En retour, les Républicains n’ont de cesse de louer l’attitude civique des protestants et des juifs pour mieux discréditer la position rétrograde de l’Église catholique.
Il faudra attendre 1889-90, une fois la crise boulangiste et la célébration du centenaire de 1789 passées, pour que les polémiques s’estompent. La revue militaire de Longchamp sera alors devenue une attraction majeure du 14-Juillet : le développement du nationalisme aura aussi contribué à sa popularisation.