Il a été question, à plusieurs reprises, des grands magasins, et notamment des grands magasins « à crédit » sur lesquels vous vous attardez dans votre ouvrage, comme Aux classes laborieuses ou encore le Palais de la nouveauté. Que sont précisément ces magasins ? Qu’est-ce qui les différencie des grands magasins que nous connaissons encore (Galeries Lafayette, Bon Marché), et comment expliquer cette inégale longévité ?
En premier lieu, ces magasins n’apparaissent pas au même moment. Les grands magasins « bourgeois » atteignent leur apogée dès le Second Empire, et pratiquent la vente au comptant à destination d’une population aisée. Ils ont fondé un modèle architectural et un principe d’organisation du magasin qui sera imité par les magasins populaires. Ceux-ci se développent à la fin du siècle, au sein des quartiers populaires, c’est-à-dire par-delà la ceinture des boulevards. Eux se différencient principalement par la pratique de la vente au crédit. En termes d’ampleur, le principal de ces magasins, c’est Le Palais de la nouveauté, créé par Georges Dufayel. Et de fait, il s’inspire en partie des codes architecturaux que j’évoquais, avec son entrée monumentale, ses voûtes, ses statues. Le lieu et la façon dont il est pensé se fondent sur l’idée primordiale selon laquelle y venir, c’est aussi se divertir. On y trouve donc, outre la piste de cyclisme dont on a parlé, une salle de projection avec cinématographe (ce, dès 1896 !), un palmarium, un salon de lecture, un théâtre, une exposition sur l’histoire du mobilier (la Galerie des styles), des écuries. Les visiteurs sont invités à circuler partout, y compris dans les bureaux, entièrement accessibles.
Encore une fois, la grande différence reste aussi la localisation. Car contrairement aux grands magasins « bourgeois », les magasins à crédit sont édifiés dans les quartiers populaires. Ainsi, Le Palais de la nouveauté est installé au pied du très populaire quartier de la Goutte-d’Or dans le 18e arrondissement.
Concernant, enfin, la postérité des magasins à crédit, leur souvenir a perduré longtemps dans la mémoire populaire, même si elle s’est un peu perdue avec le temps. Pour ce qui est de la disparition de ces magasins, elle est tout simplement due à l’effondrement du modèle économique de la vente à crédit, avec plusieurs épisodes d’inflation (en 1917, 1919, 1925) qui ont conduit à l’effacement des dettes et donc à des faillites massives pour ces entreprises.
Quels discours observe-t-on dans la presse sur Dufayel et son magasin ?
Il y a d’abord une grande part d’articles très laudateurs (n’oublions pas que Dufayel finance lui-même un certain nombre de titres). Mais dans le même temps, on dresse souvent de lui un portrait peu flatteur, en le présentant comme mégalomane. Surtout, il apparaît comme un exploiteur, l’ogre qui fait cracher les classes populaires au bassinet, sou après sou. On le décrit aussi comme corrompu, et corrupteur (il a noué une amitié avec Waldeck-Rousseau).