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1846 : Théophile Gautier parcourt le nord de l'Europe en train

le 24/10/2023 par Théophile Gautier
le 24/05/2023 par Théophile Gautier - modifié le 24/10/2023

Pour La Presse, l’écrivain revient sur son voyage ferroviaire depuis la France jusqu’aux Pays-Bas, en passant par la Belgique et l’ouest de l’Allemagne. Ce faisant, il saisit les enjeux matériels et culturels à l’œuvre pendant la Révolution industrielle.

Dix ans après son premier passage à pied de l’autre côté de la frontière belge, l’écrivain Théophile Gautier revient en 1846, en train, dans le nord de l’Europe. Une décennie a suffi à engendrer des changements architecturaux et culturels drastiques dans cette zone plurifrontalière marquée par la Révolution industrielle en cours ; le « progrès » tend déjà à niveler les différences entre les pays qu’il s’apprête à visiter : Belgique, Allemagne, Pays-Bas.

Gautier appelle « Fritz » Gérard de Nerval, l’ami avec lequel il a parcouru le plat pays dix années plus tôt. Il lui consigne ses impressions et lui fait part des diverses mutations des usages : ainsi, on ne sert plus de faro ni de « bierre » blanche typiquement belges dans les hôtels, où l’on préfère désormais le vin étranger, un « affreux vinaigre soufré » selon Gautier. Et surtout, les 80 km d’Anvers à Liège ne constituent plus qu’« un pas » en locomotive. Puis l’écrivain traversera Aix-la-Chapelle, la Hollande intérieure, pour finir à Amsterdam et ses canaux.

Ce « Tour en Belgique » sera plus tard légèrement remanié et compilé dans le recueil Caprices et zigzags.

ESQUISSES DE VOYAGE

Tu te souviens sans doute que nous avons visité Anvers ensemble il y a quelque dix ans, ô mon cher Fritz, alors que le chemin de fer venait d'être établi et qu'il n'existait encore sur le continent d'autre railway que ce tronçon, d'une dizaine de lieues. – Assurément tu te rappelles ces jolies maisons semblables à des jouets d'Allemagne que nous aurions voulu emporter dans des boîtes de sapin pour les donner en étrennes aux enfants de notre connaissance ; ces façades vert-pomme, rose, bleu de ciel, citron, ventre de biche, lilas, rehaussées de petites raies blanches qui avaient un aspect si gai, si propre, si coquet ; eh bien ! tout cela est changé. Ces maisons à toits en escaliers qui faisaient notre admiration sont uniformément engluées et poissées de cet horrible badigeon jaune dont au moyen-âge on barbouillait le logis des traîtres.

C'était le plus affreux supplice que ces siècles coloristes eussent pu rêver.

Il est probable que pour les trahisons particulièrement scélérates on ajoutait aux murailles ainsi déshonorées une plinthe chocolat. N'accuse pas, mon cher Fritz, le mauvais goût des Anversois ou des Antwerpiens (nous ne savons quel est le mot régulier) ; ils ne demanderaient pas mieux que d'égayer les murs de leurs habitations de teintes charmantes ; – c'est par autorité supérieure qu’ils sont forcés à ce crime anti-pittoresque : un arrêt municipal condamne une ville innocente à s'affubler d'une robe potiron, à revêtir la livrée de l'infamie. – Il est bon de dénoncer à la haine des peintres et aux malédictions des poètes le nom du principal promoteur de cette mesure ridicule : il s'appelle, Gérard Legrelle.

– A la maison de ville est déposé un échantillon des nuances que les badigeonneurs peuvent employer. – C'est une gamme de tons faux à faire sauter Rubens dans sa tombe. – II faudrait avoir la liberté de termes du temps de la Régente pour qualifier certaines de ces teintes : cela varie du blanc plombé au jaune putride.

Le Dauphin et l'oie ont baptisé jadis deux de ces couleurs, que nous ne caractériserons pas davantage ; on ne saurait rien imaginer de plus purulent et de plus malsain à l'œil. Voilà en quel état est Anvers. Je te dirai aussi que la faille, ce souvenir de la mantille espagnole, a presque entièrement disparu.

Les christs porte-fallots et les madones illuminées au coin des carrefours m'ont semblé beaucoup moins nombreux qu'autrefois. – Les trois Rubens de la cathédrale n'ont pas flamboyé si vivement à mes yeux qu'à mon premier voyage ; cela vient-il du voile jeté sur ma vue par dix années, ou réellement ces nobles toiles ont-elles subi, elles aussi, l'altération du temps ? – Je me félicite d'être venu au monde à une époque où les chefs-d'œuvre de Rubens, de Raphaël, du Titien étaient encore visibles, et ne puis m'empêcher de plaindre la postérité qui ne les connaîtra que par les gravures. – Cette sereine jouissance d'admirer une pensée sublime sous une forme divine, nos descendants en seront privés.

D'Anvers à Liège, il y a quatre-vingts kilomètres : – un pas, aujourd'hui. Aussi, mon camarade et moi, nous n'avons pas su résister au désir d'aller voir les préparatifs du grand jubilé qui devait bientôt avoir lieu.

Nous voilà donc partis tous deux pour Liège, qui se nomme en flamand Lüttich. Au débarcadère du chemin de fer où nous déjeunâmes, une fort jolie fille qui nous servait consentit à nous donner de la bierre. – Nous marquons cette circonstance, car c'est la seule fois que nous pûmes en obtenir dans tout notre voyage.

– Tu te rappelles sans doute, Fritz, « mon vieil ami, mon vieux complice, » les abondantes et nombreuses libations que nous fîmes autrefois à ce Bacchus du Nord couronné d'épis d'orge et de houblon, qui, pour ne pas valoir son frère du Midi, n'est cependant pas dénué d'un certain mérite local.

Ton gosier a conservé la mémoire de nos études sur le faro, le lambick, la bierre blanche de Louvain, et les variétés de ces amers et nourrissants breuvages ; maintenant, tu ne pourrais trouver une schope de bierre dans aucune auberge. À l'hôtel de Suède, à Bruxelles, superbe établissement très bien tenu, nous demandâmes au garçon une cruche de faro. Cet honnête serviteur rougit et pâlit et donna les signes du plus grand embarras ; il tortillait sa serviette, tracassait les pointes de son col de chemise, et finit par dire d'un ton pénétré d'horreur : « Oh ! monsieur, c'est impossible ! » Et comme j'insistais, il alla chercher le maître.

L'hôte, à qui je réitérai ma demande, parut profondément consterné. Qu'ai-je fait pour mériter une semblable humiliation ? murmura-t-il d'une voix entrecoupée de soupirs. Mon hôtel n'est-il pas dans le dernier goût, de Paris et de Londres ?

– Avez-vous peur, vénérable hôtelier, que je ne fasse pas assez de dépense ? Je vous paierai la bierre sur le pied du vin de Bordeaux ou du vin du Rhin le plus cher. C'est un caprice que j'ai : je ne boirai pas autre chose, je vous en avertis ; car j'aime à suivre mes goûts et non ceux des aubergistes, et si je deviens hydrophobe je vous mordrai.

– Non ; quand même vous me paieriez 20 francs la schoppe. De la bierre belge ici !  à l’hôtel de Suède ! j'en mourrais de honte et de chagrin ! Oh ! une idée ! je puis, vous donner de l'ale d’Écosse ou du porter. De la bière anglaise, ce n'est pas déshonorant ; et puis, ajouta-t-il à demi-voix : Si vous tenez à votre idée de faro, je vous en porterai cette nuit dans votre chambre, à la condition que vous n'en direz rien à personne.

Cette comédie s’est répétée tout le long de la route. Nous n'avons pas encore compris le crime qu'avait pu commettre, ces dernières années, la bierre belge pour que son nom seul prononcé fit fuir la valetaille des auberges et produisît un effet pareil au mané, thecel, pharès.

A la place de celte bonne liqueur brune qui festonnait si joyeusement d'une couronne d'écume les mesures d'étain bien luisantes, on vous sert dans des bouteilles en forme de quille d'affreux vinaigres soufrés, sous prétexte de vin de Moselle et du Rhin ; et dans des flacons à rhum, des sirops de mûres alcoolisés, sous les noms des plus célèbres crus de France ; – cela parait délicieux aux Anglais et aux Allemands, qui, dans le fond, n'aiment que l'eau-de-vie.

Te décrire un pays que tu connais parfaitement est inutile, et d'ailleurs que peut-on voir, emporté par cet hippogriffe de fer et d'acier qu'on appelle une locomotive ?

On voyage au milieu d'un vertige et d'un éblouissement ; les arbres détalent comme une armée en déroute ; les clochers s'envolent en vous montrant le ciel du doigt.

A peine avez-vous le temps de discerner dans le vert des prairies quelques taches blanches ou rousses, qui sont des troupeaux, quelques écailles de tuile, quelques filets de fumée, qui sont des villages.

Au bout de quelques heures, nous étions arrivés à Liège dont l'entrée est charmante de ce côté ; c'est un mélange d'eaux, d'arbres et de maisons tout à fait agréable. Notre vigilante (c'est le nom des fiacres du pays) n'allait pas tellement vite que nous n'eussions le temps d'inspecter les enseignes et les écriteaux, comme si nous possédions l'emploi demandé par Caritidès dans les Fâcheux ; sur un vieux monument tout noir nous lûmes cette inscription : Église à vendre pour démolir, ou autre chose.

Les préparatifs de la procession occupaient la ville. Les reposoirs, les arcs-de-triomphe ornés de figures d'anges et de vertus théologales en toile peinte ; les oriflammes, les blasons des corps de métiers et les villes voisines encombraient les rues toutes noires de soutanes : vingt-neuf évêques ou archevêques devaient assister à la cérémonie ; des baraques de marchands de chapelets, d’agnus dei, de médailles bénites étaient établies sous les porches de toutes les églises et paraissaient prospérer.

C'est un spectacle singulier pour nous autres deshabitués des manifestations extérieures du culte que cet épanouissement de l'église hors de ses murailles, que ce catholicisme mêlé familièrement à la vie et envahissant la voie publique.

Liège ainsi festonnée, tendue et fleurie nous a rappelé les anciennes Fêtes-Dieu, un des plus vifs souvenirs de notre enfance.

Telles étaient nos pensées en visitant la cour de l'Hôtel-de-Ville entourée de colonnes de granit d'ordres fantastiques, dont aucune ne ressemble à l'autre, et la jolie église de Saint-Jacques, précédée d'un élégant portique renaissance.

A quelques pas de Liège fume et bouillonne Serin où M. Cockerill a ses usines. Les forges de Lemnos, avec leurs trois pauvres Cyclopes, étaient peu de chose à côté de cet immense établissement, toujours noir de charbon, toujours rouge de flamme, où les métaux coulent par torrents, où l'on pudle, où l’on cingle le fer, où se fabriquent ces énormes pièces, ossements d'acier des machines à vapeur ; là l'industrie s'élève jusqu’à la poésie, et laisse bien loin derrière elle les inventions mythologiques.

De Liège à Verviers, le chemin de fer, piqué sans doute de s'entendre reprocher son amour pour les plaines, et son dédain des sites pittoresques, a choisi, comme eût pu le faire une route d'autrefois, un terrain des plus accidentés ; une petite rivière, la Vesdre, s'amuse à barrer le passage au railway avec une obstination mutine. A chaque pas, il faut l'enjamber par un pont. – Le pont franchi, une colline se présente, vite un tunnel et ainsi de suite alternativement. Le paysage qu'on traverse est délicieux ; ce sont des pentes boisées, relevées d'assez de roches pour être agrestes et non sauvages, constellées de villages, de châteaux, et de maisons de campagne. La Vesdre joue au fond de tout cela, à travers des saules, des aulnes et des peupliers, et produit des effets charmants.

Un embranchement de ce chemin se dirige sur Aix-la-Chapelle, où nous arrivâmes en quelques heures. A une des stations, un militaire singulier, coiffé d'un casque moyen-âge en cuir noir rehaussé d’agrémens de cuivre jaune et surmonté d'une pointe du même métal, vêtu d'un surcot de drap bleu étroit et court, comme un chevalier partant pour la croisade, nous demanda notre passeport. Nous le déployâmes aux yeux de ce guerrier avec la dextérité du singe Pacolet.

C'était la première fois que ce papier nous servait à quelque chose. Dans un temps donné, les chemins de fer amèneront la suppression des passeports. – Allez donc demander leurs papiers à deux mille voyageurs qui traversent une ville à vol d'oiseau ou s'y arrêtent une demi-journée.

Les douanes seront aussi prochainement modifiées, vu l'impossibilité de visiter les paquets. Dans dix ans d'ici, rien n'arrêtera l'essor des populations d'un bout de l'Europe à l'autre.

Parler d'Aix-la-Chapelle après l'illustre auteur du Rhin (Victor Hugo, NDLR), est une outrecuidance que nous ne commettrons pas. Il a dit les merveilles du trésor et parlé des ossemens gigantesques de Charlemagne dans un style qui n'appartient qu'à lui. La chose qui nous préoccupait en visitant la cathédrale d'Aix-la-Chapelle était le monologue de Charles-Quint dans Hernani, dont les vers nous revenaient en foule à la mémoire.

Aix-la Chapelle, en allemand Aachen, est une ville propre, bien alignée, entourée de belles promenades. Celle qu'on appelle le Borcette est particulièrement jolie. – Ceux qui sur la foi des souvenirs espéreraient une ville gothique, des maisons curieusement sculptées, éprouveraient une grande déception. La particularité la plus frappante pour le voyageur, ce sont les guérites des soldats, les barrières et les poteaux rayés diagonalement de blanc et de noir.

Le théâtre décoré d'un Apollon Musagète, et dans ce style odéon qu'on ne peut éviter nulle part, était fermé, ce qui nous confirma dans notre résolution dé partir pour Cologne le soir même.

Avez-vous jamais possédé une boîte de rouleaux d'eau authentique du sieur Jean-Marie Farina, examinez avec soin la vignette collée sur le couvercle et vous aurez l'idée la plus juste de la ville de Cologne.

La cathédrale surprend, parce que l'on y travaille ; une église gothique remplie de maçons modernes semble une incohérence, et pourtant rien n'est plus simple.

Les alentours de la place sont occupés par de petites boutiques où l'on vend des vues de la cathédrale à l'état actuel et à l'état futur, des chapelets, des images et des livres de piété.

La marchande à qui nous achetâmes quelques-unes de ces planches se crut obligée, sans doute pour se montrer à la hauteur de la civilisation, d'étaler le scepticisme le plus voltairien sur les objets de son commerce. – Une vieille femme qui vend des croix, des missels, des légendes remplies de l'esprit du moyen-âge, comme l'empereur Octavien, Pierre et Maguelonne Griselidis, et qui ne croit à rien, n'est-ce pas hideux ?

Un de nos rêves était de voir le fameux tableau de Rembrandt connu sous le nom de la Garde de Nuit. Aussi, en descendant le Rhin sur un de ces bateaux à vapeur chargés d'un orchestre qui parcourent joyeusement le fleuve, laissâmes-nous, à la hauteur d'Emmerich, le steam boat continuer sa route vers Nimègue.

Un tronçon de railway, qu'il s'agissait d'aller rejoindre à Arnheim, devait, le soir même, nous conduire aux portes d'Amsterdam. Une voiture de poste nous fit franchir l'espace intermédiaire d'un trot des plus modérés qui nous permit d'admirer en détail toutes les beautés du paysage. Les postillons hollandais sont éminemment flegmatiques ; leur chevaux partagent cette disposition peu favorable à la vitesse, et semblent d'ailleurs découragés, comme les chevaux des autres pays, par l'invasion des chemins de fer ; ces pauvres quadrupèdes se reconnaissent tacitement vaincus par les locomotives, et se contentent de faire deux lieues à l'heure lorsqu'on est forcé de les employer.

Dès qu'on a dépassé les limites zébrées de blanc et de noir de la Prusse rhénane, l'aspect du pays change tout-à-coup. Quelques tours de roue vous transportent dans un monde nouveau. Les villages ont un air de propreté et de richesse ; les maisons prennent des tournures de Van de Velde et de Van der Heyden ; les toits sont pointus et denticulés en escaliers. Des roues, fichées dans des mâts, appellent les nids de cigognes. La brique apparaît, joyeuse et rougeaude, sur les façades rayées de linteaux blancs. De grands arbres, à feuillages vigoureux, trempent leurs pieds dans des flaques d'eau brune où manœuvrent des escadrons de canards. En passant, votre œil plonge au fond d'intérieurs calmes et reposés, et distingue vaguement quelque scène d'intimité domestique. De chaque côté de la route, presque toujours pratiquée en remblai, vous découvrez à perte de vue des prairies coupées de fossés, semées de bouquets d'arbres où errent, à moitié noyées dans l'herbe, quelques-unes de ces belles vaches qui ont fait la gloire de Paul Potter.

A partir d'Arnheim, autant que l'heure déjà plus brune et la rapidité du chemin de fer le pouvaient laisser voir, le pays prend un caractère étrange. La prairie se dépouille et tourne à la lande et à la steppe ; la végétation s'appauvrit, rongée par les exhalaisons salines ; on approche des dunes, faible barrière de sable opposée aux colères de l'Océan. Tout cet horizon, bossué çà et là de quelque profil d'arbre, ne manque pas d'une certaine grandeur, entrevu à travers la gaze violette du crépuscule.

Il était nuit close lorsque nous arrivâmes au débarcadère. Alors tous les Hollandais amenés par le convoi, démentant leur renommée proverbiale de lenteur et de sang-froid, saisirent leurs paquets avec une vivacité plus que méridionale et se mirent à courir à toutes jambes du côté de la ville ; les cochers des fiacres locaux fouettèrent leurs chevaux à tour de bras et les firent galopper ventre à terre ; on aurait dit une armée en déroute et poursuivie l'épée dans les reins. L'énigme nous fut bientôt expliquée : une grande porte, dont un des battans se referma sur nous si juste que nous faillîmes être pris entre les rais, était la cause de cette précipitation ; l'heure de la fermeture de la ville était sonnée.

Notre véhicule nous emportait rapidement vers un hôtel dont on nous avait d'avance indiqué l'enseigne, et nous tâchions, en nous penchant à la portière, de démêler quelque profil de la ville inconnue que nous traversions.

Amsterdam vue de nuit offre un spectacle des plus bizarres et des plus saisissants. Ces allées de grands arbres, ces lignes de maisons aux pignons aigus, ces canaux dont l’eau noire, huileuse, endormie, reflète en longues traînées de paillettes les lumières des fenêtres et des boutiques, ces silhouettes de ponts et d'écluses, ces mâts et ces cordages éclairés subitement par quelque rayon perdu, forment pour l'étranger un ensemble mystérieux et féerique qui tient plus du rêve que de la réalité ; cet effet ne disparaît pas de jour, Amsterdam est une des villes les plus singulières qui existent.

Située sur le Zuyderzee, au bord du bras de mer de l’Y, la Venise hollandaise se développe en forme de croissant. Un éventail de canaux s'ouvre à travers ses maisons et lui donne une physionomie toute particulière. En la regardant du côté du port, la perspective se compose généralement ainsi : un canal s'enfonçant à perte de vue entre deux rangées d'arbres séculaires et des maisons aux toits découpés ou en volute ; au fond, quelque moulin à élever les eaux avec sa collerette de charpente, quelque clocher à renflemens bizarres, d'un goût moscovite et rappelant les tourelles du Kremlin ; sur le devant, une passerelle, un pont-levis, dont les poutres affectent des formes de potence, des koffs aux voiles rouges, à la poupe goudronnée et relevée d’une bande de ce joli vert-pomme, dont Camille Roqueplan et Wyld attrapent si bien la nuance ; un fourmillement de matelots, de pêcheurs, de paysannes, de portefaix remuant des ballots.

Comme il était encore trop matin pour que le Musée fût ouvert, nous nous fîmes promener au hasard par la ville, et nous retrouvâmes partout le même cachet d'originalité. Beaucoup de clôtures, de jardins sont faits en planches posées transversalement et peintes en bitume. Un fossé, couvert de ces petites plantes en forme de lentilles qui glacent les eaux dormantes de tons vert de gris, règne le long des maisons qui ne donnent pas sur un canal. Les délicieuses habitations que nous avons regardées en passant, mélangeaient dans une charmante proportion le caprice chinois à l'exactitude hollandaise.

On se surprend parfois à s'étonner de la tournure javanaise de certain pavillon, mais l’on se dit bientôt qu’Amsterdam fait depuis longtemps fortune à Batavia. Par leur amour de la porcelaine, de la laque, du vernis, par leur propreté minutieuse, leurs manies patientes, leur goût pour les fleurs, la peinture et le bric-à-brac, les Hollandais ont infiniment de rapport avec les habitants du céleste empire ; c’est de Hollande que les Chinois tirent aujourd'hui les céladons craquelés, les bronzes verruqueux, les ivoires à trame d'araignée, les idoles de jade, les paravens à dessins en relief dont ils ont perdu le secret. Toute la porcelaine faite depuis deux siècles à Pékin se retrouve à Amsterdam.

Dans notre course, nous avions remarqué une multitude de couronnes de feuillages enjolivées de papier d'or et de clinquant, auxquelles étaient suspendus de petits poissons de fer-blanc peint ; on nous dit que c'était pour célébrer l'arrivée du hareng. Le hareng est en effet une des richesses de la Hollande, et la ville avait raison d'être en joie.

Quelle chose singulière que cette migration de poissons qui partent du pôle à époque fixe, et vont s'empiler sous des couches de sel dans les caques de toutes les nations qui bordent l'Océan !

Le costume des bourgeois d'Amsterdam ne diffère en rien de celui d'un Parisien ou d'un habitant de Londres ; les femmes de la classe moyenne n'ont de caractéristique qu'une camisole qui descend très bas et fait une espèce de redingote courte. Cette camisole presque toujours en petite indienne lilas. Le lilas nous a paru, d'ailleurs, la nuance affectionnée par le beau sexe des Pays-Bas ; on pourrait même croire à l'exclusion de toute autre couleur, si quelques exceptions roses, très peu nombreuses, il est vrai, ne venaient prouver que le caprice est admis en fait de camisoles. – Une remarque, peut-être puérile, c’est que toutes les femmes ont le même nez, un peu long,  blanc, un peu relevé du bout et à narines très ouvertes. Un moule ne donnerait pas des épreuves plus identiques. Nous signalons ce fait physiognomonique aux voyageurs futurs. Elles sont d’ailleurs assez jolies, et rappellent les types consacrés par Gérard Dow : blancheur potelée et douceur triste.

Quelques paysannes des petites îles du Zuyderzee et des provinces un peu en dehors de la circulation des idées nouvelles, portent encore cette splendide coiffure digne d'une reine du moyen-âge, composée de dentelles d'argent et de lames d'or plaquées sur les tempes. Rien n'est plus gracieux et plus noble.

Une chose qui surprend le voyageur, ce sont ces voitures sans roues, dont le nom hollandais nous échappe, et posées sur un traîneau, comme les quartauts de bière chez nous. Ces véhicules singuliers commencent à devenir rares, et bientôt ils auront disparu tout à fait.

On est aussi frappé de la taille énorme et de la forme étrange des chevaux, ferrés d'espèces de patins qui les exhaussent de plusieurs pouces. Leurs têtes busquées, leurs croupes monstrueuses, leur col en gorge de pigeon, leurs pieds hérissés de grosses houppes de poil, leur crinière échevelée et leur queue à longs crins, font songer aux portraits équestres de Van Dyck, aux batailles de Vautier-Meulen, aux chasses de Parrocel et de Loutherbourg. En France on ne rencontre presque plus ces fortes races de la Frise et du Meklembourg.

En regardant à une vitre de libraire, nous avons vu une traduction en hollandais de la Fille du Régent d'Alexandre Dumas. – Cela est flatteur d'être translaté dans une langue si hérissée de consonnes… Dix heures sonnaient ; le musée était ouvert, et dans quelques minutes nous allions contempler le radieux chef-d’œuvre du grand maître.