Interview

« L’espèce humaine est incroyablement coercitive envers les femmes »

le 13/08/2021 par Pascal Picq, Marina Bellot
le 05/08/2021 par Pascal Picq, Marina Bellot - modifié le 13/08/2021

La coercition envers les femmes est-elle une fatalité ? Dans son ouvrage Et l'évolution créa la femme, le paléoanthropologue Pascal Picq explore les origines de la domination masculine, en remontant à la préhistoire et aux plus proches cousins de l'homme, les grands singes.

RetroNews : Quel est le point de départ de votre démarche ? S’agit-il avant tout de désinvisibiliser les femmes dans l’histoire de l’évolution ?

Pascal Picq : Quand vous regardez l'iconographie de la préhistoire, vous vous apercevez que seule l’évolution de l’homme est représentée. Il y a une vingtaine d’années, j’ai fait un livre pour la jeunesse en demandant à ce que la représentation de la grotte de Lascaux montre un homme et une femme peignant la paroi. Je me suis bagarré avec l’illustrateur et, finalement, l’illustration montre l’homme qui peint la paroi et la femme qui pile les pigments… De même, pour mon ouvrage Le Retour de Madame Néandertal, je voulais en couverture une femme de Néandertal dans des habits modernes  je n’ai pas réussi à l’obtenir.

Ce genre d’anecdotes est très révélateur de ce qu’on appelle l’idéologie intégrée. Quand les petits garçons et les petites filles n’ont que ce genre de représentations, à la fois dans les livres illustrés, dans les reconstitutions des documentaires et même dans les fictions, ils ont nécessairement l’impression que la domination masculine est dans l’ordre naturel des choses… Par ailleurs, il y avait un manque énorme et des biais immenses dans la manière de reconstituer la préhistoire d’un point de vue scientifique. J’ai été l'un des rares à commencer à parler de l’évolution du côté des femmes, notamment des femelles sapiens et du genre humain qui ont des particularités tout à fait claires en termes de sexualité, de reproduction et, bien sûr, d’action.

Vous vous êtes intéressé dans votre ouvrage à la place des femelles chez les primates, qui s’avère très différente d’une espèce à une autre…

D’une manière générale, chez tous les mammifères, une constante se dégage : quand il existe des groupes sociaux, ce sont les femelles qui restent ensemble toute leur vie sur leur territoire et les mâles qui migrent à l'adolescence. Les femmes sont endogames et les mâles exogames. Dans la lignée des hominidés, c’est-à-dire celle des grands singes africains, à laquelle nous appartenons, la situation est inverse : les sociétés sont patrilocales. Les mâles restent ensemble toute leur vie dans leur groupe social et ce sont les femelles qui migrent à l’adolescence. Or si les femelles restent ensemble toute leur vie, il leur est plus facile de résister ensemble à la pression et à la violence des mâles, et, inversement, si les mâles restent ensemble toute leur vie, il est plus facile pour eux de se coaliser et d’exploiter et de contrôler les femelles.

Quand on regarde dans le détail, et notamment la diversité des babouins, on s’aperçoit qu’on a toutes les situations possibles, avec dans certains cas les femelles qui arrivent à tirer leur épingle du jeu et à contrôler la violence des mâles et d’autres situations où c’est l’inverse. Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’y a pas de fatalité entre matrilinéarité (femelles ensemble) et patrilinéarité (mâles ensemble). Si l’on en revient à notre lignée à nous, celle des grands singes africains - dont nos systèmes sociaux sont hérités  nous avons l’exemple des bonobos où existe une certaine égalité entre les mâles et les femelles, une co-domination, dans ce qu’on appelle une gynocratie, c’est-à-dire un système dominé par les femmes qui ne sont pas apparentées (contrairement au système matriarcal dans lequel les femmes sont apparentées). Les chimpanzés, eux, se montrent beaucoup plus coercitifs et violents.

Vous montrez que l'accaparement des femmes a atteint chez l'homme un niveau inégalé par les autres espèces. Comment expliquer la mise en place de ces formes de coercition très fortes ?

Le tableau que je dresse dans le livre n’est pas très encourageant : l’espèce humaine se montre en effet une espèce incroyablement violente, la plus violente de toutes. Les cas de viols, par exemple, sont extrêmement rares dans la nature. Surtout, le meurtre d’une femelle est absolument rarissime. Il n'y avait pas de fatalité à ce que la lignée humaine instaure un modèle coercitif. La coercition n'est pas génétique, et ne peut pas non plus s’expliquer par les conditions environnementales : il n’existe pas de système socio-économique dans lequel les femmes ne sont pas dominées.

Il y a bien sûr la théorie, qui vient du marxisme, selon laquelle les conditions économiques déterminent les infrastructures. Certes, lorsqu'on regarde les sociétés mésolithiques, à la charnière de la fin de la préhistoire et du néolithique, on voit que la production de richesses augmente et que la coercition envers les femmes va, elle aussi, croissante. Mais il est troublant de s'apercevoir que même dans les sociétés où il y a très peu de production et d'échanges de biens, qu’on appelle les sociétés acrématiques, la violence et la coercition s’exercent malgré tout sur les femmes - les Aborigènes australiens Aranda, par exemple, sont extrêmement machistes voire violents. Il n’y a donc pas de fatalité liée au système économique.

Pour résumer, il n’y a ni déterminisme génétique, ni déterminisme écologique ou économique : cela montre bien qu’on est dans le cadre de conflits et de rapports de pouvoir entre les deux sexes, ce que les Anglo-Saxons appellent la guerre des sexes.

« Les civilisations ne sont pas les amies des femmes », écrivez-vous. Des sociétés humaines se sont-elles déjà développées sur un modèle matriarcal ou au moins, égalitaire ?

Nous les connaissons très mal car nous avons ignoré les expériences de matriarcat passées et présentes. Or le matriarcat a existé dans beaucoup plus de sociétés qu’on ne l'imagine. Il faut repenser notre évolution et prendre en compte des réalités qui ont été ignorées, occultées, ou considérées comme archaïques. Il faut également avoir en tête que la majorité des données dont on dispose en archéologie préhistorique sont basées sur les exemples du Proche-Orient, du Moyen-Orient et de l'Europe. Or c’est là qu’existent les sociétés patriarcales.

On ne sait pas réellement ce qui s'est passé ailleurs. Un exemple : pendant très longtemps, lorsqu'on tombait sur une tombe avec un squelette, s’il y avait des armes, on en déduisait que c’était forcément un homme, et s’il y avait des bijoux, on en déduisait que c’était nécessairement une femme. Or on s’aperçoit que l’inverse était tout aussi possible. Il y a eu de nombreux biais de ce genre. Tout est à revoir.

Prenez les grands schémas qu’on a appris à l’école : l’histoire vue du côté de l’Occident qui domine le monde, avec une vision linéaire, progressiste, améliorative, selon laquelle l’humanité n’a fait que progresser depuis la préhistoire  la Renaissance, puis les Lumières, etc. En réalité, la condition des femmes était plus enviable au XVIIIe siècle qu’elle ne l’était au XIXe. Le code napoléonien de 1804 et la Révolution industrielle et bourgeoise ont été catastrophiques pour la condition des femmes.

Quelles perspectives évolutionnistes s’ouvrent aujourd’hui ?

En cinquante ans, on a assisté à de grandes évolutions. Aujourd’hui, on a l'exemple de femmes seniors qui occupent des postes extrêmement importants dans les entreprises, les gouvernements, les ONG, les médias etc. Ce n’était jamais arrivé auparavant, et pour cause : les sociétés à forte domination masculine ont toujours eu peur de la colère des femmes, et en particulier des femmes âgées, ménopausées. Elles ne sont plus dans le circuit de la reproduction mais elles ont de la connaissance et du pouvoir. De nombreux récits sur les commencements du monde, dans différentes grandes ethnies, disent que les femmes âgées dominaient et que les hommes organisaient de grands banquets pour les exterminer…

Les évolutions indéniables qui sont en train de se mettre en place aujourd’hui ne doivent pas conduire à s’illusionner : une résistance très forte s’organise. Il est frappant de constater que c’est dans les sociétés où les femmes ont plus de libertés qu’elles subissent aussi le plus de violences, qu’il s’agisse de viols ou de féminicides.

Quelles sont les conditions qui permettraient selon vous que nos sociétés mettent fin à la domination masculine ?

Si l’on regarde la distribution des métiers entre les femmes et les hommes, on retrouve des divisions qui remontent à la préhistoire : les femmes sont engagées dans les métiers du textile, elles traitent les matières en les caressant, en les frottant, en les cousant. Les hommes, eux, sont dans les matériaux durs avec des gestes lancés, frappés. Comment sortir de cela ? On voit bien que changer les moyens de production ne suffit pas  avec le numérique, nous pourrions tous être égaux derrière notre clavier, mais ça n’est pas le cas.

D’un point de vue anthropologique, la vraie révolution concerne la question de la procréation. Il existe deux stratégies globales : les stratégies R et K. La première est quantitative : on fait le plus d'enfants possible pour parer aux aléas, en espérant que certains des enfants survivent. Cette stratégie n'est pas du tout caractéristique de la lignée des hominidés. Elle a émergé avec le néolithique, dans une volonté nataliste qu’on a connue jusqu'aux Trente Glorieuses. L’autre stratégie est notre stratégie naturelle : ce sont les stratégies K, qui favorisent une approche hautement qualitative. Les femmes font peu d’enfants dans une société où l'investissement parental est partagé, et dans des conditions qui permettent une éducation et un soutien adaptés, et où les petites filles, en particulier, peuvent s’intégrer dans le monde et participer à le changer. Revenir à cette stratégie serait fermer une parenthèse de 10 000 ans qui a permis la domination des hommes, notamment par le contrôle du corps et des moyens de reproduction.

Pascal Picq est paléoanthropologue, maître de conférences au Collège de France. Il a écrit notamment Au commencement était l’homme, Lucy et l’obscurantisme, De Darwin à Lévi-Strauss et, plus récemment, L’Intelligence artificielle et les Chimpanzés du futur. Son ouvrage Et l'évolution créa la femme est paru aux éditions Odile Jacob en octobre 2020.