Une histoire de la politesse et du savoir-vivre en France
Dans son Histoire de la politesse, le juriste et historien des idées Frédéric Rouvillois montre notamment comment la Révolution aurait fait voler en éclat les règles de savoir-vivre de l'Ancien Régime, ouvrant la voie à une politesse codifiée et uniformisée mise en place, en réaction, par Napoléon Bonaparte.
C'est en 1789 que Frédéric Rouvillois fait débuter son Histoire de la politesse, point de départ de l’attaque violente des Révolutionnaires contre la politesse constitutive de l’Ancien Régime en tant que société fondamentalement inégalitaire. Certes, le tutoiement obligatoire sera de courte durée, mais la déconstruction révolutionnaire marque, selon l'auteur, une telle rupture avec l‘ancienne civilité française que c’est un nouveau système qui s’élaborera désormais.
C'est l'âge d'or de la politesse bourgeoise, qui postule l'état d'infériorité de la femme et impose des règles codifiées et rigides, jusqu'à ce que l'accélération permanente du monde impose de les simplifier, voire de les supprimer.
Propos recueillis par Marina Bellot
–
RetroNews : Vous faites démarrer votre Histoire de la politesse en 1789, début de l’attaque violente contre la vieille civilité de l’aristocratie. La période qui s'ouvre serait celle de l’« antipolitesse »… Que se passe-t-il alors sur le plan philosophique et politique ?
Frédéric Rouvillois : « Antipolitesse » est un terme intéressant car effectivement on n’assiste pas à un simple éloge du retour au « bon sauvage » ou à une grossièreté qui paraîtrait sympathique, mais à une volonté délibérée de déconstruire la politesse en tant qu'élément constitutif de l’Ancien Régime.
Dans la perspective de déconstruction véritable de l’Ancien régime et de la mise en place de l’homme nouveau, de l’homme « régénéré », il faut supprimer les règles de politesse considérées à la fois comme des archaïsmes dans une philosophie qui se réclame déjà de l’idée du Progrès, mais qui renvoient aussi à une société fondamentalement inégalitaire, hiérarchisée. Si l’objectif est d’avoir des hommes nouveaux qui sont fondamentalement des citoyens, autrement dit des égaux participant également à l’élaboration de la volonté générale, il faut, estiment les révolutionnaires, démonter tout ça.
Liberté, égalité, fraternité : chacun de ces trois termes peut se rattacher à cette déconstruction révolutionnaire. Liberté parce que les règles de politesse sont des contraintes illégitimes dès lors qu’elles n’ont pas été adoptées par la volonté du peuple. Égalité parce qu’elles cristallisent et prennent acte de différences sur tous les plans – social, culturel, etc. Et fraternité car dans la société idéale que rêvent d'établir certains révolutionnaires, il n’y a plus que des frères, c’est-à-dire des gens qui se tutoient et ne prennent la peine de respecter ces procédures et ces codes qui apparaissent comme liés, précisément, à un rapport qui n’est pas un rapport de fraternité.
La mise en place du tutoiement obligatoire, symbolique de cette volonté de déconstruction, sera néanmoins d’assez courte durée…
En effet, il va y avoir un effort important de théorisation du tutoiement et une volonté de l'inscrire dans la loi ; ce qui ne sera en réalité jamais le cas. Ceci dit, le droit n’est pas seulement la règle écrite, mais l’usage, la manière de juger des comportements. Or il est clair que, de la fin 1792 jusqu'au milieu 1794, quelqu’un qui vouvoie les autres risque d'avoir de gros problèmes juridiques et pénaux – il peut rapidement passer pour un contre-révolutionnaire et donc être emprisonné ou exécuté.
On est dans une marge entre le droit et le politique. Pour les révolutionnaires, le passage au tutoiement est jugé essentiel. Cela va très loin puisqu’on va réécrire les textes classiques pour pouvoir les jouer dans les théâtres parisiens, notamment une scène très célèbre du Misanthrope. Pour les lecteurs de Molière, c'est évidemment celui qui tutoie qui est considéré comme impoli. Or on va renverser la chose : c’est celui qui vouvoie qui est désormais considéré comme ne respectant pas cette nouvelle civilité républicaine que l’on veut mettre en place. Et puis il y a des pièces de théâtre entièrement centrées sur cette question du tutoiement comme signe de l'adhésion aux nouveaux principes républicains, notamment la pièce de Dorvigny, La Parfaite égalité ou les Tu et toi.
Au-delà du vouvoiement, sont aussi concernés les mots comme Monsieur ou Madame… Le travail sur la langue est essentiel et, en l’occurrence, cette volonté révolutionnaire de transformer l’homme en transformant la manière dont il s’adresse à autrui est très intéressante.
Quel sera l’héritage de la période révolutionnaire en terme de politesse ?
L’offensive a été tellement violente que la politesse de l’Ancien Régime, très sophistiquée, raffinée, est brisée en mille morceaux. Après ce moment, on va avoir une période de creux - le Directoire de ce point de vue est une espèce de no man's land de la politesse, c’est l’époque, notamment, où certaines femmes se promènent quasiment nues dans la rue. Tout est sens dessus dessous. Bonaparte, arrivant au pouvoir à la fin de l’année 1799, va participer à la reconstruction d’une politesse nouvelle, une politesse codifiée, plus rigide et plus uniformisée que ne l'étaient la politesse et le savoir-vivre extraordinairement diversifiés qui existaient avant la Révolution.
La période 1800-1914 correspond selon vous à l’âge de la politesse bourgeoise. La bourgeoisie codifie en effet les règles de politesse, qui sont supposées se diffuser à toutes les couches de la société. Mais la politesse n’est-elle pas alors aussi un moyen de ségrégation ?
Je parlerais plutôt de distinction : il s’agit à la fois de se distinguer des autres et de se distinguer soi-même. La politesse fait partie d’une identité bourgeoise, mais c’est théoriquement une identité ouverte. On devient bourgeois en s’enrichissant, et en adoptant les codes linguistiques, vestimentaires et la politesse de la classe bourgeoise.
Vous montrez bien dans votre ouvrage que les relations hommes-femmes sont au cœur de ce système de la politesse bourgeoise…
En effet, le XIXe est le grand siècle de la misogynie, avec sur le plan juridique le Code civil, qui réduit les femmes à un état d’infériorité tel qu’elles n’en ont jamais connu ; sur le plan de la politesse, on assiste à la création de cette double figure de la femme, qui est à la fois la fée, la sainte, la vierge qu’il faut respecter, et l’être débile, faible, incapable de s’occuper des choses bassement terre-à-terre, qui par conséquent, n’a pas le droit d’utiliser un chéquier...
Cette nouvelle anthropologie du XIXe siècle se traduit du point de vue du savoir-vivre par des règles très particulières : la règle fameuse selon laquelle l’homme doit entrer le premier dans un restaurant ou marcher le premier dans une escalier n’a pas pour objectif d’éviter que l’homme regarde les fesses de la dame qu’il précède, mais parce qu’il est supposé, dans cette reconstruction mythologique de la politesse, prévenir un danger qui pourrait s’abattre sur la femme. De même, dans le lit conjugal, la femme est du côté du mur pour que l’homme puisse la protéger et, au restaurant, elle prend la banquette pour cette raison. Toute une série de règles qui nous paraissent aujourd’hui saugrenues sont liées à cette vision du monde, cette anthropologie bien particulière de l’époque.
Entre 1914 et 1945, comment et pourquoi les règles de politesse se simplifient-elles, jusqu’à parfois disparaître ?
Pendant cette période, les règles continuent d'exister, et les éditeurs de manuels de politesse continuent de faire leur beurre comme avant la Première Guerre mondiale. Il y a par exemple un manuel très intéressant qui paraît en 1930, Le Nouveau savoir-vivre de Paul Reboux, qui connaît un grand succès. Reboux ne remet pas en cause les règles de la politesse mais il porte un regard critique sur ces règles et en suggère de nouvelles.
Par exemple, au XIXe on ne met jamais sa serviette à son cou. Or Reboux explique que quand on déjeune et qu’on tâche sa chemise et sa cravate, on risque de passer la journée avec des vêtements sales, ce qui est bien plus déplorable du point de vue de la politesse. L'idée qu'on ne met pas la serviette au cou est liée, explique-t-il, à une société lente, dans laquelle les gens ne travaillent pas - ainsi, les rentiers qui ont tâché leur chemise rentrent chez eux, se changent, et donnent à laver leurs affaires à leur domestique. Dans le monde moderne, il n'y a plus de domestiques et plus de rentiers. Et, surtout, le monde s’est accéléré considérablement sur tous les plans.
Le personnage de Paul Morand, L'Homme pressé, est un modèle de ce que les gens sont en train de devenir – ceux qui n’ont plus le temps de sacrifier aux rites les plus complexes et les plus chronophages de la politesse. Parce que, qu’est-ce que la politesse au fond ? C’est manifester son respect à autrui en lui donnant de son temps. Dans le monde nouveau qui est en train de se dessiner, les gens ont moins de temps à donner, et par conséquent il est nécessaire de simplifier certains rites de politesse, voire de les supprimer.
Vous dites qu'au XXesiècle en France, la seule attaque construite visant la politesse bourgeoise aurait été le fait des penseuses féministes, avec en premier lieu Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir.
Oui, mais dans de nombreux pays, les attaques contre la politesse sont venues des régimes de type fasciste, communiste ou nazi... En France, la seule attaque véritablement radicale contre la politesse est effectivement celle des féministes dites radicales, à la suite du Deuxième sexe puis de la création du MLF. Cette critique s'ancre dans une volonté de faire disparaître la société patriarcale en éliminant les rites les plus visibles de celle-ci, et notamment tout ce qui se rattachait à la courtoisie et qui impliquait une différence et une inégalité de fait entre les hommes et les femmes.
Aujourd'hui, comme vous le montrez dans votre ouvrage, les Français semblent plus que jamais attachés à la politesse… Comment l'expliquez-vous ?
Ce que montrent les enquêtes d’opinion, plus que jamais, c'est que les gens voient la politesse comme indispensable et la considèrent comme une valeur qu’ils estiment nécessaire de transmettre à leurs enfants ou à leurs proches. Dans le même temps, il y a une sensibilité de plus en plus exacerbée face aux incivilités. Or les incivilités sont avant tout des atteintes aux règles basiques de la politesse…
Ma thèse est que, dans un monde prospère, la politesse peut sembler superflue. Mais plus les choses sont dures, plus la politesse apparaît nécessaire. C'est pourquoi dans ce monde en crise, la politesse est perçue comme quelque chose d'absolument indispensable.
–
Agrégé de droit public, Frédéric Rouvillois enseigne le droit constitutionnel et les libertés fondamentales à l'université Paris-Descartes. Spécialiste de l'histoire des idées, il est l'auteur de nombreux ouvrages dont Histoire de la politesse, initialement paru en 2006 et réédité en 2020 aux éditions Flammarion.