La croisade de l'abbé Bethléem, le « père Fouettard de la littérature »
L'abbé Louis Bethléem fut durant la première moitié du XXe siècle un censeur exalté de la littérature, comme de la presse, du théâtre ou de l'opéra. C'est l'obsession de cet intellectuel catholique et bagarreur qu'a retracée dans un passionnant ouvrage l'historien Jean-Yves Mollier.
1927. Un imposant prêtre en soutane entre dans un kiosque parisien et se met à lacérer, sous les yeux des passants, des publications « indécentes ». Cette scène, peu banale mais bien réelle, s'est produite maintes fois dans le Paris de l'entre-deux-guerres. Le prêtre en question est l’abbé Bethléem, connu pour avoir publié en 1904 un brûlot, Romans à lire et romans à proscrire, qui ne tardera pas à devenir un best-seller mondial.
Aujourd'hui tombé dans l'oubli, cette grande figure catholique et militant bagarreur, surnommé en son temps « Le père Fouettard de la littérature », a pourtant eu une influence croissante durant quarante ans, jusqu'à devenir une personnalité aussi raillée que crainte dans les années 1930. Car cet infatigable défenseur de l'ordre moral et des « bonnes mœurs » ne s'est pas seulement attaqué à la littérature mais également à la presse, au théâtre, à l’opéra, à la bande dessinée – et même au maillot de bain féminin.
Mort en 1940, il aura encore une influence posthume en inspirant la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. C'est la croisade de cet homme d'Église soutenu en son temps par la papauté que retrace Jean-Yves Mollier dans son ouvrage La Mise au pas des écrivains : L'impossible mission de l'abbé Bethléem au XXe siècle.
Propos recueillis par Marina Bellot
–
RetroNews : Avant de consacrer un ouvrage à l’abbé Bethléem, vous aviez croisé maintes fois ce personnage aussi influent que méconnu au détour de documents consultés pendant des années pour votre travail d’historien de l’édition. Est-ce là le point de départ de votre livre ?
Jean-Yves Mollier : Absolument. L’abbé Bethléem est une sorte de grand inquisiteur de la première moitié du XXe siècle et quiconque travaille sur les lois qui ont instauré des formes de censure modernes ne peut pas ne pas rencontrer Louis Bethléem (1869-1940).
La seconde raison, c’est que j’ai travaillé avec Pascal Ory, Thierry Crépin et quelques autres pour un colloque sur la censure à Bourges en 1994, puis pour un autre à Angoulême en 1999 sur les cinquante ans de la loi sur la protection de l’enfance et de l’adolescence de juillet 1949 et, là encore, nous nous sommes rendus compte que ce personnage pourtant mort en 1940 était omniprésent dans les plis ou les creux de la loi de 1949 !
De quel milieu est issu l’abbé Bethléem ?
Il vient d’un milieu totalement rural et agricole. Il naît en 1869 à Steenwerk, dans le nord, dans une famille où les arrières-grands-parents et les grands-parents ont été ouvriers agricoles tout en travaillant dans le textile – on est là dans la polyactivité, fermiers à la belle saison, travailleurs de la laine pendant l’hiver. Ses propres parents ont réussi à acheter tant bien que mal une toute petite ferme et ils vont y vivre avec leurs trois enfants. C’est par ailleurs une famille extrêmement pieuse : les deux fils seront prêtres. Seule la fille se mariera et aura une descendance.
La piété du père est telle que, quand le Trésor envoie des inspecteurs pour faire l’inventaire des biens du Clergé en 1906, après le vote de la loi de Séparation des Églises et de l’État, il fait partie de ceux qui vont faire le coup de poing avec les gendarmes – il sera arrêté et fera quelques jours de prison.
Comment cet enfant de la petite ruralité parvient-il à monter dans la hiérarchie catholique et à se donner pour mission de mettre au pas les écrivains ?
Il faut d’abord savoir que la famille est incapable de payer ses études, comme celles de son frère. Mais les deux garçons sont repérés par le curé du village, et accèdent ainsi à l’école religieuse puis au Petit et au Grand Séminaire grâce à l’aide de bourgeois locaux qui paient leurs pensions dans ces établissements religieux.
L’abbé Bethléem parvient donc à faire des études auxquelles rien ne le destinait. Il va se révéler un très bon élève, excellent en latin et en français. Au Grand Séminaire de Cambrai, où il entre à 18 ans pour entamer ses quatre années d’études religieuses, on va très vite lui demander de remplacer les prêtres qui, désormais, font leur service militaire. Il y a de fait un fort besoin d’éducateurs dans les collèges religieux, et il va faire sa première expérience de pédagogue à l’âge de 20 ans. Il enseigne alors la littérature et se rend compte que l’essentiel de la littérature française, de Balzac à Zola, Eugène Sue, Stendhal, Flaubert, Hugo, etc., ne peut pas être approchée puisque mise à l’Index. Il y a là une contradiction puisque pour préparer ses élèves au baccalauréat, il faut bien leur faire étudier ces auteurs.
Par ailleurs, nous sommes au début des années 1900, et le clergé français s'interroge sur la manière de répondre à la multiplication des bibliothèques populaires. Le coup de pouce de la destinée fait que son évêque va lui demander d’être le responsable à Cambrai de l'Œuvre des Bons Livres. Cette fois-ci, c’est en tant que bibliothécaire qu’il va s’intéresser à la question de savoir quels livres on peut conseiller aux chrétiens. La France est désormais totalement alphabétisée et la demande de livres, y compris de livres de loisir, est extrêmement forte.
C’est ce qui va l'amener à publier en 1904 la première édition de Romans à lire et romans à proscrire, qui paraît chez un libraire-éditeur de l'archevêché de Cambrai.
Cette édition est de taille modeste (300 pages contre plus de 600 pour la onzième et dernière), mais déjà, pour réaliser ce livre, il a dû s’entourer de collaborateurs, et donc de fil en aiguille, sa hiérarchie va comprendre qu'il faut le libérer des tâches pastorales afin qu’il puisse se consacrer totalement à cette mission. On l’envoie dès lors à Lille où il va s’occuper d'une revue à partir de 1908, à laquelle il va donner un premier titre, Romans-Revue. Cette revue va s’arrêter en 1914, et quand elle renaît en 1919 elle prendra le titre, pour vingt ans, de Revue des Lectures.
Comment cet ouvrage, Romans à lire et romans à proscrire, au tirage au départ confidentiel, en vient-il à devenir célèbre dans le monde entier ?
La deuxième édition paraît en 1905, la troisième en 1906. Avec les onze éditions cumulées en 1932, on arrive à 140 000 exemplaires. C’est un résultat exceptionnel, sachant que ce livre ne s'adresse pas en priorité aux chrétiens ordinaires mais aux éducateurs, professeurs, bibliothécaires, animateurs de patronage… autrement dit, à tous ceux qui ont en charge l’instruction des fidèles. C’est l’équivalent d’un livre qui aurait été lu par un million de personnes.
À sa sortie pourtant, il est très raillé, notamment par l’écrivain catholique Léon Bloy, qui écrit en 1910 :
« Quand on a la chance de survivre à l'épouvantable lecture de Bethléem, la première pensée qui se présente, c’est que ce prêtre est surtout un indicateur de livres impurs qu’on ne connaîtrait peut-être jamais sans lui. Une profonde psychologie n'est pas nécessaire pour savoir que le conseil de ne pas lire un roman dangereux déchaîne instantanément la curiosité. »
Léon Bloy, avec son talent inimitable, va effectivement dire dans cette page célèbre de son journal qu’il soupçonne les catholiques de s’être précipités sur la liste de livres interdits.
Les surréalistes iront bien plus loin en le traitant d’érotique « constipé », ce qui est assez savoureux mais passe à côté de l’essentiel. Bien sûr, on peut le considérer comme un père Fouettard, ou plutôt comme un succédané du « Père la pudeur », le sénateur René Bérenger, qui s’était fait connaître par sa lutte contre l’érotisme et la pornographie. Mais si, comme moi, on accepte de prendre le temps de lire la totalité de ce qu’il a écrit – outre la littérature, il s’est attaqué aux journaux, au théâtre et à l’opéra, à la chanson populaire, au cinéma et à la radio – on se rend compte que, partant de cette analyse lucide de l’impasse dans laquelle se trouvent les catholiques, il fait un grand pas pour essayer d’adoucir l’Index et de moderniser l’appareil catholique de censure des livres et des journaux.
Il est très habile en ce sens que George Sand, par exemple, est à l’Index pour la totalité de son œuvre, mais il « sauve » les trois romans de la Pastorale, La Mare au diable, François le Champi et La Petite Fadette, ainsi que bien d’autres œuvres d’un écrivain dont il admire le style. D’une certaine manière, il la met à la porte, et la fait rentrer discrètement par la fenêtre… Même phénomène avec Victor Hugo, dont il sauve plusieurs œuvres dont Ruy Blas et la Légende des siècles.
Ce prêtre a parfaitement compris que si l’Église continue à maintenir la règle sévère adoptée au XVIe siècle pour combattre les hérésies protestantes mais élargie à la littérature entre 1751 et 1864, elle perdra ses fidèles.
Et cela va plus loin : l’abbé Bethléem adore Agatha Christie ! On aurait pu penser qu’il censurerait le roman policier au nom de la morale chrétienne mais il n’en condamne pas le principe, il fait le tri.
Même chose pour la science-fiction : il est très favorable à H.G. Wells, qui est pourtant protestant. Par ailleurs, avant de condamner un roman ou une pièce de théâtre, il demandait une double lecture et s’il n’y avait pas unanimité, il ne censurait pas le livre. C’est ainsi que travaillent les grandes revues. Il y a un aspect assez moderne dans sa façon de faire.
Dans la presse de l’entre-deux-guerres, on trouve la trace des nombreux démêlés de l’abbé Bethléem avec la justice. On y découvre notamment qu’il est arrêté nombre de fois pour « s'être emparé dans les kiosques et chez les marchands de journaux de publications indécentes qu’il déchirait et jetait dans le ruisseau »…
Absolument. On trouve de nombreuses photos qui le montrent en action. À côté du pédagogue et du prescripteur, il y a en effet le militant. L’abbé Bethléem aime la bagarre, il fait 1m80, c’est un type qui ne craint personne. Il a une stratégie très habile là encore : il veut à tout prix se faire arrêter.
À l’époque, dans les années 1920 et 1930, la France a beau être laïque, un policier ou un gendarme hésite à arrêter un prêtre en soutane. Mais l’abbé Bethléem fait exprès de commettre un flagrant délit et les malheureux policiers sont obligés de l’emmener au commissariat. Devant des commissaires qui hésitent, eux aussi, à enregistrer une plainte, il l’exige car il veut pouvoir aller à la barre du tribunal et dénoncer les maires ne respectant pas la loi de 1884 qui leur octroie des pouvoirs de police. Or, dit l’abbé Bethléem, ces pouvoirs de police leur font obligation de faire attention à ce qui est mis devant les yeux des enfants.
Il va mener un combat pour obliger les maires à agir et il obtient gain de cause. Édouard Herriot, maire de Lyon, va effectivement exiger que l’on fasse le tri dans les kiosques, et plus étonnant encore, le maire de Lille, le socialiste Roger Salengro, fait la même chose, de même que les maires de nombreuses grandes villes françaises, de Saint-Etienne à Nantes.
Ces villes nomment par ailleurs des commissions de pères de famille pour décider si on peut faire passer telle pièce de théâtre, tel opéra, ou tel film dans les salles municipales. Dans un certain nombre de villes, entre 1930 et 1935, on voit se mettre en place une censure, étonnante car consensuelle, et qui s’en prend au Rosier de Madame Husson, un film avec Fernandel dans le rôle principal, ou à des pièces de théâtre et à des opérettes jugées dangereuses pour le public…
L’abbé Bethléem a mené également des combats contre la pornographie : il s’en est pris aux librairies libertines, ancêtres des sex shops. C’est assez amusant, on se dit qu’il devait fréquenter les quartiers chauds de Paris puisqu’il donne dans sa revue la liste des bons endroits. Le provincial qui vient à Paris s’encanailler trouve là un précieux guide – du moins si on veut suivre Léon Bloy dans sa lecture malicieuse des prescriptions de l’abbé Bethléem…!
L’ultime victoire de l’abbé Bethléem est posthume : le vote de la loi de juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse…
En réalité, on peut lui attribuer deux ultimes victoires. De son vivant – mais il était trop malade pour le commenter – le gouvernement français dirigé par Édouard Daladier décide de mettre en place en juillet 1939 un ensemble de décrets-lois dont ce qu’on a appelé le « Code de la famille », qui donne aux associations un droit qu’elles n’avaient jamais obtenu auparavant : désormais elles peuvent porter plainte contre un individu, un éditeur, un libraire. C’est une loi absurde, qui n’a jamais été révoquée, et qui, périodiquement, permet à des associations malveillantes de traîner en justice un écrivain, un éditeur ou des commissaires d’une exposition jugée dangereuse pour la sensibilité de la jeunesse.
En même temps, a été mise en place une Commission consultative du livre, qui fait que la justice, avant de prendre une décision, doit toujours consulter cette commission. Cette commission n’est pas abrogée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et c’est elle qui va notamment permettre au Cartel d’action morale et sociale de s’en prendre à Boris Vian pour J’irai cracher sur vos tombes.
La deuxième victoire posthume de l’abbé Bethléem en effet est l’adoption de la loi sur la protection de l’enfance et de l’adolescence qui va instituer, au ministère de la Justice, une commission chargée de donner son avis sur les publications destinées aux enfants.
Il faut remonter au milieu des années 1930, quand la France voit débarquer le Journal de Mickey et des imprimés du même genre. L’abbé Bethléem livre alors un combat contre cette presse. Il n'est pas contre le genre de la BD – il est très favorable aux albums de Bécassine et de Tintin, ou à Lisette – mais il veut moraliser cette presse illustrée. En bon catholique de l’époque, il déteste tout autant les Soviets que l’Amérique. C’est une vision catholique rétrograde empruntée à Charles Maurras et à l’Action française, qui condamne le libéralisme d’un côté, et le communisme et le socialisme de l’autre.
Ce que j’ai découvert aussi et qui m’a beaucoup étonné, c'est que son adjoint, le Révérend Père Parvillez, un jésuite, a été consulté au moment du concile de Vatican II. Dans ses lettres adressées à la Curie romaine, il affirme que l’abbé Bethléem était favorable, à la fin de sa vie, à ce qu’on réintègre toute la grande littérature dans la liste des œuvres autorisées et qu’on limite la liste des oeuvres mises à l’Index à ce qui appartient au registre théologique.
D’une certaine manière, l’abbé Bethléem est donc consulté en 1965 par l’entourage de Paul VI via son adjoint. Ce qui veut dire que, 25 ans après sa mort, il est l’un des inspirateurs de l’aggiornamento de l’Église catholique obtenu en 1966 avec la suppression définitive de l’Index librorum prohibitorum ou catalogue des œuvres interdites, en vigueur depuis plus de trois cents ans.
–
Professeur émérite d'histoire contemporaine à l'université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Jean-Yves Mollier est spécialiste de l'histoire de l'édition, du livre et de la lecture. Son ouvrage La mise au pas des écrivains : L'impossible mission de l'abbé Bethléem au XXe siècle est paru en 2014 aux éditions Fayard.