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1935 : rencontre avec Anatole Deibler, bourreau

le 24/10/2023 par Jean-Paul Bouguennec
le 26/01/2023 par Jean-Paul Bouguennec - modifié le 24/10/2023

Anatole Deibler incarne la figure du bourreau moderne. Célèbre pour sa carrière, longue et prolifique (« 400 têtes » !), il est une figure médiatique incontestable. En 1935, Paris-Soir publie un reportage sur le quotidien du bourreau, son travail, et sa petite vie de famille.

« Monsieur de Paris », « Bourgeois du Point-du-Jour », nombreux sont les surnoms qu’a connu le célèbre exécuteur Anatole Deibler. Issu d’une longue lignée de bourreaux, il fascine et s'impose dans l'entre-deux-guerres comme une véritable incarnation de la peine de mort en France. Il « est » la guillotine.

Le 18 avril 1935, Paris-Soir publie « Un mois chez Monsieur de Paris, exécuteur des hautes œuvres », de Jean-Paul Bouguennec. Le journaliste, accueilli chez Deibler, y dresse son portrait, entre modeste travailleur bien contraint de gagner sa vie et innocent petit bourgeois. Décrivant la banalité de son métier, sa vie quotidienne et sa famille, ce récit participe à la construction de Deibler en tant que personnage médiatique à part entière. Mais ce qui se joue réside dans les allusions à demi-mot et les silences. 

Notre collaborateur Jean-Paul Bouguennec a loué une chambre, rue Claude-Terrasse. Là-bas, il est un étudiant de province et son propriétaire, un brave homme qui ne parle jamais de son métier et vit comme un bourgeois paisible parmi les siens : c'est Monsieur de Paris, Anatole Deibler, exécuteur des hautes œuvres.

***

Je guette Deibler.

Un jour il sort, tout seul. Je le suis. Je le rejoins. Banalités. Nous marchons ensemble. Il va jusqu'à la porte de Saint-Cloud et moi aussi, comme par hasard. Nous devisons. Il a un pli à la main, un pli scellé aux armes de la République.

– Bonnes nouvelles ?

Il a un sourire énigmatique.

– Oui et non, dit-il. Du travail...

Cela il le murmure.

– Du travail, à votre âge ?

– Ça occupe. Et puis, la vie est tellement difficile. Les actions ont baissé. Rien ne tient. Il faut de l'argent, pourtant. Il en faut.

Nous entrons tous deux dans un bar de la porte de Saint-Cloud.

– Je ne bois plus que de l'eau minérale, me confesse M. de Paris. Il fut un temps où j'aimais bien, moi aussi, prendre l'apéritif. Mais à mon âge, on se demande pourquoi on n'est pas encore crevé. Et on tient à la vie. On se cramponne quoi... et on boit de l'eau de Vittel.

Notre entretien se poursuit, paisible, dans le café d'habitués. Deibler me dit sa peur de la guerre et la tranquillité de son existence.

Il me demande ce que je ferai quand j'aurai terminé « mes études ». Je n'en sais rien. Professeur ? Écrivain ?

– Ça ou autre chose..., dit-il

Puis il éprouve un besoin subit de se justifier.

– Il y a des métiers qui paraissent déshonorants. Mais, dites-moi, si on ne les faisait pas, c'est d'autres qui les feraient, hein ? Dites ?

Je prends un air ahuri et je réponds :

– Il n'y a pas de sot métier...

Il faut bien dire quelque chose...

– Parfaitement, parfaitement.

Il me serre la main avec une sorte de frénésie.

– On remet ça, dit-il.

Il rappelle le garçon. On remet ça.

Un pli cacheté

Le drame plane sur la maison, dans la maison. Il y est entré avec le pli cacheté, ce matin. Pour la première fois, je vois les quatre frères Obrecht ensemble, dans l'entrée. Ils parlent avec animation.

Je les ai déjà vus réunis, en d'autres lieux. Un matin de Noël, par exemple, boulevard Arago. La guillotine se dressait dans le ciel sombre, pour Gauchet. Ils étaient là, les Obrecht, André, Henri, Georges, Maurice. Il était là aussi, Deibler. Il attendait, la main posée sur le montant de la machine, près du déclic. Gauchet marchait à petits pas, très pâle. Maurice Obrecht avait fait la toilette du condamné. Georges et Henri, d'une bourrade, allongèrent le moribond sur la bascule. André le prit par la tête. Deibler, lui, appuya sur le déclic.

Il y avait foule, boulevard Arago. Des femmes et des hommes, tous un peu ivres, étaient venus de Montparnasse pour assister à ce spectacle de choix, vraiment digne de conclure une nuit de réveillon.

Ils ne virent pas grand' chose dans le petit jour sale. La garde veille à ce que le châtiment des coupables ne deviennent pas un spectacle. Mais ils entendirent le bruit, le bruit sourd du couteau. Justice était faite...

Aujourd'hui, dans l'allée de la villa du bourreau, les quatre aides discutent. Le sort d'un homme, un criminel, s'est décidé, et la parole est aux exécuteurs. Le pli cacheté de rouge ? L'ordre d'exécution.

Maurice Obrecht demande à ses aînés :

– Où c'est, Chalon-sur-Saône ?

– T'en fais pas. C'est près de Dijon, entre Beaune et Mâcon.

S'il n'y avait pas à s'occuper des bois de justice, à les transporter de la Santé à la gare de Lyon, à les ranger dans un fourgon spécial, ce serait parfait.

– Allons, au boulot. C'est la "fifille" qu'on emmène ?

Car il y a deux guillotines, la "veuve" classique, grande, lourde, et la "fifille", une petite guillotine légère, charmante et racée, un vrai bijou de guillotine.

– T'es louf ! répond André. On prend la grande. Discute pas, ça vaut mieux. L'oncle sait ce qu'il fait.

Je les vois partir tous les quatre, rapidement.

Le tragique voyage

Je m'accroche au téléphone.

– Qui exécute-t-on, à Chalon-sur-Saône ?

– Vous le savez déjà ? Vous êtes renseigné. Attendez, je vais vous dire le nom du personnage. C'est un nommé Putigny, Henri Putigny.

– Et c'est pour quand ?

– Pour vendredi.

***

Le mardi soir, le fourgon quitte la gare de Lyon.

Le jeudi matin, les cinq exécuteurs s'en vont, tous ensemble. Mme Obrecht les regarde partir, attendrie. La petite fille de « Monsieur André » joue dans la cour, silencieusement. Son père l'embrasse.

– Sois bien sage. Si tu es bien sage, je te rapporterai une surprise.

Calme et triste, la petite fait rouler son ballon dans l'allée cimentée. Son père lui rapportera quelque chose ?

Bon. Ça ne lui fait, à l'enfant, ni chaud ni froid. Sans conviction, elle fait rouler sa balle dans l'allée.

***

La nuit qui a précédé le départ, il y a eu du remue-ménage dans la maison. A l'aube, les cinq hommes ont pris le petit déjeuner ensemble. Les femmes, elles, ont bouclé les petites valises de fibre. Le soleil parut dans un ciel clair et Deibler vint un instant sur le pas de sa porte.

– Il fera beau, dit-il.

Et quelqu'un, André, Georges, Henri ou Maurice répondit :

– C'est une veine !

Henri Putigny est, était, je veux dire, ouvrier agricole à Louhans. L'été dernier, dans un accès de fureur, il tua ses deux fillettes à coups de couteau. Le 12 avril, il a payé sa dette. Il avait 45 ans.

Lorsqu'on l'éveilla, pour lui annoncer que le moment fatal était venu, il injuria les magistrats, souhaita la guerre. M. Maurice eut de la peine à lui couper son col de chemise et à lui tailler les cheveux. Le condamné se débattait. Il fallut se mettre à trois pour le ligoter. Il refusa le rhum. Il refusa la cigarette. Les préparatifs s'éternisèrent.

Enfin, à 5 h. 40, une heure après son réveil, Henri Putigny, deux fois infanticide, tombait sur la bascule, en criant :

– C'est "dégueulasse" de me tuer ! J'ai jamais fait de mal à personne...

Et c'est fini. Deibler a lâché le couteau. Cinquante kilos, la lame, tombent de quatre mètres. Couic !

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Et retour

Le soleil tiédit l'air et la villa Dufrène sent le renouveau. La maison du bourreau, proprette, sent l'encaustique.

Dans ma chambre, mes vêtements sont bien rangés, bien brossés. Les meubles, époussetés, luisent. Et les rideaux, les rideaux blancs de jeune fille jouent avec la lumière, la belle lumière du printemps.

Mlle Deibler a sorti sa voiture dans la cour et soulevé le capot. Elle démonte le carburateur.

– Ça ne va pas ? lui demande sa mère.

– Si, mais il vaut mieux se rendre compte de temps en temps.

– C'est le carburateur ?

– Oui, c’est le carburateur.

Elle souffle dans le gicleur.

Mme veuve Obrecht met le nez à la fenêtre. C'est une grande et forte femme aux yeux étranges, à fleur de tête. Elle noue ses cheveux gris sale en petit chignon rigolo, sur le sommet du crâne.

Elle fait le ménage du matin au soir.

– Le ménage, c'est ma vie, me dit-elle. Dans une grande maison comme celle-ci, il y a tant à faire que j'y perds la tête.

– Bigre ! Perdre la tête ? A ce point ?

Elle me regarde. Elle se dit : « Est-ce qu'il aurait compris ? Est-ce qu'il saurait ? » Puis, rassurée, mes yeux sont pleins de candeur naïve, elle me parle du temps qu'il fait.

– Hé, petite !

Mlle Deibler lève la tête.

– Tu sors ?

– Non. Mais demain, je ferai une grande balade avec papa.

Il est vrai que papa aura bien mérité une grande balade.

***

– Les voilà !

Les exécuteurs, leurs petites valises de fibre à la main, rentrent de voyage. Ils ont sur le visage ce rayonnement provenant d'un bon déjeuner et de la satisfaction du devoir accompli. Seul, André Obrecht est froid et taciturne comme à l'ordinaire.

Embrassades générales.

Deibler dit :

– Ça s'est bien passé.

Il me voit à la fenêtre :

– Bonjour, jeune homme !

– Bonjour, monsieur ! Alors, comme ça, on rentre de voyage ?

– Hé oui, les affaires. répond M. de Paris.

Ce qui fait rigoler doucement « Monsieur Maurice » et « Monsieur Georges ».

***

J'ai découché. C'est dans le domaine des choses qui arrivent. Je rentre le matin chez Deibler, l'air penaud. Mme Obrecht m'accueille en souriant :

– Une lettre pour vous, me dit-elle.

Elle a un clin d'œil entendu.

– Vous devez être fatigué. Non ?

Je monte chez moi et je vais droit à la fenêtre. Deux des aides parlent dans le jardinet.

– Et moi je te dis que si je ne l'avais pas tenu, il se tirait...

On parle de Putigny...

– Bien sûr. C'était un difficile, ce gars-là. Mais il faut tout de même pas exagérer.

– J'exagère pas. Tu te rappelles la fois...

Ils lèvent le nez... Ils m'ont vu. Ils parlent d'autre chose.

***

Chez Deibler, chambre 5...

Les jours ont passé. Putigny, en deux morceaux, repose dans la fosse commune du cimetière de Chalons-sur-Saône. La petite Obrecht joue tous les jours à la balle, avec gravité. M. Deibler surveille la croissance de ses géraniums. Le soleil brille. La vie continue.

Et moi, je ne suis plus étudiant.