Interview

La Vie à crédit : conversation avec Anaïs Albert

le 29/11/2022 par Anaïs Albert, Julien Lucchini
le 29/11/2021 par Anaïs Albert, Julien Lucchini - modifié le 29/11/2022

Dans son ouvrage La Vie à crédit, Anaïs Albert propose une histoire sociale de la consommation des classes populaires à la Belle Époque. Une démarche qui permet de se défaire des écrans de fumée passés, et d’interroger la réalité des pratiques populaires comme les facteurs qui les ont encouragées.

Anaïs Albert est historienne, maîtresse de conférence en Histoire contemporaine à l’Université de Paris. Elle a soutenu en 2014, sous la direction de Christophe Charle et d’Anne-Marie Sohn, une thèse consacrée à la consommation des classes populaires à Paris de 1880 à 1920, qui a fait l’objet d’une publication aux Éditions de la Sorbonne.

Propos recueillis par Julien Lucchini

RetroNews : Votre ouvrage s’ouvre sur un constat. À la Belle Époque, la consommation des classes populaires fait déjà l’objet d’un intérêt des contemporains, mais à travers des enquêtes que vous qualifiez de « moralisatrices ».

Anaïs Albert : C’est en effet par ces études, notamment menées par des réformateurs catholiques, que je suis entrée dans le sujet, au début de ma recherche, mais aussi avec l’idée véhiculée par les discours révolutionnaires selon laquelle les classes populaires ne consommaient pas. Or j’ai été frappée de constater que c’était bien l’inverse.

Je me suis rendue compte que les discours qui faisaient écran avaient ceci en commun qu’ils véhiculaient une vision morale de la consommation : l’un, d’inspiration catholique, considère qu’elle mène à la perte, qu’elle accentue le vice ; l’autre, qui émane des sphères socialistes et ouvriéristes, pointe le risque d’embourgeoisement et d’éloignement du terrain de la lutte. Mais un troisième discours est à prendre en compte, celui de la sphère économique : or, pour des raisons évidentes, il est le seul alors à ne pas voir la consommation des classes populaires comme un problème et c’est finalement celui qui la décrit le mieux.

On observe par ailleurs une grande longévité de ces discours, alimentés durant le XXe siècle (citons entre autres les travaux de Jean Baudrillard ou d’Henri Lefebvre), que l’on retrouve aujourd’hui encore, et qui partent tous du principe que les classes populaires ne sauraient pas consommer convenablement. Il y a de cela dans une partie du discours écologiste sur la décroissance, par exemple.

Vous évoquiez les écrans de fumée et les discours véhiculés depuis plus d’un siècle. Coutumiers de l’idée de « société de consommation », nous pensons souvent par réflexe au « superflu ». Mais que consomme-t-on réellement à la Belle Époque ? Quels biens acquiert-on et pourquoi ?

Au sein des classes populaires, le premier bien désiré, c’est d’abord le meuble. Et ce, pour une raison très simple : en posséder est la porte d’entrée indispensable vers le logement individuel, et permet de sortir du garnis. Posséder des meubles, c’est signifier au propriétaire que l’on est solvable – ils sont d’ailleurs juridiquement la garantie en cas de loyers impayés. C’est le signe social de la respectabilité.

Puis il existe d’autres biens qui suscitent l’envie dans un second temps, comme l’armoire à glace (« rêve de l’ouvrière »), les fauteuils, les éléments de décoration… Et enfin, pour les plus aisés, il y a bien entendu la bicyclette. Je dis pour les plus aisés, car elle est, à la Belle Époque, extrêmement chère : environ six mois de salaire d’un ouvrier. L’objet lui-même est vanté à grands renforts de publicité, et est mis en avant, y compris dans les magasins. On trouve ainsi, chez Dufayel, une piste de cyclisme…

Vous parlez de la Belle Époque comme d’une période qui voit un réel essor de la consommation au sein des classes populaires. À quoi est-ce dû ?

Tout d’abord, on observe, à Paris, une légère augmentation des salaires. Et la période voit aussi de premiers embryons de protection sociale, en ce qui concerne la maladie ou les retraites, entre autres. 

Mais ce qui change la donne, c’est surtout le développement du crédit. Il faut souligner le fait qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un changement de pratique, mais plutôt d’un changement d’échelle. Notamment parce que, désormais, il est pratiqué pour l’acquisition de nouveaux biens (meubles, vêtements). Cela va de pair avec un nouveau système, que l’on appelle « vente à tempérament » ou « vente à l’abonnement » . Or ce système, qui est développé notamment par les grands magasins Dufayel, va extrêmement bien marcher.

Enfin, le développement de la publicité va jouer un rôle, lui aussi.

Justement, qu’en est-il du déploiement de la publicité à la Belle Époque ? Que vante-t-elle, et comment ?

La publicité existe déjà et, pour ce qui est des formes, la plus ancienne est celle du catalogue. S’y ajoutent également les nombreux encarts dans la presse, qui prennent des formes diverses : ils mettent parfois un objet en avant, ou font état de l’organisation de « journées », comme par exemple les journées « noir et blanc » au cours desquelles sont mis en avant des biens essentiels (le charbon) et d’autres, plus luxueux (la vaisselle, notamment, pour le blanc).

Mais la grande nouveauté en matière de publicité va être mise en œuvre par les magasins Dufayel : il s’agit de l’affichage. En l'occurrence, Georges Dufayel passe un contrat avec la ville de Paris, et achète les droits d’affichage sur les murs des hôpitaux, les palissades, etc. La pratique fait scandale et l’on voit fleurir des discours selon lesquels tout cela défigure Paris. Les affiches en elles-même ne laissent guère de place à l’illustration (contrairement aux autres grands magasins), et sont purement typographiques.

La publicité passe aussi par les chromos, ces images qui ont vocation à être collectionnées et sont distribuées très largement, en majeure partie à destination des enfants.

Enfin, pour revenir aux publicités dans la presse, il convient aussi de ne pas focaliser l’attention sur les seuls encarts dans les dernières pages des journaux. En effet, on voit se développer des pratiques de publicités cachées, lesquelles prennent parfois la forme de récits mettant en scène le client : par exemple, la « bonne ménagère » qui, désireuse de trouver du charbon à bon prix, sait bien où en trouver et peut donc se rendre au magasin Au bon génie. Or ce récit, publié dans Le Petit Journal, relève de la même campagne publicitaire que l’encart annonçant les « journées noir et blanc », que j’évoquais plus tôt.

Il y a d’autres biais par lesquels passe la publicité déguisée, notamment via des articles qui se montrent si louangeurs qu’ils relèvent de la réclame. Ou encore par d’autres moyens, plus inattendus. C’est le cas, par exemple, dans les colonnes de L’Humanité. Car si Jean Jaurès évoque, dans son article fondateur de 1904 intitulé « Notre but », sa volonté d’affranchir le journal de toute forme de dépendance financière (notamment de la publicité), j’ai relevé pour la seule première année de parution pas moins de cinquante-sept publicités cachées pour les grands magasins Dufayel. Il est par ailleurs intéressant d’observer la place qui leur est allouée, puisque ces publicités déguisées sont insérées dans la rubrique… fait divers. La démarche n’échappe pas aux observateurs, et L’Humanité est fustigée pour ces inserts dans les pages de La Bataille syndicaliste.

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Il a été question, à plusieurs reprises, des grands magasins, et notamment des grands magasins « à crédit » sur lesquels vous vous attardez dans votre ouvrage, comme Aux classes laborieuses ou encore le Palais de la nouveauté. Que sont précisément ces magasins ? Qu’est-ce qui les différencie des grands magasins que nous connaissons encore (Galeries Lafayette, Bon Marché), et comment expliquer cette inégale longévité ?

En premier lieu, ces magasins n’apparaissent pas au même moment. Les grands magasins « bourgeois » atteignent leur apogée dès le Second Empire, et pratiquent la vente au comptant à destination d’une population aisée. Ils ont fondé un modèle architectural et un principe d’organisation du magasin qui sera imité par les magasins populaires. Ceux-ci se développent  à la fin du siècle, au sein des quartiers populaires, c’est-à-dire par-delà la ceinture des boulevards. Eux se différencient principalement par la pratique de la vente au crédit. En termes d’ampleur, le principal de ces magasins, c’est Le Palais de la nouveauté, créé par Georges Dufayel. Et de fait, il s’inspire en partie des codes architecturaux que j’évoquais, avec son entrée monumentale, ses voûtes, ses statues. Le lieu et la façon dont il est pensé se fondent sur l’idée primordiale selon laquelle y venir, c’est aussi se divertir. On y trouve donc, outre la piste de cyclisme dont on a parlé, une salle de projection avec cinématographe (ce, dès 1896 !), un palmarium, un salon de lecture, un théâtre, une exposition sur l’histoire du mobilier (la Galerie des styles), des écuries. Les visiteurs sont invités à circuler partout, y compris dans les bureaux, entièrement accessibles.

Encore une fois, la grande différence reste aussi la localisation. Car contrairement aux grands magasins « bourgeois », les magasins à crédit sont édifiés dans les quartiers populaires. Ainsi, Le Palais de la nouveauté est installé au pied du très populaire quartier de la Goutte-d’Or dans le 18e arrondissement.

Concernant, enfin, la postérité des magasins à crédit, leur souvenir a perduré longtemps dans la mémoire populaire, même si elle s’est un peu perdue avec le temps. Pour ce qui est de la disparition de ces magasins, elle est tout simplement due à l’effondrement du modèle économique de la vente à crédit, avec plusieurs épisodes d’inflation (en 1917, 1919, 1925) qui ont conduit à l’effacement des dettes et donc à des faillites massives pour ces entreprises.

Quels discours observe-t-on dans la presse sur Dufayel et son magasin ?

Il y a d’abord une grande part d’articles très laudateurs (n’oublions pas que Dufayel finance lui-même un certain nombre de titres). Mais dans le même temps, on dresse souvent de lui un portrait peu flatteur, en le présentant comme mégalomane. Surtout, il apparaît comme un exploiteur, l’ogre qui fait cracher les classes populaires au bassinet, sou après sou. On le décrit aussi comme corrompu, et corrupteur (il a noué une amitié avec Waldeck-Rousseau).

Quant au lieu en lui-même, il est souvent décrit comme un endroit de très mauvais goût, ce qui ne manque pas d’interroger, car il n’est pas bien différent des grands magasins qui font, eux, l’unanimité…

Et sur la consommation des classes populaires ? Sur la vente au crédit ?

On parle peu du crédit dans la presse, si ce n’est dans des cas très particuliers. Ainsi, en 1895, quelques articles se font l’écho d’un projet de loi qui cherche à réguler et encadrer cette pratique. Et les discours que l’on voit fleurir sont, une fois encore, des discours majoritairement moralisateurs. Le seul à aller à l’encontre de ces discours – même s’il finira par voter la loi en question –, c’est Jean Jaurès.

On relève également la présence d’un discours profondément genré, qui tend à insister sur le caractère féminin du crédit. Sociologiquement, il est vrai que ce sont surtout des femmes qui y ont recours. Mais si le discours des élites en tire des conclusions sur la « naïveté » des femmes, déplore leur « frivolité », voire les accuse franchement de mettre en péril les finances du couple en cachant leur endettement à leur époux, il en va différemment dans la réalité quotidienne. Le fait que les femmes soient si nombreuses à contracter des dettes nous éclaire en vérité sur la répartition des tâches au sein des couples. D’ailleurs, dès que la vente concerne des achats conséquents, le recours au crédit n’est plus une pratique féminine, mais une démarche conjugale.

On a beaucoup insisté sur l’aspect transaction. Mais qu’en est-il de la vie des objets ? 

Il faut distinguer le monde nouveau de la consommation populaire et la subsistance de pratiques déjà très anciennes. Si l’on sort du strict acte d’achat et que l’on observe la vie réelle des objets, on peut interroger leur usage et leur usure. On touche là, bien entendu, aux limites des sources, mais ce qui ressort, c’est que les objets acquis ont une longue vie sociale, ils passent de mains en mains. Au sein des classes populaires de la Belle Époque, les consommateurs populaires ne perdent jamais de vue la valeur d’usage : on recoud, on répare (l’expression « faire de l’usage » prend tout son sens). Il y a un savoir-faire manuel qui entre en compte – n’oublions pas que ce sont les membres de ces classes populaires qui, en amont, produisent ces objets. On se situe dans un rapport aux objets où l’on connaît la valeur des choses.

Et lorsqu’enfin les objets ont fait leur vie et ne semblent plus rattrapables, on les confie au chiffonnier.

Le livre d’Anaïs Albert, La Vie à crédit. La consommation des classes populaires à Paris (années 1880-1920) est publié aux Éditions de la Sorbonne.