1928 : sur la piste des « derniers Mohicans de Paris »
Algériens de la Place d’Italie, Tziganes de Clignancourt, Chinois de Billancourt : les pérégrinations sociologiques d’un reporter dans les marges de la capitale pendant l’entre-deux-guerres.
À l’hiver 1928, un journaliste de Paris-Soir, Jean Marèze, publie une série de reportages qui explorent plusieurs milieux qu’il qualifie d’« exotiques » dans Paris et sa périphérie immédiate. Les Derniers Mohicans de Paris donne à voir une succession de villes dans la ville, à la manière d’un voyage urbain parmi des communautés vivant au gré de mœurs et de lois qui leur sont propres.
D’un Mohican à l’autre
Les Romanichels de Clignancourt, les Algériens du boulevard de la Gare, les Chinois de Billancourt, les souteneurs de Montmartre, les « belles de nuit » de l’avenue de Clichy et du Dépôt, les clochards… Panoramique, par la diversité des populations qu’elle traverse, l’enquête de Jean Marèze insiste sur une inquiétante étrangeté tapie au plus près du quotidien des Parisiens, mais invisible, selon un motif récurrent de l’imaginaire des bas-fonds urbains.
« Mohicans de Paris, quelle vie est la vôtre. Autour de nous, sans que nous puissions la suspecter, vous traînez une existence lamentable et traquée. […]
Vous avez vos coutumes, vos lois, vos fêtes, vos chansons, que nous chantons parfois sans les bien comprendre. »
L’intitulé du reportage, « Les derniers Mohicans de Paris », fond en une seule formule le titre du roman-feuilleton d’Alexandre Dumas, Les Mohicans de Paris (1854-1859), et celui de son inspiration, Le Dernier des Mohicans, de l’Américain Fenimore Cooper (1826).
En une réactivation du mythe de la Frontier américaine exploité par Cooper, il s’agit pour Jean Marèze de retrouver dans la ville française les traces nouvelles d’un imaginaire feuilletonesque ancien : des frontières sociales, des cultures autres, des figures modernes du Sauvage ou de l’Étranger.
S’il s’intéresse aux populations classiques des récits sur les bas-fonds parisiens (prostituées, souteneurs et miséreux), Jean Marèze, fidèle au programme annoncé par son titre, accorde une place originale aux immigrants. Il donne à voir le visage plus bariolé de la capitale de l’entre-deux-guerres, où le flot d’arrivants en provenance des territoires coloniaux, d’Europe centrale et d’Europe l’Est s’est diversifié à la suite de la Première Guerre mondiale.
La publication des Derniers Mohicans de Paris s’inscrit en pleine cohérence avec la ligne éditoriale de Paris-Soir qui, en février 1928, n’est pas encore le grand quotidien du soir remanié par Jean Prouvost après 1930, mais un modeste quotidien de gauche, vivotant.
Le reportage publié en livraisons illustrées de dessins compte parmi les rubriques divertissantes du journal. Faute de moyens qui leur permettraient de parcourir le globe, les reporters de Paris-Soir s’attachent aux questions sociales et aux enquêtes de proximité, à la manière de Jean Marèze.
Ce dernier n’est pas l’un des écrivains-reporters dont le nom a été retenu par l’histoire : il n’a pas l’aura aventurière d’un Joseph Kessel ou d’un Albert Londres. Romancier obscur, parolier et journaliste, il appartient à la masse des reporters méconnus, petits producteurs culturels qui ont fourni des mannes d’articles à la presse de l’entre-deux-guerres, à l’instar des tâcherons du roman-feuilleton au XIXe siècle. Évoluant dans l’ombre de son frère, Francis Carco, Jean Marèze a pourtant comme lui nourri les lecteurs de légendes et de récits vécus puisés parmi les marginaux.
Chez les « zoniers » de Clignancourt
Jean Marèze débute son voyage à la ceinture de Paris, aux abords de la porte de Clignancourt. Le lecteur inattentif pourrait toutefois le croire aux confins d’un monde plus lointain.
« Des chiens errants sur l’ancien emplacement des fortifications aboyaient tristement et, derrière le marché aux puces, la zone s’étalait dans un enchevêtrement informe de baraques en planches, de roulottes et d’innombrables masures entre lesquelles s’insinuaient des ruelles bourbeuses. […]
Qui aurait soupçonné pareil endroit ? »
Espace incertain situé immédiatement au-delà des boulevards extérieurs, la « zone » [lire notre article] des anciennes fortifications et ses terrains vagues inquiètent. Ils étaient régis jusqu’en 1919 par une ordonnance interdisant toute édification, mais n’empêchant pas les installations temporaires.
La marge géographique de la capitale est aussi l’une de ses marges sociales et criminelles, l’un des domaines de prédilection des récits de faits divers. Le reporter de Paris-Soir visite la « zone » peu avant sa disparition, avant l’expulsion des derniers « zoniers » au profit d’une ceinture verte et de constructions nouvelles.
À ses yeux se présente d’abord un « no man’s land ». Puis, au-delà des premières baraques, le reporter est stupéfié par des « jardins étonnants » saisis aux détours des sentiers.
« Nous parvînmes enfin à une sorte de place. Deux roulottes vertes dont les fenêtres se voilaient de rideaux roses stationnaient, venues là par je ne sais quel miracle.
Sous un auvent voisin deux individus ferraient un cheval. Le brasero fumait. »
Il s’agit d’un « ancien colonel russe » et d’un « romanichel ». Le reporter s’interroge : « D’où viennent-ils ? Depuis quand sont-ils là ? » Il imagine leurs soirées et leur mode de vie.
« […] Le soir, enfermés dans la roulotte, les anciennes coutumes reprennent le dessus. […]
Après le repas, l’homme s’installe devant l’unique table et s’occupe de mettre au point et de réparer les bibelots et les instruments que les enfants iront vendre samedi aux puces.
Il y a là des pipes, des vases de fleurs artificielles, de la vaisselle, des statuettes, un vieux pistolet, un phono à pavillon et puis encore des frégates en miniature […]. »
On ne sait trop d’où Jean Marèze tire sa description de cette « population farouche, encore saturée de traditions et de coutumes », vivant « selon [ses] règles », sinon peut-être des propos d’un agent de la paix, habitué des lieux, qui l’accompagne dans la promenade.
Sans doute le reportage comporte-t-il une part d’extrapolation et, en cela, il est aussi rêverie à partir du lieu, recueil d’anecdotes de seconde main, telles les scènes de bataille que laisse imaginer la rencontre d’un zonier aux « deux oreilles coupées, au ras du crâne ».
Avec les « Algériens du boulevard de la Gare »
La seconde livraison de la série traverse Paris pour étudier les abords de la place d’Italie, dans l’actuel 13e arrondissement. Le journaliste en décrit le décor urbain, la « ligne aérienne du métro dont la longue perspective s’étend à l’infini, le boulevard de la Gare [qui] monte doucement ».
En flâneur, il cherche à s’« imprégner de l’atmosphère du quartier » et y trouve partout une « égale tristesse », dans une tonalité proche des récits de Pierre Mac Orlan, du « fantastique social » qui recherche la poésie et le sensualisme dans les bas-fonds. Le reporter observe les hommes sortant d’une raffinerie.
« Tous sont taillés sur le classique modèle de l’Algérien, plus exactement du Kabyle, la peau cuivrée, l’œil oblique, le cheveu noir, la moustache qui coupe en deux le visage sous le nez aux narines minces. »
Jean Marèze déambule, nous fait pénétrer le bistrot du quartier « dont Amar Bouzidi est le patron redouté ». Là, tous arborent « la casquette à visière de cuir verni, le veston de velours, la haute ceinture rouge et le pantalon tombant » qui évoquent les années 1900. Le lieu et les silhouettes se découpent sous l’« avare clarté » d’un bec de gaz.
« L’allumette craque. Lumière. […]
Au même instant dans la salle enfumée, où flotte un indéfinissable relent de soupe grasse et de punaises écrasées, les joueurs de dominos m’apparaissent dans leur pittoresque splendeur. La fièvre du jeu luit dans leurs prunelles sombres. […]
– Anta djin fisha, Saïd ! [note : À toi de jouer, Saïd !] »
Piloté par Saïd, le reporter visite le quartier qui « appartient, en effet, aux Algériens ». « Nous descendons le long du boulevard », raconte-t-il, tout en notant les propos de son compagnon. Saïd évoque son travail à la raffinerie et la ségrégation de certains établissements du quartier, qui refusent de servir les Algériens.
Jean Marèze donne à voir le visage ordinaire du racisme sans pour autant défaire son propre regard de stéréotypes raciaux – une contradiction qui tient à la fois à l’air du temps et à l’orientation populiste de ce type de petit reportage urbain, où le journaliste fait montre d’empathie envers le peuple des marginaux parisiens.
Toujours en compagnie de Saïd, le reporter boit un « “pastisse” chez Mohamed ben Mohamed », où Saïd doit rencontrer « son amie ».
Ce dernier égrène quelques éléments biographiques au fil d’une conversation retranscrite par le reporter : « Saïd li a fait toute la guerre… Toute !… La Champagne, ti sais, et Verdun… ». Avec nostalgie, Saïd évoque encore son pays d’Afrique du Nord. Mais voilà que l’« amie » fait son entrée.
« C’est une de ces filles qui hantent la nuit le dessous du métro.
Elle porte un tailleur bleu, une blouse de soie molle, des bas clairs crottés, et l’absence de chapeau découvre une épaisse toison rousse qu’elle coiffe en arrière à la manière de Casque d’Or… »
La mention du surnom de la célèbre prostituée Amélie Élie [lire notre article] s’ajoute au titre du reportage pour rappeler que le terme « Mohican » n’est pas sans faire penser à « l’Apache », celui qui hante les hauteurs de Ménilmontant [lire notre article], dans les faits divers des années 1900, et qui se bat pour les beaux yeux de « Casque d’Or ».
Jean Marèze produit ainsi un curieux mélange d’exotisme ethnique et social, entremêlant l’imaginaire des lointains exotiques et du crime. Comme les Apaches de la Belle Époque, Saïd se bat à l’occasion pour défendre sa femme.
« Saïd a retroussé sa manche ; une longue plaie sanguinolente et profonde fend l’avant-bras. Je reconnais la terrible blessure du rasoir. »
« Les nuits chinoises de Billancourt »
Quittant ce « milieu où, suivant une règle bien établie, l’honneur a ses droits », le reporter nous mène au sud-ouest de Paris. La description de la nuit d’ombres et de lumières s’apparente à la manière de représenter l’espace urbain dans les films expressionnistes et la photographie d’avant-garde des années 1920-1930.
« Une nuit froide et sans lune. Des rangées de becs de gaz alignés dans une longue perspective, puis, à l’entrée d’une usine, la violente clarté des lampes à arc.
Sur le ciel obscur on devine les silhouettes de hautes cheminées dont l’extrémité supérieure se teinte d’un rougeâtre reflet.
– Travail de nuit, explique mon compagnon. Les fourneaux ne s’éteignent jamais. »
C’est en compagnie d’un « fils du ciel » rencontré « par hasard » que Jean Marèze visite le quartier chinois de Billancourt, porte Saint-Cloud, où « grouille une véritable cité asiatique », une autre ville dans la ville où les Chinois peuplent les ateliers.
« On m’appelle Ki-Mio, avait assuré mon guide.
Étrange Ki-Mio ! Sous les yeux bridés, les pommettes saillantes, les cheveux noirs, la bouche mince, il reste, même avec son complet de confection, d’un asiatisme très sûr.
Il parle un français correct, abusant toutefois, à la mode de son pays, de formules de politesse exagérées. »
D’un personnage à un autre, au fil de ce voyage dans la cité, Jean Marèze continue de déplier le spectre des stéréotypes ethniques de l’entre-deux-guerres. Il en vient lui-même à faire figure d’étranger, tel un voyageur inadapté aux mœurs de la contrée qu’il visite. Au restaurant d’ouvriers chinois où le mène Ki-Mio, il doit « réclamer une cuillère, incapable [qu’il est] de [se] servir des baguettes de bois dur ».
À l’opposé du reportage « undercover », où le reporter doit se fondre dans un rôle, Jean Marèze décrit son inadéquation aux mœurs chinoises, qui serait le signe éclatant du caractère traditionnel et authentique du milieu observé, dont il note soigneusement les habitudes.
« Il [Ki-Mio] me répondit après avoir, selon la coutume, essuyé sa bouche à l’aide d’une mince serviette en papier de soie et bu une gorgée de thé pour purifier l’haleine. »
Le reporter se donne la mission d’un ethnologue urbain, retrouvant dans Paris les lointains que d’autres journalistes visitent réellement. Il voyage « pour s’instruire », comme le lui rappelle Ki-Mio.
« Suis-je encore en France, près de Paris ? » se demande Jean Marèze, une fois entré dans une chambre meublée de nattes et voilée d’un rideau de soie, où un « jeune Chinois » est étendu près d’un « plateau de cuivre » et d’une lanterne. Ici flotte « l’odeur indéfinissable » de l’opium, qui « transporte brusquement [le reporter] à quinze mille lieues » de Paris.
Si les dernières livraisons du reportage prolongent l’itinéraire entamé en menant successivement le journaliste dans les bars de Montmartre, chez les « dames émancipées » des environs de la place de Clichy et parmi les clochards de la place Maubert, elles ne contiennent pas la même force que les trois premières, qui exacerbent la logique du dépaysement.
À l’exemple d’autres grands voyageurs de l’époque, écrivains, reporters et cinéastes influencés par l’ethnologie française naissante et par la culture coloniale, Marèze déploie son reportage comme une étude de mœurs exotiques, observées cependant à même la grande capitale. Son reportage est l’invitation au voyage d’un lecteur potentiellement attiré par la flânerie urbaine. Il découvre des lointains dont la vie pulse et remue « à la fois près de nous et tellement loin que nous ne saurions [les] comprendre ».