Sur ce manque d’épanouissement, ces épisodes qu’on pourrait qualifier de mélancoliques, qu’aurait-t-on dit, aujourd’hui, de la psychologie de Kaspar Hauser ?
C’est assez difficile à dire, le danger étant d’appliquer des catégories anachroniques. Beaucoup l’ont fait, des médecins, des psychiatres, des psychologues. On a souvent dit des enfants sauvages qu’ils étaient autistes. Pourtant, je pense que, comme le dit Bruno Bettelheim, Kaspar Hauser n’est pas un autiste au sens qu’on donne aujourd’hui à ce mot, car contrairement aux autistes Kaspar n’était pas en retrait ; il avait le goût des autres, du contact, de la sociabilité. Il va d’ailleurs avoir une vie sociale très développée, avoir des amis, participer à des fêtes…
Mais il est en proie à des vagues de ce qui serait décrit à l’époque comme de la mélancolie, soit des moments de tristesse et d’abattement profonds. Il avait souvent la nostalgie de son cachot. A de nombreuses reprises, il voulut rentrer dans sa « maison », son chez lui, car l’épreuve à laquelle il devait faire face l’épuisait totalement. Et au fond, cette cave restait son refuge, un milieu qu’il connaissait, qui ne lui faisait pas peur. Il fut aussi assez désespéré de comprendre qu’il n’arriverait jamais totalement à rattraper tout ce retard qu’il avait pris sur les autres garçons de son âge.
Sa complexion psychique est par ailleurs très surprenante. Il n’éprouvera jamais de haine envers son geôlier par exemple, il ne l’accablera jamais, ne voudra jamais se venger, alors qu’il sera toujours persuadé que c’est ce même geôlier qui a voulu le tuer en 1829.
Vous vous situez dans le champ de la micro-histoire, qui recherche « l’exceptionnel normal », dans le sillon d’Alain Corbin ou de Carlo Ginzburg. Mais Kaspar Hauser est en tout point exceptionnel et n’est en rien normal.
Je ne reprends pas en effet l’expression « exceptionnel normal » à mon compte. Soit l’expression qu’utilise Edoardo Grendi, micro-historien, pour qualifier Menocchio, le grand personnage du Fromage et les Vers de Carlo Ginzburg. En effet, Kaspar Hauser est exceptionnel mais n’a rien de normal. C’est le cas le plus aberrant qui soit. En ceci il a grandi toutes ces années « hors de l’histoire », au sens où il a été coupé de tous les acquis des générations antérieures.
La catégorie d’« enfant sauvage » est d’ailleurs trompeuse. Tous ces enfants ont des trajectoires singulières : ont-ils eu des contacts avec la nature, plus ou moins durablement ? Ont-ils été abandonnés volontairement ? Se sont-ils perdus à cause d’une guerre, d’une famine ? Quand on les range dans une même catégorie, on a tendance à voir les similitudes mais à oublier les différences. Carlo Ginzburg a raison de dire qu’on gagne en histoire à travailler sur les exceptions plus que sur les normes. Puisque quand on travaille sur les normes, on n’attrape qu’elles, tandis que lorsqu’on travaille sur les exceptions, on attrape à la fois l’exception et la norme.
La question que je pose ici vient d’un livre à paraître, quoiqu’écrit préalablement [NDLR : L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire, paru aux éditions La Découverte en septembre 2021]. C’est la question de savoir jusqu’à quelle profondeur de nous-mêmes, de notre corps et de notre psyché, le social et l’histoire s’invitent, s’inscrivent. Kaspar Hauser était pour moi un cas parfait pour poser cette question-là : jusqu’où y a-t-il de l’histoire, du social en nous ? L’histoire qui m’intéresse n’est pas tellement le grand fracas de l’Histoire (« l’histoire avec une grande hache » disait Pérec), les grands événements, etc. C’est l’histoire sédimentée en nous-mêmes, dont on oublie qu’elle est en nous. L’histoire des mœurs, du corps, de l’affectivité.