La Cour des Miracles, « monde inconnu, inouï, difforme »
Rendue célèbre par Victor Hugo, la Cour des Miracles de Paris abritait au Moyen-Âge tout ce que la capitale comptait de miséreux et de truands. Une fascinante cité dans la cité, dont la destruction fut ordonnée par le pouvoir royal en 1784.
Une « hideuse verrue à la face de Paris », « un nouveau monde, inconnu, inouï, difforme, reptile, fourmillant, fantastique ». Ainsi Victor Hugo évoque-t-il la grande Cour des Miracles dans Notre-Dame de Paris, faisant revivre par sa description aussi magistrale qu'apocalyptique ce lieu hors du commun :
« C’était une vaste place, irrégulière et mal pavée, comme toutes les places de Paris alors. Des feux, autour desquels fourmillaient des groupes étranges, y brillaient çà et là.
Tout cela allait, venait, criait. On entendait des rires aigus, des vagissements d’enfants, des voix de femmes. Les mains, les têtes de cette foule, noires sur le fond lumineux, y découpaient mille gestes bizarres.
Par moments, sur le sol, où tremblait la clarté des feux, mêlée à de grandes ombres indéfinies, on pouvait voir passer un chien qui ressemblait à un homme, un homme qui ressemblait à un chien. Les limites des races et des espèces semblaient s’effacer dans cette cité comme dans un pandémonium.
Hommes, femmes, bêtes, âge, sexe, santé, maladie, tout semblait être en commun parmi ce peuple ; tout allait ensemble, mêlé, confondu, superposé ; chacun y participait de tout. »
C’est en effet sous ces termes peu flatteurs que l’Histoire a retenu ce lieu dont on sait en réalité peu de chose, et pour cause : ses contemporains refusaient de s’y aventurer par peur de s’y faire détrousser – ou tout simplement, par crainte d’y être seulement aperçu.
Ainsi L’Intransigeant, dans les années 1920, retrace l’historique de ce royaume des gueux avec emphase certes, mais en rapportant peu ou prou les mêmes tropes que ceux dessinés par la légende populaire ou les visions de Hugo :
« Truands, sorcières et ribaudes, faux éclopés, mendiants, imposteurs, spécialistes hiérarchisés appliquant au royaume d'Argot la division du travail, ”sabouleux, malingreux et courtaux de boutange, marcandiers, rifodés, orphelins et cagoux, capons, caIlots, coquillarts, francs-mitoux, hubains, narquois, piètres et polissons, archi-suppôts du Grand Coësre, du duc d’Égypte, du roi de Bohême, de l’empereur do Galilée”, tout ce monde de la gueuserie hanta jadis, à Paris, mainte et mainte Cour des Miracles : l’Histoire connaît chacune d’elles, l'érudition les a toutes repérées, mais la plus, fameuse, sans nul conteste, et celle qui le plus longtemps subsista, la dernière Cour des Miracles. »
Quoique largement romancé, le mythe autour de la Cour des Miracles de Paris part toutefois d'un fait historique avéré. Celle-ci a bel et bien existé.
Au XVIIe siècle, plusieurs villes de France possédaient une Cour des Miracles. Paris, outre sa grande Cour des Miracles située entre la rue du Caire et la rue Réaumur, en compta même une dizaine d’autres.
Dès le Moyen-Âge, elles sont fréquentées par les gueux, les mendiants et les voleurs, tandis que bourgeois et membres de la maréchaussée évitent autant que possible d'y pénétrer. Le Radical dresse en 1884 un bel aperçu de ce que représente pour l'homme cultivé du XIXe siècle l'infamie de ce que fut cette « ville dans la ville – et quelle ville ! » :
« La Cour des Miracles fut, pendant des siècles, la sentine de Paris. Tous les vices, tous les crimes, toutes les hideurs de l’humanité s'y déversaient, comme les ruisseaux dans l’égout. Le crime, la prostitution, la débauche effrénée tenaient là leur quartier général. […]
Sur son seuil, la loi commune s'arrêtait, et nul archer, nul gendarme n'auraient osé y pénétrer. Qui avait jeté à la face de la société, comme un défi, son honneur, son argent, sa vie, entrait là et était accueilli. »
En 1884, tout juste un siècle après la destruction totale de la grande Cour des Miracles, Le Petit Parisien revient sur la sinistre et non moins fascinante histoire de ce lieu :
« La Cour des Miracles était, jadis, le repaire de tout ce que Paris recelait de gueux, et ils étaient nombreux. Faux aveugles, faux boiteux, faux lépreux, ribauds et ribaudes, coquins de toutes sortes s'y abritaient.
Le jour venu, ils se répandaient par la ville, ne rentrant que le soir. Alors, c'était ripaille effrénée, orgies monstrueuses, débauches immondes, rixes où le couteau tenait le premier rôle. »
Pourquoi donc ce lieu de vices et de débauche est-il alors baptisé Cour des Miracles ?
Comme l'explique Le Petit Parisien, mendiants et éclopés, une fois l'aumône demandée, guérissaient de leurs maux, comme par miracle.
« Quand le passant aventureux se hasardait par là, il était suivi d'aveugles, de manchots, de béquillards, de culs-de-jatte, qui lui demandaient la charité dans toutes les langues, et quand il voulait retourner en arrière, le cul-de-jatte avait retrouvé ses jambes, le manchot lui barrait le chemin de ses deux bras, l'aveugle le regardait avec des yeux flamboyants.
Tous ces gueux, simulant des infirmités de toutes sortes, se redressaient soudain voleurs et tueurs. »
À l'époque, on distingue les truands qui peuplent la Cour des Miracles en trois catégories principales : les « capons » ou voleurs, les « francs-mitous » ou mendiants, et les « rifodés » ou vagabonds.
Et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, les membres de la Cour des Miracles sont parfaitement organisés. Cette étrange communauté a ses lois, sa langue et même un « roi », qui commandait tous les mendiants de France :
« Un roi électif “le roi de Thune” les gouvernait ; il avait sa bannière et ses armoiries, à savoir un chien mort porté au bout d'une perche.
La Cour des Miracles jouissait du “droit d'asile” bohémien, écolier perdu, vauriens de toutes les nations et de toutes les religions, moines défroqués, voleurs et assassins pouvaient se réfugier là sans crainte ; la police n'osait point venir les y chercher. »
Cette monstrueuse cité dans la cité avait de quoi inquiéter le pouvoir royal de l'époque.
En 1630, Louis XIII ordonne ainsi la construction d'une rue traversant la Grande Cour des Miracles de part en part. Mais une partie des maçons est assassinée avant la fin du projet.
Nouvelle tentative, plus radicale, en 1667 : Louis XIV charge cette fois-ci le lieutenant général de police de Paris, Gabriel Nicolas de La Reynie, de détruire les divers centres de délinquance qui gangrènent la capitale. Quelque 60 000 mendiants et estropiés sont marqués au fer rouge et envoyés aux galères. Une démonstration de force qui ne trouve toutefois pas d'effet dans la durée puisque les voleurs et mendiants reprennent petit à petit possession des lieux.
Il faut attendre un édit royal de 1784 ordonnant la destruction totale de toutes les maisons du Fief d’Alby pour mettre fin à la Grande Cour des Miracles.
Qu’est-elle devenue ensuite ? En 1905, le quotidien Paris nous emmène sur les traces de ce lieu légendaire d’un Paris alors déjà lointain :
« La Cour des Miracles, qui était autrefois un vrai repaire de bandits, est devenue un marché de bric-à-brac. [...]
Aujourd’hui, une cour s’appelle encore Cour des Miracles ; on accède du côté de la rue Réaumur par un couloir vitré faisant angle, à peine large de deux mètres et nommé passage de la Cour des Miracles. [...]
Pour y venir, il faut souvent s’égarer dans de petites rues vilaines, puantes, détournées. J’y ai vu une maison à demi-enterrée dans la boue, chancelante de vieillesse et de pourriture, où logent, malgré cela, plus de cinquante ménages avec une infinité d’enfants légitimes, naturels ou dérogés. »
Deux siècles et demi après sa destruction, la Cour des Miracles vit toujours dans l'imaginaire français ; elle désigne, dans le langage courant, un endroit où « il ne fait pas bon s'aventurer »...