Interview

En bas, le charbon : une histoire des mines du Nord-Pas-de-Calais

Mineurs des fonds de Lens-Liévin, deuxième moitié du XXe siècle - Toutes les photos sont publiées avec l'aimable autorisation des éditions de l'Escaut
Mineurs des fonds de Lens-Liévin, deuxième moitié du XXe siècle - Toutes les photos sont publiées avec l'aimable autorisation des éditions de l'Escaut

Le bassin minier du nord de la France a façonné, de son âge d’or à sa ruine, une longue et douloureuse histoire, liant des milliers d’hommes à son territoire – et à ses fonds. Une collection de livres revient sur la vie de ces travailleurs des houillères au XXe siècle.

Le patrimoine minier a laissé en France une histoire riche et dense, si dense que les éditions de l’Escaut, dirigées par Virginie Blondeau, ont proposé à Jean-Marie Minot et à Didier Vivien de lui consacrer une collection de six ouvrages magnifiquement illustrés dont le deuxième, traitant du groupe d’exploitation de Lens-Liévin, vient d’être publié.

Entretien autour d’un patrimoine et d’une histoire qui mérite d’être redécouverte.

Propos recueillis par William Blanc.

RetroNews : Pourquoi consacrer une série d’ouvrages au patrimoine industriel minier du Nord-Pas-de-Calais ?

Didier Vivien : Parce que sur cent vingt kilomètres la densité industrielle est exceptionnelle. Le Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais constitue la plus grande région industrielle de France. Et comme l’exhaustivité est une des caractéristiques centrales de l’archéologie industrielle, nous avons prévu six ouvrages pour couvrir l’ensemble du bassin.

Virginie Blondeau : Exactement. S’il y a trente-deux puits dans le groupe d’exploitation, il faut qu’ils soient tous représentés. On ne peut pas en laisser un de côté.

Didier Vivien : Oui, et surtout, nous avons voulu rappeler l’importance historique du Bassin minier qui est l’origine de l’hégémonie française au XIXe siècle. C’est une richesse centrale, au cœur de laquelle il y a le groupe de Lens. Il suffit d’y voir le défilé des présidents de la République, des ministres et des Premiers ministres pour mesurer l’importance du charbon nordiste et notamment des deux grosses compagnies que sont Anzin et Lens. Là-bas se produit jusqu’à 60 % du charbon français. À titre d’exemple, notons qu’Adolphe Thiers, qui a été plusieurs fois ministre et qui présida à la répression de la Commune, a des intérêts très importants dans les mines d’Anzin.

Jean-Marie Minot : Oui, une fosse porte même son nom à Saint-Saulve (Nord).

Quels fonds archivistiques avez-vous employés pour réaliser votre ouvrage ?

Virginie Blondeau : Pour les fonds, notamment photographiques, on capitalise sur le travail d’accumulation fait par Jean-Marie et Didier. Ils ont pris une très grande quantité de photos, parce que ce sont des archéologues industriels qui sillonnent les sites depuis très longtemps. Ils ont aussi acquis des fonds en allant dans de nombreuses bourses aux photos et aux cartes postales. Ils ont également récupéré des fonds déjà constitués, comme le fonds Pawlik.

En complément, on est enfin allé chercher dans des collections plus institutionnelles : archives municipales, départementales, les archives nationales du monde du travail à Roubaix ou celles du centre historique minier de Lewarde.

Qu’est-ce qui vous a motivé à collecter et à éditer de pareilles sommes de documents ?

Jean-Marie Minot : Mon grand-père m’a élevé et il travaillait sur un carreau de fosse. La collecte m’est alors venue assez rapidement, quand je me suis rendu compte qu’il y avait des journaux de mines. J’avais un très bon copain dont le père travaillait au « lavoir » de la fosse Gayant à Waziers (Nord), et il m’a montré un jour Douai Mines. Oh ! je trouvais ça extraordinaire. En plus il y avait des photos de chevalets dessus. La toute première carte postale que j’ai eue, je l’ai vue dans la vitrine d’un tabac. Elle représentait la fosse 2 de Marles-les-Mines (Pas-de-Calais). J’ai cassé les pieds à mon grand-père pour qu’il me l’achète. Et il a fini par le faire. J’avais huit ans. J’en ai soixante-dix-neuf maintenant.

Didier Vivien : Moi c’est le football qui m’a conduit à la mine. Je jouais à Aire-sur-la-Lys (Pas-de-Calais) qui, paradoxalement, était dans les districts de football du Bassin minier. Un week-end sur deux, on allait jouer au football dans le bassin minier, on était dans les années 1970 et l’adolescent que j’étais, saisi par l’atmosphère, j’étais sidéré par l’architecture, la lumière, les gens… Les gens ! Dans le Bassin minier, il y a une atmosphère humaine qu’on ne trouve nulle part ailleurs en France.

Virginie Blondeau : Je suis née à Denain. Je n’ai pas de famille dans la mine, mais j’étais à l’école des Forges à côté d’Usinor. Quand je sortais de l’école, je prenais le bus qui longeait pendant des kilomètres Usinor, qui venait de fermer. Tout était en friche ; j’ai vu la misère, la détresse. Récemment, j’ai fait une thèse sur la transmission de la mémoire dans le cadre du Bassin minier.

Fosse n°3 de Lens-Liévin, 1950, photo utilisée pour la couverture de la parution
Fosse n°3 de Lens-Liévin, 1950, photo utilisée pour la couverture de la parution

« Il ne s’agissait pas seulement d’une installation industrielle. […] Cela a été aussi une révolution sociale. Il y a eu cet « effet Bassin minier » sur la population : l’entraide, le travail des femmes (notamment dans le textile). Bref, c’est une véritable société dans la société qui constitue, en plus du patrimoine matériel, un patrimoine immatériel. »

À vous entendre le patrimoine industriel minier est une source de fierté ? 

Jean-Marie Minot : Oui, notamment au moment la modernisation après-guerre. Mes grands-parents achetaient par exemple Nord Matin. Dedans, il y avait régulièrement des articles sur les mines.

Virginie Blondeau : Précisions qu’à cette époque, il n’y a pas encore de notion de patrimoine. C’est plus de la propagande. La notion de patrimoine va venir beaucoup plus tard. À la fin des mines, tout ça, c’est de la friche, on n’en veut pas.

Didier Vivien : Après les années de propagande, il y a les années de récession, et là, ce sont les années de honte. La honte est très forte à partir des années 1970. Adieu les Trente Glorieuses, adieu la France industrielle, adieu de Gaulle, adieu le Parti communiste. Il y a une mutation sociale énorme qui nous fait basculer dans la postmodernité. Dans le Pas-de-Calais, cette mutation est aussi violente que la Révolution industrielle, puisqu’on dit à des dizaines de milliers de gens : « vous êtes obsolètes ! »

Virginie Blondeau : À ce moment-là, le patrimoine industriel n’a rien d’évident. En France, on privilégie plus le patrimoine littéraire, théâtral, architectural classique. La prise de conscience de cette richesse est plus rapide en Allemagne. Au moment de la candidature du Bassin minier au patrimoine mondial de l’UNESCO, personne n’y croit. Pour beaucoup, c’est surtout une épine dans le pied. On veut raser tout ça, on veut mettre des centres commerciaux et passer à autre chose. Mais c’est devenu patrimonial [la candidature à l’UNESCO a été acceptée en 2012, NdA].

Notamment parce qu’il ne s’agissait pas seulement d’une installation industrielle. Cela va au-delà de deux bâtiments d’extraction et un terril. Cela a été aussi une révolution sociale. Il y a aussi cet « effet Bassin minier » sur la population. Il y a l’entraide, le travail des femmes (notamment dans le textile). Bref, c’est une véritable société dans la société qui constitue, en plus du patrimoine matériel, un patrimoine immatériel.

Didier Vivien : Mais là apparaît une nouvelle forme de propagande lorsqu’on exalte ces valeurs immatérielles au moment où la solidarité et la cohésion de classe déclinent. Là apparaît un effet de nostalgie qui idéalise le temps de la mine. La solidarité d’alors – qui était bien réelle – c’était aussi, ne l’oublions pas, la rançon de la misère. Voilà pourquoi nous ne nous inscrivons pas dans une démarche relevant de l’Urbex qui renvoie souvent à un divertissement. Nous retournons sur des lieux en ayant conscience du passé et de l’Histoire.

Jean-Marie Minot : Il ne faut pas oublier que sur ces lieux, des hommes ont vécu, ont souffert. Aller dans le fond ou monter un chevalet n’avait rien d’une partie de plaisir.

Virginie Blondeau : C’est pour ça que dans ces ouvrages, nous avons voulu être le plus factuel et scientifique possible. Montrer la réalité de l’histoire du Bassin minier, sans misérabilisme ni exaltation.

Mineurs du fond de Lens, deuxième moitié du XXe siècle
Mineurs du fond de Lens, deuxième moitié du XXe siècle

Vous dites que la mine, c’est « bien plus que l’extraction du charbon ». Pouvez-vous préciser ?

Jean-Marie Minot : La mine est aussi un système de transport et de transformation. Dès qu’on abat le charbon, il faut le transporter vers le puits avec différents moyens, qui ont évolué au fil des années. On a des cages qui ramènent le charbon vers la surface et qui amènent les mineurs vers le fond. C’est un ballet ininterrompu. Une fois au jour, le charbon est de nouveau transporté vers les points de chargement, vers le triage, les lavoirs, et tout cela par chemin de fer. Puis, vers les cokeries, vers les usines à boulets, et enfin vers la clientèle, qui se trouve en général du côté de Paris. Le gros consommateur de la région, c’était la ville de Paris. Le Nord-Pas-de-Calais y était directement relié, d’autant que c’était le Bassin minier le plus proche.

Virginie Blondeau : Quand on parle du monde minier, on a tout de suite l’image du mineur de fond. Certes, c’est un acteur fondamental. Mais on doit avoir à l’esprit la complexité et la diversité qui existe derrière l’exploitation du charbon.

Didier Vivien : L’intérêt stratégique du charbon réside dans sa capacité à être transformé dans un premier temps en coke, ce qui permet de fabriquer de la fonte, donc de l’acier, ce qui le lie avec l’industrie lourde. Sa fonction combustible, en réalité, est assez secondaire.

Jean-Marie Minot : À partir d’une tonne de charbon, on récupère 750 kg de coke. Le reste constitue des sous-produits, comme le goudron, voire du plastique. À côté de chaque cokerie, il y a une usine de produits chimiques, comme à Mazingarbe (Pas-de-Calais). 

Didier Vivien : La transformation a aussi donné des engrais qui sont massivement utilisés dans l’agriculture française à partir des années 1930. À cette époque, la direction des mines de Lens affirme ainsi que le charbon en soi n’est pas une finalité. Ce sont les produits dérivés qui sont les plus importants.

Fosses n°11 et 19 du groupe de Lens, Loos-en-Gohelle, circa 1957
Fosses n°11 et 19 du groupe de Lens, Loos-en-Gohelle, circa 1957

« Le charbon est inséparable de la propagande. Il y a une mise en scène de la puissance symbolique des machines, donc de l’industrie. Il s’agit d’une forme de domination esthétique à travers une forme de sidération, qui rappelle celle des seigneurs avec leurs châteaux. »

Les mines suscitent aussi une importante urbanisation.

Jean-Marie Minot : Oui. Les photos du début du XXe siècle montrent qu’il n’y avait que des champs autour de la fosse n° 1 de Lens. Aujourd’hui, c’est complètement urbanisé. C’est-à-dire qu’autour des fosses, on a créé massivement de l’habitat minier.

Didier Vivien : Et cela pour une seule raison : la main-d’œuvre constitue le problème structurel de la mine. Il n’y a « jamais assez » de main-d’œuvre. Il faut donc la capturer et l’attirer avec des logements, comme les corons.

Néanmoins, cette histoire particulièrement dense a été en fin de compte assez courte

Virginie Blondeau : Oui. La première découverte du charbon a lieu en 1720 à Fresnes-sur-Escaut (Nord), mais il faut attendre plus d’un siècle pour que l’exploitation massive commence vraiment. Et le gros de l’industrie minière charbon court des années 1850 au déclin des HBNPC (Houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais), qui est déjà acté dans les années 1960 – soit une grosse centaine d’années.

En parcourant votre ouvrage, on s’aperçoit que certaines structures comme la fosse 15 de Loos-en-Gohelle (Pas-de-Calais) étaient construites non seulement pour des raisons pratiques, mais aussi pour des raisons de prestige. Si on vous suit, on se rend compte que la Société des Mines de Lens s’imaginait comme une vitrine de l’industrie française.

Didier Vivien : Comme on l’a déjà remarqué, le charbon est inséparable de la propagande. Il y a une mise en scène de la puissance symbolique des machines, donc de l’industrie. Il s’agit d’une forme de domination esthétique à travers une forme de sidération, qui rappelle celle des seigneurs avec leurs châteaux.

Virginie Blondeau : Sur nombre de bâtiments, le nom de la fosse est inscrit en hauteur. Parfois, c’est placé juste à côté de la grande route passante. Il s’agit d’afficher – pour les propriétaires – leur force et leur démesure. L’architecture des bâtiments d’exploitation est parfois travaillée, soignée.

Jean-Marie Minot : Oui, il y a un style de chevalet en fonction des sociétés d’exploitation. Lorsque la fosse 1ter de Béthune – située sur la commune de Bully-les-Mines (Pas-de-Calais) – est reconstruite durant l’entre-deux guerres, le chevalet est bâti en béton, comme s’il était fait pour durer, pour s’inscrire dans le temps long. D’ailleurs, l’architecte lui donne un aspect de temple gréco-romain. Didier rigole parce que je parle toujours de la fosse Gayant, qui porte le nom du géant de Douai, mais quand j’étais petit, c’était spectaculaire. À Waziers, on ne voyait que ça, c’était énorme, ça écrasait totalement les environs.

Le chevalet de la fosse 1ter de la Société des Mines de Béthune, carte postale, circa 1930 – source : WikiCommons
Le chevalet de la fosse 1ter de la Société des Mines de Béthune, carte postale, circa 1930 – source : WikiCommons

Durant la Grande Guerre, le front coupe le Bassin minier en deux, ce qui provoque des destructions massives. Dans votre ouvrage, l’historien Yves Le Maner cite un article d’Albert Londres paru dans Le Petit Journal du 5 octobre 1918 où le grand reporter écrit « Plus rien… c’est Lens ! […] Dans ces villes du pays minier, bâties de corons, pas un toit ne dépassait l’autre. C’est aujourd’hui la même égalité dans la ruine. » Dans ce contexte, quel fut l’enjeu de la reconstruction ?

Jean-Marie Minot : Le Bassin minier a très durement souffert de la guerre. Mais cela a permis de moderniser les mines. Les structures étaient vieillissantes, et dataient parfois des années 1860. Sur Lens, les machines d’extraction à vapeur ont été remplacées par des machines électriques. Les chevalets ont été agrandis.

Didier Vivien : L’enjeu de la reconstruction, c’était d’être « plus fort » que les Allemands que l’on venait de vaincre. Ce processus illustre bien la dimension conflictuelle et guerrière du capitalisme industriel et du productivisme. Il y a d’ailleurs un côté très militaire dans l’exploitation minière, et pas seulement dans les régimes totalitaires.

Quels changements provoque la nationalisation des mines après la Seconde Guerre mondiale ?

Jean-Marie Minot : À tous points de vue, cela a été énorme. Les installations minières avaient été épuisées par les Allemands durant la guerre, donc il a fallu moderniser à nouveau. On a concentré les fosses, on a amélioré le rendement de manière spectaculaire. On a aussi construit des cités minières très modernes, les camus, très décriés aujourd’hui, mais qui offraient alors un confort inédit (avec salle de bains, etc.)

Quels sont les futurs projets éditoriaux des éditions de l’Escaut ?

Virginie Blondeau : Nous avons prévu de publier six livres sur le patrimoine industriel du Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, que nous prévoyons de sortir au rythme d’un pas an. En parallèle, nous avons prévu deux ouvrages sur les chemins de fer miniers, dont le premier devrait sortir durant le printemps-été 2023. Le premier tome sera consacré de l’ère du cheval à celui de la vapeur, et le second de la vapeur au diesel. C’est un sujet important, car, comme le notait Jean-Marie, le transport du charbon est dès le début une question cruciale.

On a aussi un projet de livre sur les chevalets, mais tout dépend des financements que nous trouvons, et aussi, à plus long terme, d’autres ouvrages sur le travail au fond, sur les « gueules noires ». Avec les connaissances de Didier et Jean-Marie, on peut faire des milliers de livres (rires !).

Virginie Blondeau est docteure en sciences de l’information et de la communication et éditrice, responsable des éditions de l’Escaut. Jean-Marie Minot est collectionneur, archéologue industriel, photographe, historien de la mine. Didier Vivien est universitaire de profession, mais également photographe, écrivain et archéologue industriel.