Interview

Une histoire de l'intime : conversation avec Philippe Artières

le 11/11/2022 par Philippe Artières, Marina Bellot
le 20/10/2022 par Philippe Artières, Marina Bellot - modifié le 11/11/2022

Fruit de conquêtes individuelles et collectives, l'intime est au cœur des préoccupations politiques depuis la Révolution française et n'a cessé de se reconfigurer au gré de l'évolution des modes de vie. Plongée dans l'histoire de ces jardins secrets avec l'historien Philippe Artières.

RetroNews : Votre histoire de l’intime débute au XIXe siècle. Pourquoi avez-vous fait ce choix ?

Philippe Artières : Il faut avoir en tête que l'histoire de l’intime n’a pas la même temporalité selon que l’on appartienne aux classes dominantes ou aux milieux populaires. La naissance de l'intimité au XVIIIe siècle ne concerne que la partie la plus privilégiée de la société ; c’est au cours des XIXe et – surtout – du XXe siècle qu’elle se démocratisera. Jusqu’à cette période, il s’agit d’un privilège jalousement gardé par les souverains : le lieu de vie, celui où le puissant dort, est aussi le bâtiment où il exerce son pouvoir. Il ne s’agit d’ailleurs pas tant d’intimité que de ce qu’on pourrait appeler le privé, ce qui relève d’un espace jour et nuit public. Le réveil du roi est ainsi une cérémonie qui renforce sa singularité.

En ce qui concerne les classes moyennes et populaires, dans les fermes, on vit certes au même endroit mais ensemble ; dans les villes, jusqu'au XVIIIe siècle les femmes et les hommes ont un mode de vie plus nomade : on peut dormir 3 jours dans un endroit et 4 jours dans un autre. Il n’y a pas d’assignation d’un individu à une adresse.

L’intimité est d’abord un rapport à l’espace. Quand et comment ce territoire commence-t-il à se démocratiser ? 

L’intimité en tant qu'espace est un point essentiel dans la compréhension de la manière dont s’est constituée, avec la Révolution française puis au XIXe siècle, la notion juridique de privé et d’intimité. La Constitution de 1795, dans son article 359, affirme que la maison de chaque citoyen est un asile inviolable, et dispose que, pendant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer sauf réclamation venant de l’intérieur de la maison. Le Code pénal napoléonien va plus loin en qualifiant de délit toute entrée dans une unité d’habitation.

L’espace dans lequel un individu vit devient le lieu où il exerce sa liberté la plus intime. Il existe désormais un seuil entre le dedans et le dehors, le privé et le public, mais aussi entre ce qui est soustrait à la vue de tout le monde et ce qui est montré à l’extérieur.

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Jusqu'au milieu, voire la fin du XIXe siècle, pouvoir se regarder était un privilège détenu par une toute petite minorité et, pour de nombreux sujets en Occident, ce rapport intime à son propre corps n’existait pas.

Quelles nouvelles façons d’habiter naissent et se développent au cours du XIXe siècle ?

Avec le développement de l’appartement bourgeois, l’intimité va avoir une existence physique, matérialisée non pas uniquement par la porte d'entrée, mais également par la cloison à l’intérieur même du logement. À partir du moment où elle « fait construire », la bourgeoisie s’entoure d’architectes eux-mêmes issus de la bourgeoisie. Elle se construit donc une intimité selon un certain nombre de règles et de valeurs, très ambivalentes : il s’agit à la fois de s’abstraire de la société, de se constituer un espace libre, et en même temps d’imposer dans cet espace nouvellement constitué des valeurs qui vont restreindre en partie la liberté des individus qui composent ce qui va être au centre de l'intimité bourgeoise : la famille.

Quand elle construit ensuite  des logements pour ses ouvriers, elle les bâtit sur ce même modèle. Le père de famille doit exercer un contrôle sur l'ensemble des membres de cette petite communauté. Cela va être matérialisé par ce que Michelle Perrot appelle « l’histoire des chambres ». La chambre a cette double caractéristique : c’est un espace où l’on peut se retirer, mais aussi un espace où l’on peut être enfermé. Ainsi la chambre conjugale est un lieu où les femmes peuvent se retirer pour lire et écrire, par exemple, mais aussi un espace soumis à l’ordre du patriarcat. La chambre de l'enfant, séparée de celle des parents fin XIXe-début du XXe, est un espace qui conditionne et permet de générer les valeurs de l’intimité bourgeoise, par exemple la pudeur. Elle favorise l’observation, en particulier par le contrôle du linge « intime ».

Avec la naissance de l’intimité, naît nécessairement ce que l’on montre à l’extérieur...

La construction d'un espace privé s'accompagne d’une forme de représentation et de construction de la figure de soi à l'extérieur à travers le développement d’un certain nombre de techniques : les miroirs, les vitres et les vitrines puis la photographie. Jusqu'au milieu, voire la fin du XIXe siècle, pouvoir se regarder était un privilège détenu par une toute petite minorité et, pour de nombreux sujets en Occident, ce rapport intime à son propre corps n’existait pas.

Les femmes s’emparent les premières de ces nouveaux objets. Désormais, elles accèdent à leur reflet, jusque-là soumis au regard de leur mère puis à celui de leur mari. En s’appropriant l’image de leur corps, elles se libèrent. Mais certains usages de ces objets qui favorisent une forme d’indépendance sont immédiatement pathologisés. Une jeune fille qui se regarde trop dans le miroir sera suspectée d'être narcissique. Un homme qui tient son journal ne serait-il pas un « inverti » ? Le narcissisme est une intimité excessive.

L’intimité devient dès lors un espace qu’il faut contrôler.

Il s’agit en effet très vite de limiter cette intimité : il faut défendre la famille et non encourager l’émancipation de l’individu, surtout quand il s’agit d’une femme. Dans la construction au XIXe de l’intimité, il y a l’idée que cet espace nouvellement créé ne doit pas mettre en péril le pacte social, ni les normes qui fondent et structurent la société. Il est l’un des instruments de son bon ordre.

L’intime peut aussi devenir un espace de résistance. Comment les régimes totalitaires ont-ils tenté de le combattre ?

L’intime génère une culture du secret qui inquiète cet ordre établi. Au cours du XXe siècle, l’intime est pour les régimes autoritaires à la fois un phénomène qu’il faut combattre et un instrument de domination. Dans le film d’Ettore Scola Une journée particulière (1977), lors de la venue de Hitler à Rome pour y rencontrer Mussolini, tous les habitants sortent de chez eux pour participer au meeting. Les deux protagonistes qui restent à la maison, soit y sont assignés soit s'y cachent parce qu’ils sont des « ennemis ».

Sous le stalinisme, la pratique de l’appartement communautaire, partagé par plusieurs familles, neutralise les dangers de l'intimité. Censure, surveillance du courrier, perquisition… Dans ces régimes, le secret, fruit de l’intimité, doit disparaître.

À partir de quand les valeurs associées à l’intimité ont-elles été remises en cause ?

Dans les années 1960, sous l’influence notamment des mouvements de femmes (MLF, MLAC), l'intimité qui s’incarne dans le corps devient politique, doit être un front politique. Il s’agit de promouvoir une nouvelle intimité, libérée des hommes, de la famille et de la société. Les femmes revendiquent de pouvoir désormais disposer totalement de leurs corps et proclament que l’intimité est un droit et aucun homme, quel que soit son statut, ne peut s’en arroger le contrôle.

Alors qu’au XIXe siècle les freaks, les monstres, étaient exhibés dans des foires comme pour mieux souligner ce qui relèverait de l’intimité respectable, dans les années 1960/70, des artistes vont retourner le stigmate, notamment par rapport au corps féminin. L’une de celles qui a été majeure dans cette histoire est Niki de Saint Phalle, dont les « nanas » exhibent leur poitrine et leurs fesses, dans l'espace public. Ce retournement dit à quel point le corps féminin est un objet de lutte, mais montre aussi que ce n'est pas tant un corps à soi qu’un corps collectif. Ce passage du « je » au « nous » est fondamental : l’intimité, ce n’est plus mon mais notre intimité – au sens d’une communauté, politique, de pratiques, de modes de vie. L’extimité s’oppose ainsi à l'intimité bourgeoise du XIXe siècle.

Philippe Artières est historien, directeur de recherche au CNRS. Son ouvrage Histoire de l'intime est paru en 2022 aux éditions du CNRS.