Une cartographie des petits « métiers de rue » du Paris 1900
Dans une passionnante réflexion sur les travailleuses et travailleurs « de rue » à la Belle Époque, l’historienne Juliette Rennes dresse un état des lieux d’une société et de ses mentalités. A qui étaient destinés ces métiers, et selon quelles modalités ?
Juliette Rennes est directrice d’études de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ses recherches s’inscrivent en sociologie et en histoire du travail, du genre, de l’âge et des cultures visuelles. Elle a notamment coréalisé, au Musée de l’histoire vivante, une exposition sur le genre du travail à l’époque contemporaine (Montreuil, 2015), publié Le Mérite et la Nature. Une controverse républicaine, l’accès des femmes aux professions de prestige (1880-1940) et coordonné l’Encyclopédie critique du genre.
Elle vient de publier Métiers de rue. Observer le travail et le genre à Paris en 1900 aux éditions de l’EHESS.
Propos recueillis par Benoît Collas.
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RetroNews : Pourquoi avoir choisi spécifiquement comme objet de recherche les métiers exercés dans la rue parisienne au cours des années 1900 ?
Juliette Rennes : Je n’ai pas d’emblée décidé d’étudier les métiers de rue. Au fil d’une enquête antérieure sur les femmes exerçant des activités traditionnellement masculines à la Belle Époque, j’avais été intriguée par le succès public et la profusion de représentations des premières cochères parisiennes en 1907 : d’énormes attroupements se formaient autour d’elles dans la rue, elles apparaissaient sur des images matérielles dont on a de nombreuses traces – des centaines de cartes postales à leur effigie, des photographies de la presse illustrée, des objets manufacturés comme des vases et des statuettes, des menus de restaurants, etc. Enfin, elles étaient devenues des personnages de fiction, sur les scènes des théâtres de boulevard, au cinéma, dans la chanson, le music-hall…
Ce cas a été l’un des points de départ d’un questionnement plus large sur l’expérience de travailler sous le regard public, sur les régimes de visibilité des divers métiers exercés dans la rue selon le genre et sur leurs mises en images. Ces images, et notamment les cartes postales des « petits métiers » de la Belle Époque, nous sont familières aujourd’hui : elles continuent à circuler dans l’espace visuel numérique contemporain pour illustrer le « Paris pittoresque ».
Or, en avançant dans cette recherche, je me rendais compte à la fois que ces corpus d’images étaient rarement l’objet d’une analyse critique et que la plupart des activités de rue qui y étaient représentées n’avaient pas été investiguées en histoire sociale, ni à fortiori sous l’angle de leur organisation genrée. Le fil conducteur de cette enquête s’est ainsi peu à peu dessiné autour de ces trois angles : le travail de rue, le genre et la « visualité », c’est-à-dire la façon dont est alors défini ce qui doit être regardé et les significations accordées à ce visible, non seulement à travers des images, mais aussi à travers les interactions dans l’espace public urbain.
Cette période, qui s’étale des années 1880 à la veille de la Première Guerre mondiale et que l’on a appelée « Belle Époque » a posteriori, a-t-elle une importance particulière pour ce sujet ?
Le tournant des XIXe-XXe siècles est traversé par plusieurs changements qui impactent le travail exercé dans la rue à Paris, son genre et le regard qu’il suscite. Les organisations féministes sont en plein développement et soulèvent la question de l’accès des femmes aux métiers traditionnellement masculins, dont ceux exercés dans la rue ; l’apparition des cochères en 1907, puis des colleuses d’affiches parisiennes en 1908 dont je parle aussi dans le livre, est alors perçue comme une manifestation des progrès de ces revendications pour l’égalité des sexes dont Paris serait à l’avant-poste (ce que le livre déconstruit en partie) ; on est par ailleurs à l’apogée de la mise en spectacle de l’espace urbain parisien, non seulement à travers l’explosion des images photographiques de la capitale, mais aussi, comme l’a montré Vanessa Schwartz (Spectacular Realities, 1998), à travers les transformations urbanistiques qui mettent en spectacle la vie urbaine, du développement des grands boulevards à celui des bancs et terrasses de café.
Ces transformations constituent pour des touristes, flâneurs, peintres, reporters et photographes, principalement des hommes, des postes d’observation de la rue et des travailleuses qui y circulent. Dans le même temps, la présence policière s’accroît aussi dans l’espace public ; les travailleuses et travailleurs de rue sont particulièrement surveillés par les agents. L’avènement des cochères et les regards portés sur elles cristallisent tous ces changements en cours : en cherchant initialement à comprendre ce cas, ce sont ces transformations que j’ai été amenée à explorer.
Quels métiers peut-on alors observer dans les rues de Paris en 1900 ? Quelles sources avez-vous principalement utilisées ?
Tout d’abord, pour essayer de rendre compte, d’un point de vue quantitatif, des formes variées d’occupation professionnelle de la rue – genre, tranches d’âge, types de métiers, etc. –, les six recensements parisiens par profession, réalisés entre 1886 et 1911, ont constitué une première source précieuse. Mais il fallait la recouper avec d’autres sources statistiques, ne serait-ce que parce que la distinction entre métier exercé en établissement et dans la rue n’est pas mobilisée en tant que telle dans les recensements : c’est la catégorisation par secteur professionnel qui prime. Par exemple, le secteur de vente des fruits et légumes inclut toutes les personnes qui font commerce de ces produits, que ce soit en boutique, dans un marché couvert, en plein air ou en oscillant entre ces différents espaces ; de même, les porteuses de pain sont intégrées dans le « personnel de boulangerie » avec les ouvriers et employé·es qui travaillent à l’intérieur, sans distinction entre ces différents corps de métiers.
En confrontant ces données du dénombrement à des enquêtes sociales, des statistiques municipales, des reportages et des archives policières, on peut néanmoins estimer l’ordre de grandeur de la population qui travaille en plein air et son sexe-ratio : du côté féminin, l’activité la plus exercée, totalement absente du recensement, est la prostitution de rue. Il y a, dans les années 1900, environ 6 000 « filles soumises », c’est-à-dire inscrites à la préfecture de police comme prostituées soumises à la réglementation et aux visites médicales, mais il existe aussi entre 80 000 et 120 000 femmes qui exercent plus ou moins régulièrement la prostitution clandestinement, dont une majorité en racolant à l’extérieur, plutôt qu’en établissement.
Il y a ensuite les travailleuses des secteurs mixtes : la vente ambulante de quatre-saisons, le portage du pain, le commerce de rue sédentaire ou itinérant d’autres produits (par exemple sur le carreau des halles), les métiers du nettoyage et du recyclage (balayage, chiffonnage). Cependant en termes d’effectifs, ces métiers, qui rassemblent entre 20 000 et 40 000 personnes, pèsent peu par rapport aux 250 000 hommes qui occupent l’espace urbain dans des activités de construction, de maintenance, de réparation, de livraison, de surveillance et de transport des individus et des marchandises.
Sans conteste, l’occupation professionnelle de la rue est majoritairement le fait de travailleurs masculins et ce sont eux qui façonnent l’environnement urbain : dans le livre, une carte postale dessinée de l’époque le souligne d’ailleurs avec une intention d’humour grivois en opposant le sens littéral, pour les ouvriers masculins, de l’expression « faire le trottoir » et le sens métaphorique que cette expression revêt pour les prostituées : sillonner ce même trottoir fabriqué par des travailleurs masculins.
Comment ces métiers deviennent-ils un lieu commun du « Paris pittoresque » ?
Le cas de la prostitution, des activités de construction et des travaux publics montre que les métiers les plus présents dans l’espace urbain d’après les sources statistiques ne correspondent pas aux métiers les plus représentés du Paris pittoresque.
La représentation alors dominante des métiers de rue est influencée par une iconographie beaucoup plus ancienne, celle des « Cris de Paris » (ces métiers de rue qui s’annoncent par des cris, ou plutôt par des mélodies), qui s’est fixée à travers une longue histoire d’estampes, peintures, jeux de l’oie, cartes à jouer, statuettes et almanachs depuis le XVe siècle. Dans les années 1900, certains éditeurs d’images et auteurs d’ouvrages sur Paris représentent ces « petits métiers » de service, de vente, de recyclage et de réparation comme faisant partie de l’identité transhistorique de la capitale et soulignent la menace que l’accélération de l’industrialisation, des rénovations urbaines ou des nouvelles politiques d’hygiène fait peser sur ces groupes professionnels, par exemple sur les porteurs d’eau, les lavandières de la Seine ou les chiffonniers.
Les photographes documentent abondamment ces métiers qui disparaissent, précisément dans l’optique d’en garder des traces visuelles : sans ce contexte de lecture, on pourrait croire, en regardant les cartes postales des « petits métiers » des années 1900, qu’ils sont très présents dans l’espace public alors qu’ils pèsent peu, statistiquement, par rapport à d’autres activités exercées dans la rue, comme je l’évoquais plus haut. Pour l’historien.ne, ces photographies ne sont pas nécessairement « fausses », mais il faut savoir les contextualiser, les décoder et souvent s’émanciper de leurs légendes qui nous indiquent ce qu’il faut voir dans ces images.
Pourquoi est-il important de prendre en compte le genre et l’âge de ces travailleurs, et de quelle façon sont-ils liés ?
Il y a d’abord un usage allégorique de la vieillesse (ou de la jeunesse) des modèles pour incarner, dans la culture visuelle, le passé (ou l’avenir) des métiers. Mais l’âge est aussi une catégorie de gouvernement de la population urbaine et laborieuse alors en plein développement : c’est l’époque où sont mises en œuvre les lois sur l’interdiction du travail des enfants et sur la scolarisation obligatoire. Et si la carte d’identité ne date que de 1921, les gens qui travaillent dehors n’en ont pas moins des certificats professionnels, souvent avec photographie, délivrés par la préfecture de police, qui indiquent leur année de naissance.
Beaucoup de métiers en tension sont régulés par des barrières d’âge : il faut par exemple avoir plus de 30 ans pour être marchand·e de quatre-saisons, car on considère alors que les jeunes peuvent faire des métiers physiquement plus difficiles – façon de parler car il n’est pas de tout repos de circuler du matin au soir par tous les temps avec sa charrette de quatre-saisons en risquant d’être interpellé par la police dès qu’on stationne trop longtemps.
Pour toutes ces raisons, beaucoup de sources nous permettent d’élaborer des statistiques par tranche d’âge et d’investiguer le travail de rue sous l’angle des cycles de vie : y a-t-il des métiers de jeunes et d’autres plus accueillants au vieillissement ? Ces âges du travail sont-ils différents pour les femmes et les hommes ? Dans les reportages de presse et les essais de l’époque sur Paris, les propos désobligeants sur les vieilles prostituées, marchandes ou artistes de rue sont courants et énoncent de différentes manières l’idée qu’elles sont trop âgées pour se donner à voir en public. Le livre montre aussi, à travers les statistiques par métier, que les femmes sont professionnellement considérées comme vieilles avant les hommes : dans les secteurs mixtes, comme celui de la domesticité, les hommes « durent » davantage que les femmes, qui subissent plus souvent un déclassement professionnel avec l’avancée en âge.
Quelles sont les interactions entre ces travailleurs hommes et femmes dans les rues parisiennes en 1900 ?
Il est difficile d’évoquer ces interactions de manière générale, car elles varient justement selon les métiers, les classes d’âge, les statuts sociaux. Il y a des conflits pour l’occupation du trottoir entre travailleurs et travailleuses de rue, par exemple entre les camelots (un métier plutôt masculin) et les marchandes de quatre-saisons, ou entre ces dernières et les commerçants en boutique.
L’arrivée de femmes dans un métier masculin, comme celui de cocher, suscite aussi des formes de concurrence pour la captation de la clientèle, même si cette concurrence est assez dérisoire au vu du faible nombre de cochères. Il n’empêche que le succès qu’elles rencontrent auprès des clients fait réagir leurs collègues masculins par des insultes, voire des accidents volontairement provoqués contre elles. On en trouve la trace dans des archives hospitalières, judiciaires et policières. Mais les sources donnent également à voir des formes de sociabilité et de solidarité, par exemple entre prostitué·e·s des deux sexes face à la surveillance policière.
En m’intéressant à l’intrication des rapports de travail, de genre et d’âge dans la rue, je me suis aussi penchée sur les interactions entre les jeunes travailleuses qui sortent des ateliers, des boutiques et des usines et ceux qu’on appelle à l’époque les « vieux marcheurs », des hommes plus âgés et plus installés, à la recherche d’aventures sexuelles ; pour évoquer ces interactions, la métaphore du chasseur face à sa proie est très présente dans les guides libertins et dans les simples guides touristiques des années 1900 qui indiquent au lecteur les horaires de sortie des ateliers et des usines pour aborder les jeunes employées… L’idée est qu’il ne faut pas se laisser arrêter par leur indifférence ou leur résistance et qu’il faut persévérer : leur premier refus ne serait qu’un moyen pour se distinguer des prostituées.
C’est donc ce que l’on peut appeler, en employant une expression anachronique, du « harcèlement de rue », puisque le principe est que le non ne doit pas être entendu. Je me suis intéressée à l’émergence d’un discours critique sur cette pratique, notamment du côté des féministes ; dans la presse à grand tirage de l’époque, le fait de suivre et d’aborder des femmes est souvent considéré comme une expression naturelle du désir viril, mais le droit des femmes à pouvoir se déplacer librement dans la rue sans être suivies commence à se faire entendre plus largement.
Vous êtes sociologue, mais avez réalisé un travail d’historienne – la 4e de couverture parle d’une « ethnographie historique ». Comment situez-vous votre approche dans le champ des sciences humaines et sociales ?
J’ai toujours fait des allers-retours entre des questions, méthodes et matériaux d’enquête sociologiques et historiques, et ce n’est pas en soi novateur : c’est le principe même de la sociohistoire, de la sociologie historique et de nombreux travaux d’histoire sociale.
À travers cette enquête, je me suis surtout interrogée sur ce que pouvait signifiait l’observation lorsqu’on s’inscrit en histoire de la visualité : dans l’observation ethnographique en sociologie ou anthropologie, on est partie prenante des scènes dont on rend compte, mais pour ethnographier des scènes du passé, on doit s’appuyer sur le regard d’observateurs et d’observatrices de l’époque. Dans le cas du travail de rue en 1900, ces observateurs et moins nombreuses observatrices dont on a des traces archivistiques sont des journalistes-reporters, des écrivains-flâneurs, des photographes, des peintres, des policiers, des agents du recensement, des enquêteurs qui publient des travaux d’économie sociale, des expéditeurs et expéditrices de cartes postales et parfois des travailleurs et travailleuses de rue qui ont laissé des traces écrites (par exemple dans des registres de police et exceptionnellement dans des autobiographies), etc.
Le livre est aussi une réflexion sur ce kaléidoscope de regards, sur la place de l’observation dans le Paris des années 1900, sur les enjeux de genre qui la traversent et sur les questionnements contemporains qui informent notre propre regard sur ces sources. Par exemple, je mentionne volontiers dans le livre le lien entre ce qui m’interpelle dans le Paris de l’époque et des problématiques actuelles, qu’il s’agisse de la ségrégation genrée des activités, des revendications de mixité dans l’espace public, des enjeux écologiques du travail urbain ou encore des tensions entre l’embourgeoisement de la capitale et les usages populaires de la rue.
Mais cela n’implique pas pour autant de présumer que ces questions se posaient en ces termes en 1900. J’ai voulu au contraire saisir la perspective des citadines et citadins qui travaillaient alors dans la rue, y circulaient et l’observaient, tout en tentant de faire de cette distance historique une ressource pour donner plus d’épaisseur et de réflexivité à nos expériences urbaines contemporaines.
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Juliette Rennes est directrice d’études de l’École des hautes études en sciences sociales. Elle vient de publier Métiers de rue. Observer le travail et le genre à Paris en 1900 aux éditions de l’EHESS.