Interview

Chroniques d'un moment : les « Belles Epoques » de Dominique Kalifa

le 02/03/2024 par Arnaud-Dominique Houte, Benoît Collas - modifié le 12/03/2024

Tragiquement disparu en septembre 2020, l’historien Dominique Kalifa nous a légué une œuvre aussi passionnante que foisonnante. Retour sur quelques aspects majeurs de ses travaux en compagnie d’Arnaud-Dominique Houte.

Arnaud-Dominique Houte est professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne Université, et est notamment spécialiste des questions de sécurité : il a récemment publié Citoyens policiers : une autre histoire de la sécurité publique en France, Les Peurs de la Belle Époque et Propriété défendue : la société française à l’épreuve du vol.

Les Belles Époques de Dominique Kalifa, dirigé par Arnaud-Dominique Houte, est paru aux Éditions de la Sorbonne en janvier 2024.

Propos recueillis par Benoît Collas.

RetroNews : Pouvez-vous commencer par présenter brièvement Dominique Kalifa et expliquer le titre du livre, notamment son usage du pluriel ?

Arnaud-Dominique Houte : Dominique Kalifa était un historien, professeur à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, où il a enseigné pendant près de vingt ans. Il y a laissé une forte empreinte, par ses nombreux livres et articles bien sûr, mais aussi par ses directions de recherche (masters, thèses  j’ai moi-même soutenu mon habilitation à diriger des recherches sous sa conduite) et plus généralement par les conseils qu’il prodiguait avec une discrète autorité et d’une voix très caractéristique, teintée d’un léger chuintement. Très actif, investi de nombreuses responsabilités, il était une véritable personnalité de la communauté historienne.

Ainsi son suicide le 12 septembre 2020, jour de son soixante-troisième anniversaire, a surpris et bouleversé. De nombreux hommages lui ont été rendus, par ses collègues et élèves, notamment un grand colloque dont cet ouvrage rassemble et élargit les actes.

Le titre rend hommage à cette « Belle Époque » qu’il avait passionnément étudiée dans plusieurs ouvrages et à laquelle il avait consacré un livre remarqué, La Véritable Histoire de la Belle Époque, et un documentaire, Une si belle époque. On savait depuis longtemps, bien sûr, que cette séquence des années 1880-1914 n’était pas aussi heureuse que le suggérait le mot de « Belle Époque » par lequel on s’est mis à la désigner, un demi-siècle après. Mais toute l’originalité du travail de Dominique Kalifa, c’était de prendre au sérieux la fortune et le sens de cette expression. Les « noms d’époque »  les chrononymes  ont une histoire et charrient tout un imaginaire qui passionnait Dominique Kalifa au moins autant que l’étude de la période elle-même.

C’est pour cela qu’il y a plusieurs « Belles Époques » : celle qu’ont vécue les Français de 1900, celle dont ils se sont souvenus ou qu’ils ont imaginée, et puis surtout, dans ce livre, celle qu’aimait arpenter Dominique Kalifa.

Dominique Kalifa a débuté sa carrière par l’étude de la presse et du crime, deux thèmes omniprésents dans l’imaginaire Belle Époque. En quoi son approche a-t-elle été novatrice ?

Au début des années 1990, il a consacré sa thèse à un sujet qui ne manquait pas d’actualité  ni de postérité d’ailleurs : les représentations du crime dans la presse de la Belle Époque, ou pour le dire autrement, les noces de l’encre et du sang. Comment les journalistes et les écrivains se passionnent pour des faits divers qui font leur fortune, et comment cette mise en récit produit une « insécurité » (le mot apparaît justement dans son sens actuel à ce moment, au tout début du XXe siècle). Longuement mûrie, la thèse est publiée en 1995, seulement un an après sa soutenance.

L’une des originalités de ce travail, à une époque où les historiens tendent souvent à se distinguer par leur maîtrise des archives manuscrites et par leur connaissance d’une culture élitiste, c’est la place prépondérante qu’y tiennent les journaux et la littérature de grande diffusion. Écrire l’histoire de la Belle Époque en s’appuyant sur Le Petit Parisien et Fantômas plutôt que sur Marcel Proust, c’était alors un choix fort et audacieux.

Passionné de presse (lui-même écrivait dans les pages culture de Libération), Dominique Kalifa a plus tard été l’un des codirecteurs d’un énorme ouvrage collectif, La Civilisation du journal, qui explore tous les aspects du sujet et fait de la presse écrite un élément essentiel du XIXe siècle  un trait quasiment anthropologique des contemporains, conscients de pouvoir retrouver chaque jour leur rendez-vous avec les nouvelles du monde. Il avait évidemment suivi de près les avancées de la numérisation, de Gallica à RetroNews, et il soulignait volontiers toutes les opportunités qu’offrait aux historiens une telle mise à disposition.

Cet intérêt pour le crime, sa mise en récit et les représentations donnent une place majeure à l’enquête – mais aussi et surtout aux enquêteurs – dans l’œuvre de Dominique Kalifa.

À la suite de sa thèse il a continué à explorer la matière criminelle, à laquelle il a consacré plusieurs ouvrages : Crime et culture au XIXe siècle (qui rassemble des articles variés), Naissance de la police privée (réédité plus tard sous un nouveau titre, Histoire des détectives privés) et Vidal le tueur de femmes (coécrit avec Philippe Artières, cet ouvrage se distingue par une forme très neuve puisqu’il s’agit d’une « biographie sociale », c’est-à-dire d’un assemblage de discours d’époque, les historiens se chargeant ici du « montage » comme le feraient des documentaristes).

Ce qui se dessine à travers ce parcours de recherche, c’est en effet un intérêt plus général pour l’enquête, envisagée comme manière d’appréhender le réel. Dominique Kalifa y voit une forme de pensée caractéristique du XIXe siècle, d’un certain discours rationaliste – l’enquêteur Rouletabille parle de manière imagée du « bon bout de la raison » pour expliquer sa démarche. L’enquête n’est pas réservée aux juges ou aux détectives, elle est une tournure d’esprit qui imprègne de plus en plus l’administration, le monde savant, l’ensemble des observateurs sociaux.

C’est avec cette grille de lecture que Dominique Kalifa s’intéresse aux « bas-fonds » auxquels il consacre un ouvrage éponyme, mais aussi un livre majeur sur les militaires condamnés aux compagnies de discipline, Biribi. Même s’il apporte des connaissances nouvelles sur la question, en particulier dans Biribi qui démonte pas mal de clichés et révèle les coulisses tragiques de l’armée républicaine et coloniale, il ne cherche pas tant à nous faire découvrir la réalité des bas-fonds qu’à nous montrer comment les contemporains en parlent, comment ils les regardent, avec quels modes de perception.

Que signifie ce concept d’« imaginaire social » que cette approche par les discours et l’enquête l’ont amené à employer et développer ?

Au début des années 2000, le débat était très vif sur la définition et les frontières de « l’histoire culturelle » qui avait alors le vent en poupe. On s’interrogeait notamment sur ses liens avec l’histoire sociale. Élu à la Sorbonne pour la succession d’Alain Corbin, figure majeure de l’histoire des représentations, Dominique Kalifa a immédiatement pris part à la dispute. Il défend « une histoire culturelle du social », qui cherche à comprendre comment les représentations sociales modèlent la réalité, ne se contentant pas de la reproduire de manière déformée – par exemple, on ne peut rien comprendre au métier de détective privé si on ne tient pas compte des modèles narratifs et des préjugés.

Il s’intéresse surtout à la notion d’« imaginaire social », qu’il définit dans Les Bas-fonds comme « un système cohérent, dynamique, de représentations du monde social, une sorte de répertoire des figures et des identités collectives dont se dote chaque société à des moments donnés de son histoire ». En insistant sur la matière narrative à travers laquelle se constitue cet imaginaire social, qui est principalement fait de récits et de clichés, il entretient un dialogue étroit avec les littéraires (ce qui est plutôt original au début du XXIe siècle, les historiens se tournant plus souvent vers les sociologues et anthropologues).

Pourtant, et les contributions de ce livre le montrent, Dominique Kalifa n’était pas un théoricien mais bien davantage un praticien, et c’est à travers des objets successifs (le crime, les bas-fonds, mais aussi les mythes romantiques sur l’amour à Paris) qu’il fait avancer une réflexion ouverte et mouvante.

Il s’agit d’une manière d’écrire l’histoire qui suscite aussi des débats : en se focalisant sur l’imaginaire social et les représentations, l’historien ne risque-t-il pas de s’en tenir aux discours ? Peut-il prétendre à autre chose qu’à mettre en ordre ces récits ? Abordée au cours du colloque et dans cet ouvrage d’hommage et de discussions, la question renvoie aussi aux polémiques du linguistic turn qui avaient fortement marqué la fin du XXe siècle, à l’époque où Dominique Kalifa devenait historien. C’est un débat qui est longtemps resté très vif aux États-Unis, dont il connaissait bien les universités, car un autre point saillant de son parcours est l’ouverture internationale, qui l’a mené au Mexique, au Japon, au Royaume-Uni, comme le montrent plusieurs contributions de l’ouvrage.

On pourrait multiplier les sujets et les approches novatrices qu’a construites Dominique Kalifa, mais au-delà de son œuvre d’historien, pourquoi à votre avis a-t-il autant marqué plusieurs générations d’étudiants et collègues ?

Il est difficile de répondre à cette question, que pose d’ailleurs Jean-Claude Caron en épilogue du livre quand il s’interroge sur le considérable écho du suicide de Dominique Kalifa. Les hommages ont été nombreux, ils disent quelque chose du charisme d’un historien important, d’un professeur marquant, d’un homme de médias aussi (j’ai parlé de Libération, mais on peut également citer son usage pionnier des réseaux sociaux où il pouvait se montrer actif). Comme le remarque Michelle Perrot, qui avait été sa directrice de thèse, on trouvait chez lui une forme d’élégance, presque de dandysme. Ainsi, dans le paysage universitaire français il n’était pas seulement une personnalité, mais aussi un personnage.

J’ajouterai qu’il y avait chez lui un sincère esprit de curiosité – en témoigne son goût pour les voyages et le dialogue international –, et un goût de l’expérimentation et du jeu (on le voit notamment dans un petit ouvrage collectif, Le Dossier Bertrand). Malheureusement, cet aspect ludique voisinait avec une part sombre dont la plupart de ses collègues et élèves ne savaient rien, ce qui a renforcé le choc de son suicide.

Construit comme un kaléidoscope de témoignages et d’analyses, ce livre d’hommage cherche en tout cas à montrer les multiples facettes d’un historien passionnant.

Les Belles Époques de Dominique Kalifa, dirigé par Arnaud-Dominique Houte, est paru aux Éditions de la Sorbonne en janvier 2024.