Les « puces de Saint-Ouen », une institution parisienne
Devenu le premier marché d’antiquités au monde, le marché aux puces de Saint-Ouen est le fruit d'une longue histoire, des premiers chiffonniers aux brocanteurs que l'on connaît aujourd'hui.
L’histoire du marché aux puces de Saint-Ouen – ainsi dénommé parce qu'on risquait alors d'y attraper de ces insectes suceurs de sang – débute après la défaite de Sedan en 1870.
Les chiffonniers, chassés hors de Paris, y bâtissent, hors de tout cadre juridique, les premiers villages de marchands à Saint-Ouen. Ceux qu’on surnomme alors les « biffins » sont des experts de la revente de vieux objets jetés aux ordures.
C’est néanmoins quinze ans plus tard, en 1885, que le marché aux puces naît officiellement sous l'impulsion de la ville de Saint-Ouen, qui assainit le lieu et le sécurise. Les marchands, contraints de régulariser leur situation auprès de la mairie, doivent désormais s’acquitter d’un droit de stationnement pour exercer leur activité.
Au début du XXe siècle, le marché aux puces s’est, déjà, forgé une réputation de joyeux bric à brac et de nombreux Parisiens s’y pressent le dimanche pour la traditionnelle balade hors-les-murs.
La presse affectionne, elle aussi, ce lieu pittoresque et multiplie les reportages sur les Puces. L’écrivain, dessinateur et critique d’art André Warnod se plaît à en décrire, en 1912, l’ambiance très « titi-parisienne » :
« C'est un marché très animé, on y marchande, on y discute avec acharnement, on s'y dispute même quelquefois et ça n'a rien de bien surprenant puisque les gens qui sont ici chez eux partagent avec les poissardes des Halles le privilège d'être passés maître dans l’art d’injurier son prochain. [...]
Une gaillarde familiarité unit acheteurs et vendeurs. On entend des dialogues comme ceux-ci :
– Eh ! vieux, c'est-y des bas que tu veux ? Prends-en une paire. J'te la laisse à trois sous.
L'amateur de bas, un vieil homme en casquette, examine les bas, de coton jadis beiges ou noirs, que les lessives successives ont fait devenir jaune pâle ou gris ; il n'a pas l'air de se décider.
– Laisse-les moi pour deux sous!
Le marchand ne veut rien entendre, et le vieil homme en casquette tend ses trois sous. »
Indescriptible capharnaüm, le marché aux puces recèle d’objets en tous genres :
« On voit très bien côte à côte une paire de souliers, une pendule, une lampe, une casserole toute rouillée, un peigne édenté, une brosse sans poils, une fourrure pelée, une montre sans aiguilles, des assiettes ébréchées, un coquillage souvenir de Dieppe, une médaille de la sainte Vierge, un vase à fleurs, et puis aussi des débris de toutes sortes [...]
Il y a de tout, jusqu'à des défroques militaires, des revolvers d'un autre âge et des rouleaux de phonographe. »
Fréquenté par une population hétéroclite, le marché aux puces s’impose comme un lieu de mixité sociale – même si les « bourgeois » n’y reçoivent pas toujours bon accueil, comme s'en amuse notre critique d’art :
« Il y a parmi ces acheteurs des ouvriers qui viennent faire un tour au marché aux puces avec le vague espoir de trouver quelque chose à rapporter à la maison, il y a aussi les ménagères qui poursuivent le but bien précis d'y trouver tel ustensile de ménage ou tel objet dont elles ont besoin et qu'elles paieront bien moins cher qu'au bazar.
Parfois on rencontre aussi des petits bourgeois et des employés qui viennent faire un tour pour occuper cette matinée de dimanche.
Leurs pardessus et leurs chapeaux melon, comme aussi le chapeau à plume de leur femme ne sont pas toujours considérés avec beaucoup de sympathie ; on est prêt à les accuser de “vouloir crâner” et il n'est pas rare que quelque épithète malsonnante leur soit décochée au passage. »
Au fil des ans, le lieu devient à la mode. Les artistes s’y pressent – il n’est alors pas rare d’y croiser Picasso, Matisse ou Braque – tandis que la foule recherche l’ambiance du marché aux Puces renommé pour ses cafés et bistrots.
À la population ouvrière de Saint-Ouen s’en mêle bientôt une autre : celle des tziganes, qui y font résonner leur musique, le « jazz manouche ».
En 1931, le critique d’art Maurice Reynal raconte cette récente métamorphose :
« L'on ne trouve plus guère de boue où patauger. Il y a des sortes de cabines de plage d'un luxe exagéré où vous accueillent non plus les commères classiques et en cheveux des étalages à terre, mais des dames en chapeaux, de toutes les couleurs, et qui vous regardent d'une certaine hauteur.
Le bonimenteur rigolo a presque disparu qui, revêtu de quelques accessoires empruntés à son éventaire, vieux corset, chapeau haut de forme, sabre d’abordage, vantait avec verve la qualité de sa marchandise. [...]
Comme vendeuses je ne vois plus guère que des dames comme il faut et qui gémissent sur la dureté des temps ou les difficultés de se procurer de la “marchandise”. Et cela est vrai, car je dois avouer que je n’ai même pas réussi à trouver un crâne humain qu’un peintre anthropomorphe de mes amis m’avait chargé d’acheter pour lui. »
La mue du marché aux Puces se perpétuera jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Des hommes d’affaires, désireux de tirer profit de la fréquentation croissante du marché, y achètent des terrains, aménagent des rues et font venir eau et électricité dans des stands dont les loyers explosent.
Les quatre premiers marchés sont créés entre 1920 et 1938 : Vernaison, Malik, Biron et Jules Vallès. Entre 1946 et 1991, douze autres marchés ouvriront leurs portes.
Devenu le premier marché d’antiquités au monde, le marché aux Puces s'est imposé en un siècle et demi comme l’un des sites touristiques les plus visités de la région parisienne.