Interview

« Rendre hommage aux ouvriers parisiens » : conversation avec Alexandre Courban

le 07/05/2024 par Alexandre Courban, Michèle Pedinielli - modifié le 16/05/2024

Le 10 février 1934, le corps d’une jeune femme est repêché dans la Seine : c’est le point de départ d’un polar historique extrêmement documenté, dont l’enquête policière se double de celle d’un journaliste de L’Humanité. Rencontre avec un historien du social amoureux de la presse.

Alexandre Courban a soutenu en 2005 une thèse d’histoire consacrée au journal L’Humanité de 1904 à 1939, et travaille aujourd’hui comme programmateur culturel pour un comité d’entreprise atypique. Depuis 2020 il est conseiller d’arrondissement, délégué à la mémoire et au patrimoine dans le 13e arrondissement de Paris. Passage de l’Avenir, 1934 est son premier roman, dans lequel il s’attache à raconter « les gestes concrets du travail » et surtout la presse quotidienne de cette époque préfigurant le Front populaire.

Propos recueillis par Michèle Pedinielli.

RetroNews : Vous débutez votre roman Passage de l’avenir, 1934 le 10 février 1934, au lendemain de la crise du 6 février. Pourquoi ne pas avoir englobé la manifestation d’extrême droite qui a secoué la République et avoir choisi l’après ?

Alexandre Courban : Il y a plusieurs raisons qui expliquent ce choix de laisser la manifestation du 6 février 1934 hors champ. Cela peut paraître étrange, mais il était important pour moi de mettre de côté la journée du mardi 6 février 1934 – si importante dans l’histoire contemporaine – pour me concentrer sur la fiction, et non pas sur l’Histoire avec une majuscule.

Je tenais à ce que l’on retrouve le corps de Daphné un samedi, journée particulièrement attendue par celles et ceux qui travaillent quarante-huit heures par semaine puisqu’il annonce quelques heures de temps libre à compter de l’après-midi jusqu’au lundi matin.

Enfin, je voulais surtout raconter la manifestation du 12 février 1934 où les cortèges socialiste et communiste se confondent en un seul. J’entendais en écrivant ce cri d’espoir « unité, unité » qui montait de la foule, parmi ceux qui faisaient grève et qui manifestaient ce jour-là. Il existe un film d’actualités où l’on entend tout cela ainsi que Léon Blum prononçant les phrases retranscrites dans le roman. Ce moment de retrouvailles à gauche était idéal pour introduire la rencontre entre Bornec et Funel.

Deux personnages rythment votre histoire : le commissaire Bornec et Gabriel Funel, journaliste à L’Humanité. En quoi ces deux hommes sont-ils des témoins de cette époque ?

L’un et l’autre sont en prise avec le quotidien. En tant que commissaire de quartier, Bornec voit tout ce qui est sombre : accident, meurtre, vol, etc. Il n’y a pas grand-chose pour le réjouir, sauf les plantes et les fleurs qui poussent. On peut imaginer à travers toutes les enquêtes qu’il mène la brutalité de la société de l’époque. Il a comme principale ambition de résoudre les énigmes, non pas par souci de justice ou de vérité, mais pour trouver la solution du problème.

Gabriel Funel est quant à lui un militant devenu journaliste. Pour créer ce personnage, je me suis appuyé sur la vie de Gabriel Péri (dont j’ai écrit une biographie) que j’ai transformé en personnage de fiction en lui donnant le nom de sa mère. À L’Humanité, Funel est en contact avec un autre aspect de la réalité, celui des hommes et des femmes qui refusent la place qu’on leur a assignée et qui se battent pour « transformer le monde » et « changer la vie ». Il se revendique à la fois de Marx et de Rimbaud.

L’enquête tourne autour d’une raffinerie de sucre (« l’atmosphère était viciée par les émanations de la cheminée centrale thermique qui produisait l’électricité nécessaire pour l’ensemble des ateliers et bâtiments de l’usine ») : on a du mal aujourd’hui à imaginer une telle industrie en plein Paris…

Moi aussi j’ai longtemps eu du mal à imaginer la place des usines à Paris. Et puis j’ai eu la chance de vivre une aventure formidable avec d’anciens salariés de Citroën qui m’ont raconté leur travail à Javel dans le 15e. Tout à coup, les gestes du travail devenaient concrets – les revendications aussi. Par exemple, les graisseurs ont longtemps demandé à avoir de l’eau chaude pour se laver les mains. On y trouve aujourd’hui un immense parc qui porte le nom du fondateur et premier patron de la marque aux chevrons…

Quand j’ai emménagé dans le 13e arrondissement il y a presque dix ans, je me suis promené dans les rues à la recherche des traces du passé, comme je le fais assez naturellement. J’ai alors découvert le passé industriel de l’arrondissement où se trouvaient l’usine de construction automobile Delahaye, celle de Panhard et Levassor, la raffinerie Say et bien d’autres encore. C’est ainsi que j’ai commencé des recherches sur Gallica sur la raffinerie du boulevard de la Gare, à laquelle j’ai donné son ancien nom de raffinerie de la Jamaïque parce que je trouvais cela plus évocateur.

Ce livre raconte la condition ouvrière du début du XXe siècle, mais il met avant tout l’accent sur les femmes, damnées parmi les damnés de la terre…

Cela me fait plaisir que vous disiez cela. J’avais dès le départ envie de parler des femmes au quotidien, trop souvent oubliées de l’histoire et probablement de mes propres travaux, alors même que la place des femmes a toujours été quelque chose d’important pour moi.

J’ai eu la chance de connaître mes deux grands-mères et de partager avec elles beaucoup de choses, y compris quand j’étais adulte. Ma grand-mère maternelle m’avait longuement expliqué quand j’étais enfant comment on la cachait parfois dans l’usine de filature où elle travaillait parce qu’elle n’avait pas l’âge : c’était en cas de contrôle, me disait-elle. Elle m’avait aussi raconté qu’elle attendait le samedi après-midi avec impatience, parce que ce jour-là, elle dansait avec ses camarades d’usine.

Pour Camille, l’ouvrière de la raffinerie, je me suis également appuyé sur les travaux de l’historien Alain Faure qui avait interviewé d’anciennes ouvrières de la raffinerie Say dans une maison de retraite il y a fort longtemps.

L’un de vos personnages principaux est journaliste et le roman s’enrichit de multiples références à la presse quotidienne de l’époque : L’Humanité bien sûr, mais aussi Le Petit Parisien ou Le Temps. Pourquoi cet amour du journalisme de presse écrite ?

Cette question est presque intime. J’ai toujours aimé les journaux. Longtemps, j’ai rêvé de devenir journaliste. Et c’est dans cette optique que je me suis inscrit à l’université en histoire. Là, j’ai découvert la possibilité de faire de la recherche, suis devenu enseignant-chercheur… et j’ai travaillé sur l’histoire de la presse du mouvement social pendant presque vingt ans.

C’est aussi par « amour du journalisme de presse écrite » pour reprendre votre expression que j’ai voulu raconter ce qui se passe au marbre entre les ouvriers de l’imprimerie et les journalistes de la rédaction, en mélangeant ce que je savais et ce que je pouvais imaginer.

Je tenais à rendre hommage dans ce premier volume aux manuels qui permettent aux intellectuels d’exister. Il y a comme une injustice, quand on évoque la presse écrite, à oublier tous les ouvriers, secrétaires, etc., qui permettent aussi au journal d’être présent chaque matin dans les kiosques. C’est d’ailleurs un ouvrier de l’imprimerie qui propose à Funel un titre pour son enquête, « Ombres sur la Ville Lumière », qui pourrait devenir celui de la série.

Et afin de prolonger cet univers, mon éditrice, Nadège Agullo, m’a demandé d’écrire un article à la manière de Funel résumant Passage de l’Avenir, 1934 et qui est inséré à la fin du volume.  

Quelles sources avez-vous utilisées pour votre roman ?

D’abord, je me suis replongé dans quelques-uns de mes dossiers : c’est comme cela que j’ai repris mes notes sur les films du Front populaire. Ensuite, j’ai ponctuellement cherché des éléments dans des fonds photographiques en ligne. Et puis, j’ai évidemment beaucoup consulté la presse de l’époque, notamment des titres que je n’avais jamais vraiment lus auparavant comme Le Petit Parisien ou L’Auto. J’ai aussi relu des titres que je connaissais davantage – Le Populaire ou L’Humanité notamment.

Par exemple, Gabriel Funel lit les faits divers réellement publiés dans L’Humanité du 11 février 1934 – sauf pour ce qui concerne le cadavre de la jeune femme repêché dans la Seine au pont National, bien sûr. Et quand Léon Blum, Marcel Cachin ou Paul Vaillant-Couturier prennent la parole en public, les mots que je retranscris correspondent aux propos qu’ils ont tenus d’après la presse de l’époque.

J’ai aussi travaillé à partir du Maitron. Ce dictionnaire biographique du mouvement social en ligne est une mine d’or pour imaginer des personnages. J’ai composé la biographie d’Amar en empruntant des éléments de vie à plusieurs militants algériens de l’entre-deux-guerres. Cela donne un portrait comme une sorte de cadavre exquis.

Partir du réel est quelque chose d’important pour moi – et à fortiori dans un polar historique – mais il est tout aussi important ne de pas négliger la fiction. Je dirais que Passage de l’Avenir, 1934 est un roman mâtiné de réel.

On sent chez vous un amour du Paris populaire de cette époque – la citation de la Complainte de la Seine de Maurice Magre et Kurt Weil en exergue du livre en est un bon exemple. Auriez-vous pu écrire cette histoire dans une autre ville ?

Il aurait été difficile pour moi d’imaginer Passage de l’Avenir, 1934 ailleurs qu’à Paris. Cette ville joue un rôle singulier dans notre histoire : de la Révolution française à mai-juin 1968 en passant par la Commune de 1871. Paris est une sorte de caisse de résonnance de toutes les mobilisations. Cela ne signifie pas qu’il ne se passe rien ailleurs, mais ce qui se déroule à Paris occupe toujours la Une des journaux.

Par ailleurs, j’avais envie d’écrire une sorte de géographie sensible de cette époque. Le 13e arrondissement, et plus précisément dans ce premier volume le quartier de la Gare, est devenu dans mon esprit un territoire laboratoire dans lequel se mêlent la fiction romanesque et la réalité de l’Histoire avec une majuscule. Enfin, je tenais à donner comme titre un nom de voie, qui est aujourd’hui disparue. Le volume suivant portera aussi un nom de voie, sauf que celle-ci existe encore aujourd’hui.

Passage de l’Avenir, 1934, publié en janvier 2024, est le premier roman d’Alexandre Courban.