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RetroNews | la Revue n°4
Quatre regards pour une histoire environnementale, un dossier femmes de presse, un chapitre dans la guerre, et toujours plus d'archives emblématiques.
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Casino, qui s’installe, lors de sa création en 1898 à Saint-Étienne dans les anciens bâtiments du casino de la ville, est un exemple emblématique des entreprises à succursales multiples, qui deviendront les « supermarchés ». Décryptage de ce modèle économique avec Olivier Londeix.
Maillon intermédiaire entre les grands magasins du XIXe siècle et la grande distribution mise en place à partir de la fin des années 1950, les « entreprises à succursales multiples » ont constitué une étape essentielle de l’histoire du commerce français. Profitant du riche fonds d’archives de la société Casino, Olivier Londeix brosse le tableau de cette enseigne qui, en 1960, compte déjà quelque 1 600 magasins.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
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RetroNews : Le nom de Casino évoque aujourd’hui des supermarchés ou des hypermarchés… Mais c’est là une évolution de la deuxième moitié du XXe siècle. Quelle forme avaient les premiers Casino, créés en 1898 ?
Olivier Londeix : Les Établissements économiques du Casino – puisque tel était leur nom – sont des épiceries d’une taille comparable aux commerces de détail des indépendants, avec lesquels elles partagent le même type d’approvisionnement : ils vendent différents produits (alimentaires ou autres), des denrées non périssables (du sucre, du café, du chocolat, des pâtes, des conserves, du vin) mais aussi de plus en plus de produits frais à partir des années 1920 (fruits, légumes, beurre, œufs, fromage, etc.).
En tant que succursales, ces boutiques bénéficient de la centralisation des achats par la maison-mère, qui réalise ainsi des économies d’échelle lui permettant d’offrir des prix compétitifs. Et ce d’autant que les commissions sur les ventes, qui constituent la rémunération des gérants, sont très ajustées. L’objectif affiché par Geoffroy Guichard est de lutter contre « la vie chère » : c’est là le sens du terme « économiques », au cœur de l’identité de l’enseigne.
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Quatre regards pour une histoire environnementale, un dossier femmes de presse, un chapitre dans la guerre, et toujours plus d'archives emblématiques.
« [Le fondateur] vise trois catégories principales de population : les classes moyennes, les ouvriers et les ruraux. »
Qui est Geoffroy Guichard, le fondateur des établissements à Saint-Étienne ?
Geoffroy Guichard est issu d’une famille marchande de Feurs – la capitale du Forez –, il est doté d’une éducation solide et débute sa carrière avec sa jeune épouse, Antonia Perrachon. Le couple est à la tête d’une grosse épicerie de luxe, implantée dans le centre de Saint-Étienne selon le modèle des « grands magasins de l’alimentation » de Félix Potin. Pourtant, les résultats commerciaux et financiers ne sont pas à la hauteur de ses ambitions. Alors que se développe le modèle du succursalisme rémois, Geoffroy Guichard fait le choix de magasins à succursales de taille plus modeste, comme l’ont développé notamment les Établissements économiques des sociétés mutuelles de la ville de Reims dès 1866.
Or, plusieurs sociétés à succursales multiples sont sur le point de s’implanter à Saint-Etienne, une ville dont le profil industriel est comparable à celui de Reims, quand Geoffroy Guichard fonde sa société en 1898. Il vise trois catégories principales de population : les classes moyennes, les ouvriers et les ruraux.
Quelles relations entretiennent les épiciers avec la maison-mère ?
La structure même de l’entreprise suppose un lien fort entre les succursales et la maison-mère. Celle-ci se montre très intrusive à travers ses nombreuses directives concernant la tenue vestimentaire – la blouse est obligatoire –, le respect de l’hygiène, les relations avec les clients, etc. Il s’agit d’unifier, de normaliser, voire de sanctionner les gérants en cas de résultats commerciaux décevants ou de rapports d’inspection insatisfaisants. Jusqu’aux années 1930, le statut de gérant reste précaire ; il ne se consolide que peu à peu à force de revendications.
Une culture d’entreprise, typiquement paternaliste, est entretenue par la publication de circulaires – devenues Entre Nous – et d’une presse interne qu’on peut également rencontrer chez d’autres succursalistes, comme Goulet-Turpin. Les Guichard se représentent Casino comme une grande famille : plus encore que du paternalisme, on peut parler de « familialisme ». Le recrutement est socialement déterminé : la direction sélectionne en priorité des couples de gérants mariés et va jusqu’à instituer un prix pour récompenser les plus prolifiques. Pour être recruté, mieux vaut avoir un membre de sa famille dans la « maison » ; on retrouve ainsi de nombreux groupes familiaux au sein du personnel.
L’entreprise dispose de sa propre fanfare ou de son club de foot : celui-ci est à l’origine de l’AS Saint-Étienne, surnommé « les Verts » en référence à la couleur de l’enseigne Casino. Inauguré en 1931, le stade de Saint-Étienne, porte – on ne sera pas étonné – le nom de Geoffroy Guichard…
« En ce qui concerne le crédit, Casino impose de payer comptant à une époque où le fait d’avoir un ‘carnet’ chez ‘son’ commerçant est très enraciné dans les mentalités : les achats sont le plus souvent emportés sans payer. »
Comment se passent les achats dans une boutique Casino au début du XXe siècle ?
Comme toute épicerie, la succursale se partage en deux types d’espaces, séparés par un comptoir. Le vendeur assure le service de la clientèle, et cherche à pousser les produits-maison – ce qu’on appellerait aujourd’hui les « marques de distributeurs » : car Casino, dès ses débuts, a ses propres usines et notamment sa propre boulangerie industrielle. L’épicier est, au sens propre, un détaillant : il découpe la motte de beurre, casse le pain de sucre, ensache le café, remplit des bouteilles de vin ou de pétrole – qui sont d’ailleurs consignées – à partir des barriques, tire les biscuits de grandes « tines » métalliques, à la demande.
Si les premiers essais d’emballages individuels apparaissent avant la Première Guerre mondiale pour des raisons de conservation et d’hygiène, ils ne s’imposent définitivement qu’à partir des années 1950. Dans un premier temps, ils suscitent parfois la méfiance, car ils dissimulent le produit. Utilisée à partir des années 1930, la cellophane n’a pas cet inconvénient, mais elle reste marginale jusqu’après la guerre.
Les boutiques Casino se démarquent par l’affichage des prix et l’absence de crédit…
Casino n’a inventé ni l’entrée libre, ni l’affichage des prix, le prix bas ou la possibilité d’échange, qui ont tous été testés de façon sporadique dès les années 1820, mais il est vrai qu’il s’y conforme rigoureusement, et ceci dans l’intérêt du commerce : le prix fixe fait gagner du temps en coupant court au marchandage et évite au client impécunieux de perdre la face en devant renoncer à un produit qui s’avèrerait trop cher pour sa bourse. Cet affichage est de toute façon généralisé à partir de la guerre de 1914, dans la mesure où il est désormais imposé par la loi.
En ce qui concerne le crédit, Casino impose de payer comptant à une époque où le fait d’avoir un « carnet » chez « son » commerçant est très enraciné dans les mentalités : les achats sont le plus souvent emportés sans payer. L’exigence du paiement comptant chez Casino repose sur d’évidentes raisons économiques, mais également sur des raisons morales : la ferme opposition – d’inspiration catholique – au principe de la spéculation.
Dans la pratique, tous les gérants ne peuvent résister à la pression sociale de la vente à crédit, mais en cas de défaut de paiement, ils seront tenus responsables par le siège d’un éventuel déficit : le montant correspondant sera alors prélevé par la direction sur la caution qu’ils ont déposée en signant leur contrat de gérance.
« La véritable rupture vient cependant d’un dénommé Édouard Leclerc et de sa politique de discount : en 1949, dans une Bretagne aux familles nombreuses avides de prix bas, il ouvre un premier ‘centre distributeur’ qui propose des prix inférieurs d’au moins 20 % à ceux de la concurrence. »
Or le crédit est un moyen de s’attacher la clientèle… Comment fait-on pour la fidéliser en son absence ?
Dès ses débuts, Casino met en place le système des timbres-primes, conservés dans le « carnet-boni » des clients dûment enregistrés. Avec son capital de timbres-primes patiemment collectés d’une succursale Casino à l’autre, le client pourra choisir sur catalogue de la vaisselle, du mobilier ou des objets décoratifs, qu’il ira retirer dans des boutiques-primes ou dont il passera commande auprès de son gérant…
Si les commerçants indépendants ont au départ protesté contre ce système, ils se sont rapidement alignés et mis à produire leurs propres timbres-primes. Des parlementaires, en revanche, ont essayé d’y mettre un terme et ce dès 1905. Car ces objets-primes sont considérés comme une forme de concurrence déloyale, à visée inflationniste : non seulement ils poussent à la dépense, mais ils font mécaniquement augmenter le prix des produits, la prime étant évidemment intégrée dans le prix de vente. L’opposition vient également des fabricants de vaisselle eux-mêmes, hostiles à un système qui leur porte préjudice.
C’est finalement en 1951 que les timbres-primes sont supprimés par la loi. Mais ils refont bientôt leur apparition, sous la forme d’objets à collectionner ou de bons d’achats…
En 1948 ouvrent les premiers magasins en libre-service, qui se multiplient surtout à la fin des années 1950 chez Casino. Peut-on dire que c’est une révolution dans le commerce ?
Ces magasins suscitent d’abord une énorme affluence, mais très vite, les chiffres de vente redescendent au niveau des autres points de vente : car les prix sont les mêmes, le service en moins ! C’est l’augmentation des surfaces de vente, d’abord avec des supérettes, puis surtout avec le supermarché – qui, pour être qualifié comme tel, doit atteindre au moins les 400 m2 – qui va faire la différence. Le premier supermarché français – avec parking – est ouvert en 1958 par le succursaliste Goulet-Turpin. Casino suivra en 1960 avec le plus vaste de France, inauguré à Grenoble.
La véritable rupture vient cependant d’un dénommé Édouard Leclerc et de sa politique de discount : en 1949, dans une Bretagne aux familles nombreuses avides de prix bas, il ouvre un premier « centre distributeur » qui propose des prix inférieurs d’au moins 20 % à ceux de la concurrence offrant, en un mot, le prix de gros au consommateur. C’est un véritable coup de tonnerre médiatique. La polémique fait rage, mais Leclerc bénéficiera finalement, au tournant des années 1960, du soutien de de Gaulle : les économies réalisées sur l’alimentaire permettront aux Français de mieux s’équiper en électro-ménager ou d’acheter un logement, à une époque où le crédit immobilier prend son essor.
Quel rôle peut-on attribuer en définitive à Casino dans l’histoire du commerce français ?
De toute cette génération, forte d’une centaine de maisons à succursales multiples à leur apogée dans les années 1950, seul Casino a survécu. Ses consœurs françaises ont disparues dans la tourmente de la grande distribution. La firme stéphanoise a quant à elle réussi à s’adapter, ouvrant son premier « Géant » Casino en 1970 à Marseille, s’étendant à partir des années 1980 au-delà de son berceau du Sud-Est, rachetant la Ruche méridionale à Agen en 1990, etc.
Alors que les autres succursalistes sont connus par quelques documents épars (articles de presse, journaux d’entreprise), Casino a conservé une part décisive de son fonds d’archives – déclaré « archives historiques » par le ministère de la Culture. Elle est, en l’état actuel des connaissances, la seule à pouvoir témoigner du maillon essentiel qu’ont constitué les succursalistes dans l’histoire du commerce français – entre les grands magasins du XIXe siècle d’une part et la grande distribution d’autre part.
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Professeur agrégé et docteur en histoire, Olivier Londeix est l’auteur de Du client au consommateur, Casino, une chaîne succursaliste française (1898-1960), paru aux éditions CTHS en 2021. Le livre a reçu le prix de thèse du Congrès international d’histoire des entreprises en France.