Interview

Une fausse nouvelle virale : la légende du cercueil de verre du Père-Lachaise

le 06/03/2024 par Stéphanie Sauget, Alice Tillier-Chevallier - modifié le 12/03/2024

Diffusée largement dans les années 1890 au sein des journaux français comme internationaux, la légende d’une princesse russe enterrée dans un cercueil de verre au Père-Lachaise ressurgit encore dans la presse des années 1930. Analyse, avec Stéphanie Sauget, d’une histoire qui témoigne des imaginaires sociaux de la fin du XIXe siècle, fascinés par la mort.

Professeure d’histoire contemporaine à l’université de Tours, Stéphanie Sauget s’intéresse notamment aux imaginaires spatiaux. Elle est l’auteure d’À la recherche des Pas perdus. Une histoire des gares parisiennes au XIXe siècle (Tallandier, 2009) et d’une Histoire des maisons hantées. France, Grande-Bretagne, États-Unis, 1780-1940 (Tallandier, 2011). Le Cercueil de verre du Père-Lachaise a été publié l’an dernier par CNRS Éditions.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier.

RetroNews : En 1893-1894 commence à circuler dans la presse française et internationale une étrange annonce évoquant un cercueil de verre du cimetière du Père-Lachaise… Quelle est sa teneur exacte ?

Stéphanie Sauget : D’un article à l’autre, les variantes sont assez minimes. Tous évoquent une princesse russe, morte cinq ans plus tôt, laissant derrière elle une immense fortune et léguant par testament à celui ou celle qui garderait son cercueil de verre dans son tombeau du Père-Lachaise, en continu pendant un an et sans sortir ou presque, la somme de 5 millions de francs. L’annonce initiale – que je n’ai pu retrouver – serait, lit-on, parue dans des journaux boulevardiers.

Les différents articles adoptent une distanciation prudente, parfois ironique, pour se faire l’écho de ce qu’ils présentent comme une rumeur ou une légende, à l’image de l’article paru dans La Justice le 19 septembre 1893 qui est – en l’état actuel de la numérisation des archives de presse et des recherches que j’ai pu faire – la première mention du cercueil de verre. « Il court en ce moment, à Paris, une légende assez curieuse et qui vaut d’être rapportée » : c’est ainsi que commence ce petit article de trois paragraphes, sans titre, qui est publié en 3e page du journal.

Dans quels pays l’information est-elle alors relayée ?

Dès le 22 septembre 1893, l’histoire se retrouve dans les colonnes des journaux belges, sous forme de reprints de la presse française ; à la mi-novembre, elle circule dans l’espace austro-hongrois ; le 25 décembre, elle est en Grande-Bretagne ; de là, elle passe dans la presse impériale – en Australie, en Nouvelle-Zélande et même en Tasmanie – où elle est encore présente en mai 1896.

En dehors de l’Europe et de ses colonies, la légende est reprise outre-Atlantique dès l’automne 1893. Le 22 octobre 1893, le New York Tribune est le premier à l’évoquer, sous le titre « A Curious Will Contest », avant qu’elle ne circule dans une cinquantaine de journaux américains et canadiens, avec quelques mots en plus ici ou là, des détails rajoutés pour décrire la tombe de la princesse, pour broder sur l’importance du défi annoncé ou sur l’échec de tous ceux qui se sont jusqu’ici portés candidats – ce qui permet de justifier l’élargissement de la diffusion.

La légende circule donc largement malgré son caractère assez invraisemblable…

Les Britanniques sont les premiers, dès la fin 1893, à dénoncer la mystification et à se gausser de ce qu’ils voient comme un bon gros canular français. Les journaux américains, à commencer par The Atlanta Journal-Constitution le 4 janvier 1894, dans son article « Paris Gigantic Hoax », se lancent eux aussi dans la publication de contre-enquêtes, de décryptages, ce qui vaut à l’histoire une seconde vague d’articles à partir de 1894.

En cherchant à établir une typologie des journaux qui traitaient le sujet, j’ai pu constater que la légende traverse l’ensemble de la presse, y compris la plus sérieuse, comme Le Temps, où paraît, le 2 novembre 1896, une interview du conservateur du Père-Lachaise, réalisée par une plume tout à fait reconnue, Adolphe Brisson.

La viralité de la légende a certainement contribué à alimenter le doute. Or, l’histoire du cercueil de verre possède trois caractéristiques-clés du succès médiatique : elle est facilement modulable, à partir d’un canevas initial très simple ; peu banale, elle retient l’attention ; déjà diffusée par la presse, elle est d’autant plus susceptible de circuler à nouveau.

Le fonctionnement de la presse en cette fin du XIXe siècle permet-elle d’expliquer cette viralité ?

La presse occidentale est à ce moment-là marquée par deux processus concomitants : d’un côté, un mouvement de professionnalisation forte, dont témoignent la création des syndicats de journalistes ou la rédaction de chartes qui définissent le métier ; de l’autre, un mouvement économique, mené par les grands magnats de la presse qui, en tant qu’entrepreneurs, cherchent à vendre coûte que coûte et développent notamment ce que l’on a appelé le yellow journalism (journalisme de divertissement).

La concurrence est forte, il est vrai, entre journaux, et aussi entre agences de presse. A côté des Reuter, Havas, Associated Press, dont la réputation est fondée sur la vérification des informations, d’autres agences voient le jour et mettent en place de nouvelles pratiques très agressives de commercialisation, en jouant sur l’appétit de la presse pour le scoop et la nécessité de remplir chaque jour ses colonnes. Parmi ces agences, certaines seront bien éphémères, comme l’agence Dalziel, née à New York en 1890 et qui ferme son bureau de Londres en juillet 1893 – ce qui ne l’empêche pas de continuer quelque temps encore à diffuser de fausses informations.

Les années 1890 n’épuisent pas la légende du cercueil de verre…

L’histoire ressurgit en effet quelques années plus tard : dans la presse française en 1905, à l’occasion de la Toussaint, puis en 1914-1915, aux États-Unis. L’histoire évoquée par les journaux américains est légèrement remaniée : la « princesse russe » porte désormais le nom de « Comtesse Austrigildski » et les 5 millions initiaux ont été remplacés par une rente annuelle de 1 300 dollars.

Cette nouvelle version va circuler de manière sporadique, notamment en Australie, à intervalles irréguliers dans les années 1920 et 1930 – comme s’il s’agissait d’un article que l’on range dans le placard pour mieux le ressortir ensuite.

En 1937, selon la lettre écrite par un Berlinois au cimetière du Père-Lachaise pour manifester son intérêt, des journaux allemands évoqueraient non plus une princesse russe mais une riche américaine, du nom de Ruth Curtis. Au-delà du nom et de la nationalité qui diffèrent, le canevas reste le même. Le conservateur du cimetière classe donc la lettre dans le dossier consacré à la légende du cercueil de verre, considérant que ce n’est là qu’un nouvel avatar de la même histoire.

Combien de vocations cette offre – alléchante, sur le plan financier – a-t-elle donc suscité ?

Ce sont 63 lettres qui ont été conservées dans ce dossier par le Bureau des inhumations du Père-Lachaise, aujourd’hui déposées aux Archives départementales de la Seine : elles demandent confirmation de l’annonce, de ses modalités exactes, font état des motivations du candidat pour assurer la mission proposée – le plus souvent l’attrait du gain ou le goût du défi constitué par l’épreuve.

La première lettre, écrite par une Italienne, date du 23 septembre 1893 – soit quelques jours à peine après la première mention retrouvée dans La Justice – et atteste d’une circulation précoce de la nouvelle de l’autre côté des Alpes, sans que l’on puisse en savoir plus en l’absence de numérisation des archives de presse italiennes. La dernière lettre est celle de 1937.

Sans que l’on puisse quantifier le nombre total, il est certain que ces 63 courriers ne représentent qu’une sélection et que leur nombre était initialement plus important : non seulement d’autres lettres ont été retrouvées par ailleurs, dans les archives d’un historien amateur, Yves Duponchelle, qui les tenait certainement du conservateur du Père-Lachaise ; mais le dossier contient également trois réponses-types et une note de service interne de 1937 pour justifier la rattachement de la lettre « Ruth Curtis » à la légende de la princesse russe. Face à l’afflux des courriers, l’administration a été contrainte d’y répondre et a jugé bon de conserver la trace de l’affaire.

La légende connaît quelques variantes à travers le temps, mais des constantes demeurent, notamment le cimetière du Père-Lachaise. Comment l’interpréter ?

Le cimetière du Père-Lachaise n’est en effet pas un cimetière parmi tant d’autres. Connu dans le monde entier à la fin du XIXe siècle, ce cimetière paysager est un modèle, souvent copié – pour l’historien Thomas Laqueur, il constitue une « marque » (« brand ») dans la nouvelle nécrogéographie du XIXe siècle. Cimetière cosmopolite, où il est à la mode de se faire enterrer que l’on soit Parisien ou non, le Père-Lachaise voit dès les années 1820 se développer tout un tourisme funéraire, qui s’internationalise rapidement. La légende du cercueil de verre n’est pas sans stimuler ce tourisme : on cherche à localiser, parmi les mausolées les plus excentriques, celui qui pourrait être celui de la princesse russe…

Le cercueil de verre évoque aujourd’hui, immanquablement, Blanche-Neige ou La Belle au bois dormant. Avait-il les mêmes résonances pour les contemporains ?

C’est une question que je me suis posée et à laquelle il était essentiel de répondre pour éviter toute lecture anachronique. Or la référence à Blanche-Neige existe bel et bien : elle est explicitée par le journal viennois Grazer Tagblatt qui publie le 12 janvier 1894 un article intitulé « Ein neues Schneewittchen » (« une nouvelle Blanche‐Neige »).

Mais le motif du cercueil de verre n’est, au XIXe siècle, pas réservé au conte. Il se retrouve ailleurs dans la littérature – où ce sont, plutôt que de belles endormies, des femmes bel et bien mortes qui sont contemplées – et également hors du champ littéraire : des châsses reliquaires en verre font leur apparition à ce moment-là, pour permettre l’ostentation des corps des saints dans leur intégralité ; les bocaux en verre qui commencent à être utilisés pour la conservation des collections anatomiques dans le formol ne sont certes pas à usage funéraire, mais ne sont pas si éloignés dans leur principe. Enfin, le XIXe siècle voit le dépôt de brevets de cercueils de verre – qu’ils soient intégralement ou partiellement en verre, avec un hublot ou un couvercle – et des cercueils en verre ont même été fabriqués aux États-Unis.

Si la légende du Père-Lachaise pousse le motif jusqu’à l’excentricité, elle correspond à un désir contemporain d’imputrescibilité, dont témoigne également, au même moment, le développement des pratiques d’embaumement et la mise en place des concessions perpétuelles.

Que penser du motif de l’héritière russe ?

Le choix d’un personnage féminin n’est pas très étonnant à une époque où l’abstraction de la mort est souvent incarnée par une femme morte : les cadavres, qui se multiplient dans la littérature vampirique, dans le roman policier qui naît alors et ensuite au cinéma, sont en majorité féminins.

Quant à l’origine russe du personnage, elle crée une distance par rapport au territoire où la légende circule et participe de son excentricité. Elle pourrait être également liée au rapprochement franco-russe qui se prépare dans ces années-là. Le canular aurait eu pour objectif de nuire à l’image de la Russie : c’est en tout cas l’hypothèse émise par le baron de Reuter, qui y voit la main du Foreign Office britannique cherchant à éviter le rapprochement des deux puissances…

Enfin, le statut d’héritière est bien sûr essentiel pour la dimension financière de la légende. Il faut souligner la très grande liberté testamentaire sur laquelle elle repose et qui correspond davantage aux pratiques anglo-saxonnes que françaises. La presse nord-américaine s’empare particulièrement de cette dimension, suscitant d’ailleurs des vocations : sur les 63 lettres du dossier, 44 sont américaines ou canadiennes.

La légende du cercueil de verre est-elle un cas exceptionnel dans le paysage médiatique du XIXe ?

Le processus de viralité existe plus largement dans la presse de cette époque, comme l’ont notamment montré les travaux de Ryan Cordell touchant aux informations les plus diverses, telle cette recette de soupe à la tomate qui ne semble pas avoir un très grand intérêt et pour laquelle tout le monde s’est pourtant passionné !

Quant aux canulars, la presse en regorge. Un grand mystificateur, Lemice-Terrieux, a même défrayé la chronique entre 1888 et 1896. Sa signature en forme de calembour (« le mystérieux ») était en réalité le nom de plume adopté par Paul Masson – et reprise, peut-être, par certains de ses disciples. Colette relatera, dans Mes Apprentissages, quelques-unes de ses « fumisteries », comme on les appelait à l’époque.

Autre mystification célèbre, celle de Léo Taxil, journaliste et écrivain, d’abord anticlérical puis converti au catholicisme, qui publie, entre 1892 et 1894, 24 fascicules sous le titre du Diable au XIXe siècle : la franc-maçonnerie luciférienne, faisant état d’une société diabolique, le Palladium, qui aurait dirigé secrètement la franc-maçonnerie. La mystification sera finalement confessée par son auteur, publiquement, en 1897.

Stéphanie Sauget est professeure d’histoire contemporaine à l’université de Tours. Le Cercueil de verre du Père-Lachaise a été publié en 2023 par CNRS Éditions.