Interview

Cléo de Mérode, icône de la Belle Epoque à la réputation sulfureuse

le 24/11/2022 par Yannick Ripa, Flora Etienne
le 09/11/2022 par Yannick Ripa, Flora Etienne - modifié le 24/11/2022

Pendant la Belle Epoque, la danseuse Cléo de Mérode véhicule l'image paradoxale d'une femme aussi angélique que sulfureuse. Dans son ouvrage Cléo de Mérode : Icône de la Belle époque, l'historienne Yannick Ripa déconstruit la légende qui entoure cette femme à partir de sources jusqu'alors inexploitées.

Festival international du film d'histoire

Masculin / Féminin, toute une histoire

40 avant-premières, 120 films et 45 rencontres à découvrir autour du thème « Masculin/Féminin, toute une histoire » : RetroNews est partenaire du 32e festival international du film d'histoire qui se tient à Pessac du 14 au 21 novembre 2022 !

Découvrez le programme

Yannick Ripa est professeure en histoire politique et sociale de l’Europe du XIXe siècle. Elle s’intéresse aux objets dits en marge de l’histoire du féminin (folie, violence, séduction) et au rôle tenu par le genre dans la construction des modèles politiques et des guerres.

Membre du jury du festival international du film d'histoire de Pessac, l'historienne participera le samedi 19 novembre à la conférence Patriarcat : la domination masculine est-elle une fatalité ?

Propos recueillis par Flora Etienne

RetroNews : Comment s’explique la popularité de Cléo de Mérode ?

Yannick Ripa : Sur la scène de l’Opéra où elle est entrée comme « petit rat » à l’âge de sept ans, Cléo de Mérode (1875-1966) se distingue rapidement de ses camarades, non par son talent de danseuse, mais par sa grâce et la régularité de ses traits. Au sortir de l’adolescence, sa beauté subjugue, nimbée de mystère : la jeune femme semble incarner l’innocence –  lèvres closes, sourire à peine ébauché, regard perdu –, alors même qu’elle est l’objet de bien des fantasmes masculins ! Sa beauté, popularisée par la vogue des cartes postales dites fantaisies : photographiée par Nadar et Reutlinger, habillée par les plus grands couturiers, elle devient une figure de la Parisienne.  Modèle pour les élégantes, celles-ci adoptent sa coiffure à bandeaux – dont les mauvaises langues murmurent qu’ils cacheraient un manque d’oreilles ! –, laquelle accentue l’allure préraphaélite de la danseuse.

Cette popularité aurait pu être éphémère, ou bien limitée. C’est un processus de peopolisation – terme bien sûr anachronique  –, mélange de gloire et de scandales, qui explique son statut d’icône de la Belle Epoque : à vingt ans, on lui prête une liaison avec le vieux roi des Belges Léopold II ; au printemps 1896, elle remporte le concours de « La plus jolie de nos actrices »; mais, quelques jours plus tard, on la traîne dans la boue pour avoir posé nue, prétend-on, pour la statue La Danse du sculpteur Falguière, exposée au salon des Champs-Elysées. Pourtant, cette publicité sulfureuse lui vaut sa renommée, bientôt mondiale, et les peintres tels Toulouse-Lautrec et Boldini  ne s’attachent, eux, qu’à sa sublime beauté.

Cléo de Mérode a inspiré de nombreux artistes, des écrivains, elle est l’une des premières femmes dont les photos sont mondialement diffusées. Quel traitement la presse lui a-t-elle réservé ?

La presse a une position ambigüe ; on serait tenté de dire qu’elle se plait à immoler ce qu’elle a adoré, mais en réalité les louanges et les critiques atteignent Cléo de Mérode non pas successivement mais de façon concomitante. Ce régime de douche écossaise l’affecte beaucoup, il est – et sera désormais – le revers de médaille de toute star. Le dénigrement est ici d’autant plus aisé que celle que l’on dit être la plus belle femme du monde n’appartient pas, malgré ses ascendants nobiliaires autrichiennes, à l’aristocratie, ni même à la haute bourgeoisie, et qu’elle porte le poids de la mauvaise réputation de l’Opéra, lieu interlope où les abonnés, une élite, viennent « s’offrir une danseuse. »

La presse, surtout dans ses rubriques parisiennes, et plus encore les caricaturistes, guettent le moindre de ses gestes et de ses pas, qui plus est quand la danseuse quitte l’Opéra pour entamer une carrière internationale. Le scandale et les rires qui accompagnent ces récits et dessins font vendre, mais ils contribuent aussi à propulser Cléo de Mérode au sommet de la gloire.

A-t-elle cherché à maîtriser la médiatisation de son image ?

On a beaucoup écrit à l’époque, et depuis, que l’image de la danseuse avait été largement construite par sa mère, la baronne Vincentia de Mérode, qui a tôt compris le parti que sa fille et elle-même pouvaient tirer de cette grande beauté, constatée dès l’enfance. Cléo le confirme dans son autobiographie, publiée en 1955, en une phrase : « J’étais en somme au singulier, et les autres au pluriel ».

En acceptant d’être photographiée, la ballerine sait que son image lui échapperait car elle n’est ni propriétaire des clichés, ni des cartes-fantaisies. Les photos prises à la dérobée sont alors, pour des raisons techniques, rarissimes, aussi Cléo a toujours eu soin d’adapter des tenues et des comportements conformes à son image lisse, tentant de démentir sa réputation de demi-mondaine, et ce, jusqu’à la fin de sa vie : elle acceptera en 1964 de poser devant les objectifs du célèbre Cecil Beaton, missionné par Vogue USA, à son domicile parisien de la rue de Téhéran – à la condition qu’il détruise les clichés qui égratigneraient son image.

S’est-elle revendiquée féministe d’une quelconque manière ?

Par sa liberté de pensée et d’agir, son rejet  des conventions, son long concubinage avec le diplomate et sculpteur Luis de Périnat, son absence de maternité – sur laquelle elle fera toujours silence –, Cléo de Mérode refuse les assignations genrées mais, tout en magnifiant la beauté, attribut majeur de la féminité et en instrumentalisant les désirs masculins. Ces postures contradictoires ne permettent guère de la qualifier de féministe. Jamais elle ne revendique ce terme. Pour autant, elle est une femme émancipée et, comme telle, peut inspirer de nouveaux comportements féminins.

En revanche, a-t-elle été évoqué dans les discours à consonnance féministe ou antiféministe ?

Des journaux féministes, telle La Fronde, évoquent inévitablement Cléo de Mérode en raison de ses prestations et du succès qu’elles remportent. Leurs critiques s’attachent aux spectacles, plus qu’à sa personne et ironisent simplement sur les annonces récurrentes de son mariage avec un des grands de ce monde. Nulle raison que les anti-féministes s’emparent particulièrement de son personnage ; pour eux comme pour nombre d’hommes qui ne s’expriment pas pour autant sur la différence des sexes, elle est une « cocotte » et de ce fait ils ne la confondent pas avec celles qui revendiquent l’égalité entre les sexes.

Cette représentation de la danseuse est contre toute attente adoptée en 1949 par Simone de Beauvoir. Dans Le Deuxième sexe – future bible de la seconde vague féministe de la décennie 1970 –, la philosophe, qui ne se dit pas encore féministe, traite la danseuse, qu’elle croit décédée, d’hétaïre, sans nullement étayer cette affirmation. Offusquée d’être ainsi assimilée à une prostituée de l’Antiquité, Cléo de Mérode porte plainte en diffamation. La justice lui donne raison et contraint les éditions Gallimard à supprimer du texte l’injure, mais les juges n’accordent qu’un dédommagement symbolique d'un franc à la plaignante, avançant que du temps de sa splendeur, elle n’avait rien tenté (ce qui est faux) pour faire cesser les rumeurs et avait profité de celles-ci.

Qu’est-ce que, selon vous, Cléo de Mérode dit de la Belle Époque ?

Interrogée à divers moments sur ces années 1900, Cléo de Mérode participe de la mystification de cette période, véritable marronnier mémoriel. On comprend aisément que ce temps soit à ses yeux magique puisqu’il correspond à celui de sa jeunesse et de son triomphe. De plus, elle ne fréquente que les classes aisées et ignore tout des difficultés des classes populaires. Les horreurs des deux guerres mondiales ont contribué à faire apparaître la décennie 1900 comme un temps béni, dont Cléo de Mérode est l’un des symboles.

– 

Pour en savoir plus 

Yannick Ripa, Cléo de Mérode : Icône de la belle époque, Paris, Tallandier, 2022