Interview

Le mythe contemporain des sorcières, selon Michelle Zancarini-Fournel

le 17/10/2024 par Michelle Zancarini-Fournel, William Blanc - modifié le 30/10/2024

Conversation avec l’historienne autour de la figure populaire de la sorcière et de sa construction au fil du temps, des bûchers de la fin du Moyen Âge jusqu’au monde contemporain.

Historienne spécialiste de l’histoire des femmes, autrice du très remarqué Les Luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France, de 1685 à nos jours (La Découverte/Zones, 2016), Michelle Zancarini-Fournel publie cet octobre le livre Sorcières et sorciers, histoire et mythes. Lettre aux jeunes féministes (Libertalia), petit et percutant ouvrage dans lequel elle revient sur l’histoire de la « chasse aux sorcières » et sur la construction de cette figure dans le discours politique contemporain.

Propos recueillis par William Blanc

Retronews : Pourquoi vous êtes-vous intéressée aux sorcières ?

Michelle Zancarini-Fournel : Pour moi, c’est une question relativement ancienne. Dans le cadre de mes activités de formation des enseignants, nous avions organisé avec Fanny Gallot, une collègue historienne, une série d’expositions sur les sorcières, notamment sur les livres en bibliothèque qui leur étaient consacrés. Fanny Gallot avait alors attiré mon attention sur l’importance et la multiplication des ouvrages, particulièrement dans le secteur de la jeunesse, traitant de ce sujet. Nous nous sommes donc attelées à expliquer aux enseignants d’où venait une telle fascination.

J’ai aussi été très surprise de voir dans les manifestations féministes ce retour récent de la figure de la sorcière. On a pu y entendre des slogans comme « Nous sommes les petites-filles de toutes les sorcières que vous n’avez pas brûlées ». Cela m’a beaucoup interrogée en tant que spécialiste de l’histoire des femmes. Une de mes étudiantes m’a également signalé le succès auprès des gens de sa génération du livre de Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes (2018). Lorsque je l’ai lu, d’emblée, la thèse défendue par l’autrice me posait problème.

En quoi ce livre vous a-t-il interpellé ?

Michelle Zancarini-Fournel : Tout d’abord, l’idée de voir les sorcières comme des femmes puissantes est à mes yeux, un contresens historique. Les femmes accusées de sorcellerie entre le XVe et le XVIIIe siècle sont généralement issues de milieux pauvres, et sont surtout la cible de calomnies et de jalousies locales. Le cas de Michée Chauderon, dernière personne exécutée pour sorcellerie à Genève en 1652 étudiée par l’historien Michel Porret dans son livre L’Ombre du diable (2009) est à ce titre très parlant. C’est une catholique dans une ville protestante, elle est veuve, lavandière et est dénoncée par huit voisines. Ce sont les autorités calvinistes et pas l’inquisition catholique, qui enclenche une procédure contre elle et qui ordonne qu’elle soit torturée. C’est suite à ces traitements qu’elle avoue des pratiques de sorcelleries. On est donc bien loin d’une « femme puissante ».

À mon avis, cette image répond à des préoccupations très contemporaines. Elle va de pair avec l’idée que les sorcières auraient été les « dépositaires d’un savoir » qu’il faudrait redécouvrir pour permettre aux femmes de trouver leur plein potentiel. On retrouve là tout un discours sur le développement personnel que Mona Chollet elle-même évoque dans nombre de ses interviews et qui se décline aujourd’hui dans le commerce. Devenir une sorcière serait en somme être une self made woman.

Quels autres aspects vous choquent dans les discours actuels sur les sorcières ?

Tout d’abord, l’idée que les procédures en sorcellerie ne touchent que les femmes. C’est un non-sens. Certes, la majorité des accusées sont des femmes. Certes, celles-ci sont bien victimes d’une violence patriarcale. Mais en moyenne, entre un quart et un tiers des accusés sont des hommes, et eux aussi peuvent finir au bûcher.

De plus, il se livre actuellement une bataille sur les chiffres de cette répression qui, là encore, renvoie à mon avis à des préoccupations très contemporaines. On sait aujourd’hui que la chasse aux sorcières et aux sorciers a fait entre 40 000 et 70 000 victimes pendant trois siècles sur l’ensemble de l’Europe et en Amérique. Ces cas se répartissent inégalement sur le territoire. Certaines régions ont connu beaucoup de procès en sorcellerie, comme le Saint Empire romain germanique, d’autres très peu. Mais depuis la fin du XIXsiècle s’est développé l’idée que la chasse aux sorcières avaient conduit à la mort de neuf millions de femmes. L’hypothèse est lancée par la féministe étatsunienne, Matilda Joslyn Gage dans un essai publié en 1893, mais elle est encore reprise aujourd’hui, sans distance. On la retrouve ainsi dans l’ouvrage collectif Féminicides : une histoire mondiale, dirigée par Christelle Taraud, livre qui contient par ailleurs de très bons textes.

Ce nombre complètement faux, mais certaines autrices s’appuient sur lui pour parler de « sexocide », voire de « génocide ». Or ce dernier terme pose un énorme problème. L’employer à la légère, comme c’est à mon avis le cas ici, n’est-ce pas nier la particularité de plusieurs crimes de masses commis au XXe siècle ? Dans le même ordre d’idée, la philosophe italienne Silvia Federici, autrice de Caliban et la sorcière (2004), affirme dans Féminicides qu’il s’agit du plus grand massacre du monde occidental commis avant le XXe siècle.

Justement. Venons-en à vos critiques du Caliban et la sorcière de Silvia Federici.

Pour elle aussi, les sorcières pratiquaient une forme de médecine traditionnelle qui aurait notamment aidé à contrôler les naissances. Or leur répression aurait poussé les femmes à avoir plus d’enfants, de combler les morts dues à l’épidémie de Peste noire, et de permettre aux puissants d’accumuler de la force de travail et des richesses. Federici fait ainsi de ce phénomène un moment clé dans l’histoire de l’apparition du capitalisme.

Pour elle, « Tout comme les enclosures expropriaient la paysannerie des terres communales, la chasse aux sorcières expropriait les femmes de leurs corps, qui étaient ainsi “libérés” de toute entrave les empêchant de fonctionner comme des machines pour la production du travail. » Le problème, c’est que ce cadre théorique ne tient pas la route. La Peste noire a lieu plus d’un siècle avant les premières chasses aux sorcières, le phénomène des enclosures débute lui plus d’un siècle après – et encore, pas partout en même temps ni avec la même intensité.

D’où vient selon vous une telle lecture ?

Silvia Federici appartient à la génération de féministes qui, dès la fin des années 1960, se sont emparées de la figure de la sorcière. On a vu que cela avait commencé à partir de la fin du XIXe siècle, avec Matilda Joslyn Gage. On peut même remonter plus tôt, avec les romantiques, qui font de la sorcière le symbole de la femme émancipée. L’historien Jules Michelet leur consacre par exemple un livre, paru en 1862, dans lequel il assimile leurs pratiques à une survivance des croyances païennes. Anticlérical convaincu, il voit aussi en elles des victimes de la répression et de l’intolérance de l’Église alors que, insistons bien là-dessus, la grande chasse a lieu également dans des régions protestantes.

Cette image est reprise au XXe siècle, autant par des militantes que par la culture populaire, notamment après la Seconde Guerre mondiale. En réalité, ces deux usages, politique d’un côté et culturel de l’autre, se répondent. Par exemple, à partir de 1964, la série télévisée américaine Ma Sorcière bien-aimée met en scène une jeune mère au foyer qui se révèle être une jeteuse de sort puissante qui en vient à incarner l’image de la femme moderne. Le succès de ce feuilleton est à mon avis une des clés permettant d’expliquer pourquoi les féministes aux États-Unis ont commencé à manifester en se réclamant de la figure de la sorcière. Ainsi, en 1968, un collectif de groupes féministes prend le nom de WITCH pour « Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell » (« Conspiration terroriste internationale des femmes de l’enfer »). Pour elles, c’est évident, les sorcières étaient « non conformistes, exploratoires, curieuses, indépendantes, sexuellement libérées, révolutionnaires ».

Ces usages traversent vite l’Atlantique et se diffusent d’abord en Italie, où à partir de mars 1972 on entend dans les cortèges féministes le slogan « Tremate le streghe son tornate » (« Tremblez, les sorcières sont revenues »). En France, Xavière Gauthier dirige pour sa part la revue féministe Sorcières qui sera publiée entre 1976 et 1982.

À côté de cette image fantasmée, vous rappelez que la sorcellerie est aussi une pratique bien réelle, y compris en dehors de l’Occident.

Oui. J’aime beaucoup décentrer le regard et je rappelle par exemple, à partir notamment d’un cas analysé par l’historien Gilles Delâtre, qu’en Guadeloupe et en Martinique, les accusations de sorcellerie concernent principalement au début du XIXsiècle des esclaves masculins noirs. Mais si on revient en métropole, la sorcellerie est restée un phénomène important de la vie des campagnes. L’ethnologue Jeanne Favret-Saada a ainsi étudié pendant les années 1970 la pratique de la sorcellerie dans le bocage normand et en a tiré un ouvrage célèbre : Les Mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le bocage (1977). Là encore, dans ce cadre, la plupart des jeteurs de sorts sont des hommes, alors que les désenvouteurs se répartissent entre les deux sexes.

Vous le dites vous-même, la violence de la répression contre les sorcières a été bien réelle. Existe-t-il un moyen de célébrer leur mémoire sans pour autant tomber dans une forme de fantasme ?

En effet. Je termine mon livre en évoquant le mémorial de Steilneset situé en Norvège, dans le comté de Finnmark et inauguré en 2011. Je l’ai découvert à travers la contribution de Liv Helene Willumsen dans l’ouvrage Féminicides. Cette structure, réalisé en collaboration par l’artiste franco-américaine Louise Bourgeois et l’architecte suisse Peter Zumtho est particulièrement intéressante et rappelle la brutalité des procès en sorcellerie dans cette région reculée et peu habitée, où 91 personnes ont été exécutées entre 1600 et 1692, 77 femmes et 14 hommes, dont certaines issues du peuple sami.

Il rappelle aussi à quel point ces accusations existaient surtout dans l’esprit des autorités, qui ont employé tous les moyens, y compris la coercition, pour que les personnes mises en cause avouent des crimes qu’elles n’avaient jamais commis.

Pour en savoir plus :

Michelle Zancarini-Fournel, Sorcières et sorciers, histoire et mythes. Lettre aux jeunes féministes, Montreuil, Libertalia, 2024