Plus généralement, je suis fasciné par les juxtapositions particulières produites par la frontière. Un exemple qui m’intéresse particulièrement en ce moment est celui d’un spectacle de ménestrels déguisés en Noirs au palais du gouverneur du Nouveau-Mexique sur le Santa Fe Plaza en 1846, et qui s’est déroulé peu de temps après l’occupation de la ville par les forces américaines sous la direction du général Stephen Kearny. Il n’y avait alors pratiquement pas d’Afro-Américains au Nouveau-Mexique. Pourtant, ces spectacles de ménestrels ont puissamment souligné à quel point devenir Américain impliquait le rejet de la blackness – quoi qu’il s’agisse bien sûr d’une parodie de la vie réelle des Afro-Américains.
En Europe, les cultures frontalières locales constituent un patrimoine encore répandu. La culture du Pays-Basque par exemple, est un agrégat de langue basque non-latine, imprimé sur un territoire à la fois espagnol et français ; dans certaines zones géographiques de la Roumanie, on parle encore le hongrois ou l'allemand. Avez-vous travaillé sur les cultures frontalières du continent européen ?
Je ne lis que l'anglais, l'espagnol, le français et une quantité très limitée de tohono O’odham et d’apache (qui n’ont de toute façon pas une tradition littéraire écrite). Je n’ai donc pas effectué de recherches dans les régions frontalières de l’Europe. Cependant, j'ai déjà lu des ouvrages dans certains de ces domaines parce que je les trouve utile pour mon propre travail. Je suis un grand fan du livre Frontières et identités nationales : la France et l'Espagne dans les Pyrénées depuis le XVIIe siècle de Peter Sahlin, qui se penche sur la création de la frontière franco-espagnole dans les Pyrénées. J’ai également lu les travaux de Timothy Snyder sur l’Europe de l’Est (des livres comme Terres de sang : L'Europe entre Hitler et Staline et Le Prince rouge : Les vies secrètes d'un archiduc de Habsbourg). En outre, j’ai trouvé le travail de Jan Gross sur la violence communautaire en Pologne, avec le déplacement des frontières, particulièrement éclairant (des œuvres comme Les Voisins, Un Massacre de Juifs en Pologne) ainsi que sur l’érudition de mon ancien collègue Omer Bartov, en particulier son livre le plus récent, Anatomy of a Genocide.
Pour finir, l’enseignement de l’histoire de la frontière est-il selon vous aujourd’hui au cœur des préoccupations de l’université américaine ?
Bien que le terme « histoire des zones frontalières » soit assez ancien (il fut inventé par Francis Bolton dans les années 1910 dans ses écrits sur les missionnaires jésuites espagnols tels que Padre Kino), l’étude historique des régions frontalières des États-Unis est plutôt récente et ne prend vraiment de la vitesse que depuis la dernière décennie.
Étant donné que la plupart de l'histoire telle qu'elle est enseignée dans les écoles primaires et secondaires se limite encore à l'État-nation, je crains que l'intégration de l'histoire des régions frontalières à la plupart des programmes d'enseignement ne soit que très limitée. Même ici, à l’université de Columbia (qui possède l’une des plus grandes facultés d’histoire des États-Unis), je suis le premier historien à enseigner l’histoire des régions frontalières. À certains endroits, il existe une véritable hostilité à l’égard de l’histoire des zones frontalières : en Arizona, par exemple, une loi a été adoptée contre l’enseignement de cours « anti-Américains », qui visait à cibler notamment les cours de l’histoire américano-mexicaine.
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Karl Jacoby sera présent au festival L’Histoire à venir qui aura lieu à Toulouse du 23 au 26 mai 2019. Il participera à trois conférences :
- De part et d’autre de la frontière, un monde commun ?
- L’histoire polyphonique : points de vue des acteurs et récits d’historiens
- L’esclave qui devint millionnaire