Le rire des femmes : histoire d'une conquête
Faire rire a longtemps été une prérogative exclusivement masculine. Dans Le Rire des femmes, l'historienne des sensibilités Sabine Melchior-Bonnet analyse les raisons historiques de cet interdit et montre comment les femmes se sont peu à peu emparées du pouvoir de faire rire.
RetroNews : Pourquoi le rire des femmes a-t-il été perçu si dangereux au fil des siècles ?
Sabine Melchior-Bonnet : La première raison, la plus simple, c'est que le rire déstabilise le raisonnable et le sérieux qu'un homme peut apporter dans une conversation. C’est pour cela qu’on en a peur : le rire casse l'autorité masculine. L’un des points de départ du rire c’est de trouver le ridicule, de railler…
Un des textes qui m’a tout à fait frappée est celui de Virginia Woolf : à l'âge de 22 ans, dans un article sur le rire des femmes publié dans un journal anglais, elle montre à quel point les femmes peuvent retourner des situations parce que leur rire ridiculise l'homme dans ses tenues les plus austères, les plus respectables. Les hommes luttent contre cette réalité de toutes les façons. Ce qu’ils demandent à la femme c’est un cœur pur et un corps silencieux. Évidemment, le corps n'est pas silencieux quand il rit…
Au sujet du corps, j’ai été surprise par l’intérêt donné aux dents : les dents sont reliées à la sexualité. J'ai cherché dans des « sagesses » des explications, l’une d’elles explique que quand la femme allaite un bébé, elle l'allaite jusqu’à ce qu’il ait ses dents. C’est alors qu’elle redevient une femme accessible à la sexualité. Cette explication n’est pas tout à fait convaincante, mais ce qui est certain c’est que montrer ses dents est considéré comme un acte sexuel ; l’idée sous-jacente est que la femme a deux bouches, une bouche utérine et une bouche dans le visage, qui se répondent l'une l'autre.
On parle d’ailleurs, souvent péjorativement, de « mangeuses d'hommes »...
Oui, absolument. Le rire a un aspect carnassier. Ovide, dans son traité sur L'Art de plaire, considère que le rire peut être très dangereux et laid. Il le compare au braiment d’une ânesse. On parle aussi du « rire d’une hyène »… C'est ainsi qu’est décrit le rire de la prostituée, la langue grecque a même un mot particulier pour évoquer ce rire provocateur.
À quand remonte selon vous cette association entre rire et sexualité ?
Dans la Grèce antique, il existe un mythe qui a été relaté dans L’Hymne homérique à Déméter au VIe siècle avant notre ère. La déesse des blés et de la terre féconde, Déméter, sombre dans les désespoir quand sa fille Perséphone lui est enlevée par Hadès. Inconsolable, Déméter quitte l’Olympe ; elle erre dans la campagne neuf jours et neuf nuits à sa recherche, vêtue comme une vieille femme et enveloppée de voiles de deuil, refusant de boire et de manger. Épuisée par sa course, elle arrive à Éleusis où elle est reçue par la reine Métanire. C’est alors que Iambè, la servante de la reine, fait devant elle toutes sortes de mimiques bouffonnes et de plaisanteries indécentes. Déméter se met à sourire, puis à rire et rompt son jeûne.
Dans une autre version de ce mythe, Déméter est reçue à Éleusis non par Métanire, mais par une aubergiste nommée Baubô. La déesse endeuillée continue de refuser avec obstination le breuvage qui lui est offert. Baubô, ayant échoué à la persuader par la parole et se sentant « méprisée », retrousse soudainement son peplos « pour lui montrer de son corps tout ce qu’il y a d’inconvenant ». À cette vue, Déméter, toute réjouie, accepte de s’alimenter.
Dans les deux cas, c’est l’obscénité qui distrait Déméter de son chagrin et la force à rire. Par la suite, des fêtes exclusivement réservées aux femmes, les Thesmophories, honorent Déméter en célébrant par le jeûne la nature féminine chaste et féconde. Mais, dès le deuxième jour, les femmes se relâchent de leur jeûne en échangeant des railleries, plaisanteries grivoises et gestes obscènes. Aristophane mettra en scène dans ses comédies des confrontations où l’image de la femme dé(b)ridée s’oppose au pouvoir du mari, et dont les rires inextinguibles et les penchants lubriques s’expriment librement lors de cultes secrets, qui fascinent et inquiètent les hommes tenus à l’écart.
De quelle manière les femmes ont-elles transgressé cette forme d'interdiction de rire ? Riaient-elles entre elles ?
Oui, mais il faut distinguer deux sociétés : une société populaire, rurale, où les femmes rient beaucoup. Elles s'entraident et rient - et souvent, elles rient des hommes. À mes yeux, les grandes héroïnes de Molière sont les servantes. Elles répondent par le rire à quasiment toutes les formes de désir et incarnent ce bon sens qu’ont perdu ces hommes et femmes ayant des prétentions ridicules. Et chez Molière, le rire des servantes est spontané, naturel, irrésistible. C'est justement la force de la nature de pouvoir rire et de faire rire. Personne n’est à l’abri de leur rire moqueur : le bourgeois et l’aristocrate prétentieux, le médecin, la femme qui se veut savante, la précieuse etc… Mais en même temps, elles s'arrêtent là où la vision du monde pourrait basculer en révolte. Molière n’a rien d’un révolutionnaire. C’est simplement un rire de bon sens, qui a la force du naturel.
À côté de la vie du peuple, il y a le monde de la haute société, de la cour, des salons, de l'honnête homme. Là, le rire féminin est sous contrôle. Pour garder leur dignité, les femmes doivent sourire et ponctuer la conversation de pointes et de fines réparties. Quand elles sont entre elles, elles se laissent aller, sans contrainte ; de nombreuses pièces ou petites satires en Italie et en France montrent des femmes qui rient, et qui rient des hommes ou du mariage.
À défaut de pouvoir rire en public, les femmes ont-elles le droit de faire rire ?
Dans la société, c'est désapprouvé. Mais les femmes ont une arme, l’ironie, qui peut s’exprimer oralement, mais le plus souvent par écrit. Un rire biaisé que des femmes écrivaines, romancières, ont largement et tôt utilisé. Christine de Pisan par exemple qui, dans certains de ses livres, se montre très sarcastique envers le pouvoir des hommes. Je pense encore plus à Marguerite de Navarre, qui est une reine de Navarre et qui peut donc presque tout se permettre. Dans les Nouvelles de l’Heptameron où se déroule la conversation, les femmes peuvent rire et faire rire de presque tout – elles ne récusent même pas le rire scatologique.
Mais il y a un domaine où elles restent prudentes : celui de la sexualité. Les plaisanteries viennent alors des interlocuteurs masculins. D’une manière générale, ce rire féminin n'est pas scandaleux, il ne veut pas transgresser les usages mais rendre aux femmes leur juste place, et pointer les côtés risibles de la société.
La conquête du droit au rire est progressive. Quelles en sont les étapes ?
Dès le XVIIe siècle, dans ce qu’on appelait la bonne société, et a fortiori au XVIIIe, la conversation est un art, un art dans lequel le talent d'une femme peut s’exprimer. Elles ont de l’esprit, de la gaîté, de spirituelles répliques. Elles tiennent salon, elles écrivent des lettres, composent des romans avec talent et n’oublient pas de se moquer des défauts masculins, vanité, infidélité, ébréchant à leur façon le pouvoir masculin. L’amour, le mariage tel que le conçoivent les hommes sont les thèmes privilégiés.
Après la Révolution, le rire est en berne. On bascule dans un monde sérieux où la bourgeoisie et le monde du travail prédominent : les hommes et les femmes sont souvent séparés dans les salons - les hommes parlent politique et affaires, et les femmes restent entre elles. Il n’y a plus cette joyeuse liberté qu’une conversation mixte pouvait offrir. Bien sûr, la vie privée permet d’autres conduites beaucoup plus souples.
Les femmes, qui rient trop et trop fort, sont très souvent considérées comme des hystériques. Au XVIIIe siècle, avant le travail de Charcot dans la seconde moitié du XIXe, l'hystérie est définie comme la manifestation de tendances amoureuses démultipliées, excessives et ostensibles ; les femmes seraient ainsi hystériques parce qu'elles ont des besoins amoureux violents, qui ne se concrétisent pas. Charcot montrera que l’hystérie n’est pas réservée aux femmes...
Le XIXe siècle donne cependant, dans ses spectacles, une place au rire des femmes, loin des salons. Le théâtre, les cabarets et les cafés concerts fleurissent à partir des années 1860. Les femmes montent sur les planches, elles font des numéros, elles chantent, le plus souvent sur des textes écrits par des hommes, Thérésa, Jane Avril, Yvette Guilbert... Elles jouent de leur corps, de leur voix et déclenchent les applaudissements masculins. Elles n’ont pas peur de s’enlaidir, Elles utilisent leur corps de manière cocasse. parodiant les mouvements cassés, désarticulés qu’on prête aux hystériques… Dans les années 1920, Marie Dubas, par exemple, grande, aux épaules masculines, s’habille de petites robes. Polaire, Mistinguett recueillent un immense succès.
Pour autant, les mentalités évoluent lentement : vous évoquez des écrivains comme Zola ou Balzac, qui dénient aux femmes le droit de faire rire…
Oui et non. Les jeunes filles innocentes ou les jeunes femmes discrètes ont un rire charmant qui séduit. En revanche les audacieuses, qui veulent faire trop d’esprit, ou les femmes de mauvaise vie décidées à se comporter en garçon sont visées : une femme qui veut faire rire est une femme qui singe un homme… La métaphore du singe était déjà présente au XVIIe siècle. Les frères Goncourt dans leur Journal sont horrifiés devant les exhibitions des cafés-concerts ! Pour eux, c'est une dégradation de l'être humain.
Quels enjeux subsistent aujourd'hui ? Le rire peut-il menacer le patriarcat ?
Une phrase que j'aime bien est celle du philosophe Alain. Il parle du rire en général, mais je trouve que la formule s’adapte parfaitement aux femmes : « le comique est une juste vengeance contre le respect qui n'est pas dû ». Alain rejoint la pensée de Virginia Woolf qui se moque des grands airs des hommes puissants, qui fondent leur autorité ou leur pouvoir sur leurs décorations.
Aujourd'hui, les enjeux de pouvoir subsistent. Et l’une des grandes forces du rire féminin, c'est que les femmes ont su jouer avec l'autodérision. Elles se sont moquées d'elles-mêmes, en assumant leurs propres défauts - l’attente du prince charmant, la quête du bonheur à tout prix, la place des mères de famille, le travail des femmes etc. Elles sont émouvantes quand elles parlent de leur vie. L’autodérision a l’avantage d’anticiper sur la moquerie masculine. Ce n’est, bien sûr, pas la seule façon de voir le comique féminin.
Je termine le livre sur une phrase de Milan Kundera que j'aime beaucoup et qui me semble convenir à l’imagination féminine : « les meilleurs comiques ne sont pas ceux qui font rire le plus, mais ceux qui découvrent des terrains nouveaux ». Et je trouve que les femmes, qui sont assez fraîches et neuves dans le domaine du rire, trouvent des idées nouvelles, des thèmes nouveaux.
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Sabine Melchior-Bonnet est historienne, spécialiste de l’histoire des sensibilités. Elle a été ingénieure d'études au Collège de France. Son ouvrage Le Rire des femmes est paru aux PUF en 2021.