Au musée Carnavalet, les Parisiennes s'invitent : histoire d'une émancipation féminine
De la Révolution française jusqu’à la loi sur la parité, l’exposition « Parisiennes citoyennes ! » du musée Carnavalet-Histoire de Paris, propose une synthèse inédite des luttes menées par les femmes à Paris pour la reconnaissance de leurs droits et l’affirmation de leur liberté.
Christine Bard est professeure d’histoire contemporaine (Université d’Angers) et membre senior de l’Institut universitaire de France. Elle travaille sur l’histoire politique, sociale et culturelle des femmes et du genre et a publié de nombreux ouvrages, individuels et collectifs dans ce domaine. Elle préside l’association Archives du féminisme et dirige la collection du même nom aux Presses universitaires de Rennes. L'historienne anime le musée virtuel sur l’histoire des femmes et du genre MUSEA. Elle est commissaire scientifique de l’exposition « Parisiennes, citoyennes ! » du musée Carnavalet.
Valérie Guillaume est directrice du musée Carnavalet – Histoire de Paris.
Propos recueillis par Flora Etienne
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RetroNews : Quelle est la genèse de ce projet ? Quels choix et quelles envies ont présidé à la manière dont il a été pensé ?
Valérie Guillaume : Depuis les années 1980, le musée Carnavalet - Histoire de Paris a consacré plusieurs centaines d’expositions temporaires aux époques et aux thématiques les plus variées. Mais moins de dix d’entre elles ont rendu visibles les créations de femmes.
La rénovation du musée, entre 2016 et 2021, a donné l’occasion d’un tournant radical, nécessaire. Dans la nouvelle présentation des collections permanentes comme dans la programmation des expositions temporaires et des compléments scientifiques, culturels et événementiels qui leur sont toujours associés, l’objectif désormais établi est de rompre avec la sous-représentation des femmes. De plus, le musée est engagé dans le développement d’acquisitions d’œuvres créées par des artistes femmes en rapport avec l’histoire de Paris – en témoigne l’acquisition, en 2017, de l’œuvre Paris Ville Lumière de Nil Yalter et Judy Blum, puis celle réalisée en 2019, d’une œuvre photographique de Corinne Vionnet.
Dans cette même démarche, une exposition sur l’histoire des femmes était tout aussi nécessaire. Je suis donc allée à la rencontre de Christine Bard en septembre 2019. Autrice de très nombreux ouvrages et études de référence, Christine Bard est présidente des Archives du féminisme et professeure d’histoire contemporaine à l’université d’Angers. Son expertise historique est reconnue en France et à l’international. Elle a relevé avec brio l’invitation à assurer le commissariat scientifique de l’exposition, aux côtés de Juliette Tanré-Szewczyk, conservatrice du patrimoine, responsable du département des sculptures et du patrimoine architectural et urbain, et Catherine Tambrun, attachée de conservation au département Photographies et images numériques, toutes deux au musée Carnavalet - Histoire de Paris.
Avez-vous rencontré des difficultés à monter une exposition exclusivement sur la cause des femmes ?
Valérie Guillaume : Les expositions temporaires du musée Carnavalet Histoire de Paris ont pour cadre Paris. Contrairement aux apparences, la diversité des sujets est infinie. La programmation des expositions temporaires est proposée trois années en amont de façon à approfondir chaque projet et à mieux préparer sa mise en espace, sa médiation pour tous les publics, etc. Les expositions monographiques, historiques, thématiques alternent. Pour la première fois, l’exposition Parisiennes Citoyennes ! traite d’un sujet dit « de société », révélant notamment une pluralité de discours et de visions et une force des dynamiques collectives.
Les œuvres et documents présentés dans cette exposition sont multiformes, des objets en 2 ou 3 dimensions aux supports sonores et audiovisuels et dispositifs interactifs. C’est au cœur d’un réseau parisien particulièrement dynamique que les trois commissaires ont prospecté. La Bibliothèque Marguerite Durand et la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris ont été nos partenaires principaux.
Comment expliquer que Paris soit l’épicentre de ces mouvements émancipatoires ?
Christine Bard : Le féminisme existe dans toutes les régions, plus facilement dans les grandes villes que dans les petites. Mais très souvent, c’est à Paris que se trouvent le siège des associations, des réseaux, des clubs, des journaux, les congrès ; c’est aussi à Paris que vivent la plupart des personnalités marquantes au niveau national. C’est très logique dans un pays centralisé où la capitale politique est aussi la ville la plus peuplée ; une ville laborieuse d’ailleurs, où d’innombrables femmes viennent chercher du travail, et si possible de la liberté. La vie politique, culturelle, intellectuelle de la capitale attire beaucoup de « provinciales » et d’étrangères.
Qu’il s’agisse du Paris révolutionnaire ou encore du Paris de la mode, Paris a, généralement à raison, la réputation d’être à l’avant-garde, dans une France qui serait plus conservatrice. Cette représentation impacte l’histoire des femmes et se révèle juste sur plusieurs plans comme le taux d’activité ou le taux de fécondité des Parisiennes.
En août 1832, Désirée Véret, modiste de vingt deux ans, et Marie-Reine Guindorf, lingère de vingt ans, fondent La Femme libre. Au-delà de transgresser les normes de genre de l’époque, ces rédactrices et éditrices sont d’autant plus méritantes qu’elles appartiennent aux milieux parisiens populaires. Quels sont les sujets traités par ce premier journal exclusivement féminin ?
Christine Bard : Les femmes de l’époque vivent sous le joug du Code Napoléon (1804) privant de droits civils les femmes mariées. La plupart des femmes passent donc de la tutelle du père à celle du mari. Ce faisant, elles changent de patronyme : d’où le choix de certaines rédactrices de signer uniquement avec leur prénom. La « tyrannie » dans le mariage est une cible majeure. Le journal, initiative de saint-simoniennes appartenant aux classes populaires, est sensible à la double émancipation des femmes et du prolétariat. La première étape de cette émancipation est pour elles l’accès à l’éducation. C’est le premier journal féministe, dont le titre annonce l’ambition.
Suivront à La Femme libre la création de La Voix des femmes, de La Fronde… En 1861 Julie-Victoire Daubié la première bachelière française deviendra journaliste spécialisée dans les questions sociales et économiques. D’autres Parisiennes lui succéderont à l’image de Séverine, Marguerite Durand ou encore Louise Weiss. L’exposition leur donne par ailleurs un écho remarquable. Quelle place ont eu la presse et les femmes journalistes dans cette émancipation ?
Christine Bard : Une place essentielle, bien avant la reconnaissance professionnelle des femmes journalistes. De nombreuses femmes se saisissent de la presse comme moyen d’expression et d’action. Elles créent leurs propres périodiques : Marguerite Durand par exemple quitte Le Figaro pour créer son quotidien, La Fronde, en 1897 ; ou Louise Weiss, plus tard, dans les années 1920, qui anime une revue spécialisée dans l’analyse des relations internationales avec une orientation pacifiste, L’Europe nouvelle.
L’influence des féministes passe donc par une presse spécifique : on n’imagine guère aujourd’hui la profusion de leurs journaux – plusieurs centaines – très divers sur la forme et le fond. Par ailleurs, elles défendent la cause féministe dans la presse généraliste ou engagée. Séverine, ardente défenseuse des droits humains, qui a fait ses armes au Cri du peuple aux côtés de Jules Vallès, est leur grande figure de référence.
La presse est d’autant plus importante pour les féministes qu’elles n’ont pas accès au même répertoire d’action collective que les hommes : elles n’ont pas de pouvoir législatif ou exécutif, sont minoritaires dans les syndicats, disposent de faibles moyens financiers, ont moins recours à la manifestation de rue… Non violentes, elles veulent argumenter, convaincre, édifier aussi en montrant la réalité de l’oppression des femmes, à travers, par exemple, des enquêtes sur les ouvrières d’usine ou les travailleuses à domicile. Ce faisant, elles déconstruisent les mythes qui font écran : « la femme reine du foyer », « Paris ville de la Femme », etc.
Quel regard portait la presse sur ces combats ? Le traitement médiatique de ces luttes a-t-il évolué entre la fin du XVIIIe siècle et les années 2000 ?
Christine Bard : Contrairement à ce que l’on imagine aujourd’hui, la presse s’intéressait beaucoup à la cause des femmes, qui occupait déjà quotidiennement l’actualité sous la IIIe République. Le regard était certes souvent ironique, paternaliste. La presse, formatée par les intérêts des hommes, a grandement contribué à construire une figure repoussoir de la féministe ; mais l’antiféminisme n’était pas systématique.
Sans adhérer nécessairement à la perspective d’une égalité totale entre les sexes, des journalistes peuvent s’attacher à défendre telle ou telle revendication. Ils ont besoin de « grandes figures » qui incarnent la cause ; la médiatisation en retour influence l’organisation féministe. Le traitement des luttes a aussi évolué grâce à une plus grande mixité dans les rédactions et au succès constant de la presse dite féminine. Un militantisme spécifique au milieu s’est développé au sein de l’Association des femmes journalistes (née en 1981).
Une femme pouvait-elle vouloir s’émanciper sans être féministe ?
Christine Bard : Oui, dans la mesure où elle ne se préoccuperait que de son sort personnel alors que le féminisme est un engagement dans un mouvement collectif. Exceptions confirmant la règle, des femmes qui ont pu échapper au sort le plus commun, faire des études, jouir d’une grande liberté dans leur vie, leurs mœurs, défendent même parfois des idées antiféministes. Certaines estiment que si elles ont réussi à s’émanciper, toutes peuvent le faire ; d’autres pensent appartenir à une élite au tempérament viril. La plupart refusent de se penser comme des victimes de la domination masculine.
Il est bien difficile de s’identifier à un mouvement sans cesse ridiculisé et pathologisé. Un certain nombre de femmes artistes, écrivaines, par exemple, ont pris leurs distances avec le mouvement. Cela ne nous a pas empêchées de monter dans l’exposition une belle photographie de Colette sur son balcon : elle incarne la femme libre du début du siècle, mais trouve que les suffragettes ne méritent que le fouet...
En tant qu’historienne et commissaire scientifique de cette exposition, quel regard portez-vous sur les mouvements actuels ? L’histoire de l’émancipation des Parisiennes continue-t-elle de s’écrire ?
Christine Bard : Bien évidemment, car nous visons un moment du féminisme – de la troisième vague – d’une rare intensité, dont la puissance a été décuplée par les nouveaux moyens de communication. Le « moi aussi » existait dans le passé, mais le hashtag et les réseaux sociaux créent une caisse de résonnance extraordinaire.
L’histoire récente des Parisiennes se situe de plus en plus dans un contexte mondialisé de luttes féministes planétaires. La réputation émancipatrice de la capitale demeure, mais elle ne doit pas masquer les écarts sociaux et culturels entre femmes : tout ce que le féminisme contemporain veut rendre visible avec la notion d’intersectionnalité.
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L’exposition « Parisiennes, citoyennes ! ». Engagements pour l’émancipation des femmes (1789-2000) du musée Carnavalet se tient jusqu’au 29 janvier 2023.