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La pègre du Berlin des années 1930, par Joseph Kessel

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

En 1932, le grand reporter Joseph Kessel raconte au Matin son immersion au cœur de la nouvelle économie souterraine berlinoise.

Début 1932, le reporter Joseph Kessel est envoyé à Berlin, capitale d’une Allemagne ravagée par la crise économique, aux frais du grand quotidien national Le Matin.

Il est alors âgé de 34 ans, jouit d’une nouvelle et excellente réputation dans le monde des lettres – son roman L’Équipage paru en 1923, a été un grand succès commercial – et vient de fonder l’hebdomadaire littéraire Gringoire, dans lequel il invite de futurs grands noms de la fiction française tels que Romain Gary ou Marcel Prévost.

Tandis que l’Allemagne post-Première Guerre mondiale vit les dernières heures de la République de Weimar et que Berlin est alors une cité interlope pleine de bars sombres et de trafics louches [voir notre article sur l’extrême pauvreté qui y règne alors], l’écrivain parvient à s’introduire dans l’univers hostile de la mafia berlinoise. Le 25 mars, il raconte aux lecteurs les prémices de cette incroyable aventure qui lui permit de pénétrer dans « l’Unterwelt » (en allemand, « le monde souterrain ») :

«Tout ce que l’on va trouver rapporté ici est vrai.

Il peut paraître étrange que l’auteur d’un reportage éprouve, avant d’entreprendre sa relation, le besoin d’en affirmer l’exactitude. Mais comment pourrais-je faire autrement, lorsque moi-même, au souvenir des lieux que j’ai traversés, des hommes que j’ai côtoyés, des lois qui les régissent, je doute de mes sens et de ma passion. »

Par ces mots d’avertissement qui ouvrent la chronique de Kessel, on comprend que cette immersion dans les « bouges » berlinois peuplés de hors-la-loi constitue déjà, pour le jeune aventurier et ex-aviateur, une expérience extraordinaire. Il avoue plus loin avoir ressenti un puissant « étonnement mêlé d’effroi et de fascination » :

«J’ai dû, malgré toute ma résistance intérieure, me rendre compte qu’une organisation secrète enveloppe de son farouche réseau Berlin, Hambourg et tant d’autres villes que je n’ai pu visiter.

De cave en cave, de grand café à grand café, de bouge en bouge se transmettent des consignes implacables et mystérieuses. J’ai vu une profonde bestialité, une immoralité totale et, en même temps, une sorte d’héroïsme, de mystique de hors-la-loi.

J’ai pénétré dans une pègre invincible et disciplinée, pesante et exaltée.»

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Depuis 1929, le gouvernement allemand doit faire face à une panique bancaire sans précédent découlant de la crise financière internationale et des contraintes économiques imposées par le Traité de Versailles.

Le 12 juillet 1931, quelques mois avant la visite de Kessel, l’institution de crédits Danatbank s’est trouvée pour la première fois dans l’impossibilité de régler les paiements promis à ses clients. Devant ce camouflet, certains cherchent à retirer leurs économies des banques le plus vite possible. Le gouvernement d’Heinrich Brüning est alors contraint de fermer plusieurs caisses d’épargne, de baisser toutes les allocations en même temps que les salaires des fonctionnaires. Le pays sombre dans la récession.

Manifestation à Berlin devant la Porte de Brandebourg, Agence Mondial, 1932 - source : Gallica-BnF

Ne parlant pas l’allemand, le jeune reporter Kessel écume pour sa part les bars de nuit à la recherche d’une aide quelconque. Au fur et à mesure de ses rencontres, il noue connaissance avec des Allemands las, désintéressés par la politique, vidés, poursuivant ce qu’il nomme « un travail secret ou une paresse plus mystérieuse encore ».

«Au cours des rondes nocturnes que j’avais faites, soit à pied, soit en voiture, à travers les rues sans joie de Berlin, pour tâcher de saisir les réactions populaires aux élections présidentielles, j’avais remarqué sur certaines places, aux abords de certaines gares, à travers des soupiraux grillés, des silhouettes lentes et à la fois furtives, tenaces et prudentes, des femmes au guet, des hommes en éveil.

On sentait que la politique ne comptait pas pour ces individus, pour ces groupes singuliers, et que, en dehors des préoccupations obsédantes pour toute la ville, ils poursuivaient un secret travail ou une paresse plus mystérieuse encore.»

Le pays compte alors six millions de chômeurs. La déroute économique de l’Allemagne a contraint de nombreux citoyens à se lancer dans l’économie parallèle. Grâce à l’entremise d’un barman ayant vécu et travaillé à Paris, Kessel rencontre un marchand de cocaïne, proche des milieux mafieux. Celui-ci l’introduit dans l’un des repaires de la véritable pègre berlinoise – le « café des mauvais garçons » –, un lieu fréquenté par des prostituées et des marginaux.

Là, au grès des verres d’alcool et des confidences, Kessel parvient à tisser une relation d’« amitié » avec Albert et Dick, deux hommes de la pègre reconnaissables à l’insigne métallique qu’ils portent à la boutonnière, symbole de leur appartenance à la société de l’Unterwelt. Au premier regard, ces deux hommes ne ressemblent en rien à des hors-la-loi ; ils ont l’apparence d’hommes d’affaires.

Kessel parle même « d’aristocrates » :

Le grand reporter et écrivain Joseph Kessel, auteur du reportage pour Le Matin, en 1927, Agence Meurisse - source : Gallica-BnF

« D’une correction absolue, habillés sobrement, ils conversaient à voix basse et sur leur visage rasé de frais, emprunt de repos et de naturel, il n’y avait aucun stigmate, aucune équivoque.

Je compris alors l’instinct qui, la veille, dans ma curiosité, ma fièvre et mon exaltation fouettées par l’alcool, m’avait poussé vers eux : c’étaient deux aristocrates parmi leurs confrères à face brutale, au corps grossier.

C’étaient des princes de la pègre. »

En effet, nées pour la plupart au lendemain de la guerre, ces ligues de la pègre regroupent des gens venus de divers milieux, tous résolus à vivre en marge de la loi, des bénéfices de la prostitution, de la drogue et du banditisme :

« Tous ou presque ont une femme au travail, et on devine lequel.

À ce premier métier ils ajoutent, selon les occasions et les tempéraments, l’escroquerie, la fausse monnaie, la carambouille, l’abus de confiance, la cambriole ou le vol à la tire. »

Dans ce Berlin des années 1930 qu’arpente Kessel, chaque débit de boisson, même le plus cossu ou le plus familial, entretient une étroite relation avec les repris de justice, sans laquelle la sécurité des établissements ne serait pas assurée. L’enquête du reporter et écrivain se poursuit donc par une exhaustive tournée des bars et cafés de la capitale.

Lors d’une descente dans l’un des caveaux humides et mal aérés, Kessel est surpris de rencontrer de jeunes adolescents, récemment sortis de maisons de correction. Emplis d’animosité, ces jeunes gens sont pour Kessel plus dangereux encore que certains hors-la-loi croisés en d’autres lieux, car, ne connaissant pas encore le monde, « ils tuent pour rien » :

« Ils étaient tous d’une extrême jeunesse. Aucun des adolescents, aucune des adolescentes, qui se trouvaient là n’avaient atteint vingt ans. Ils dansaient ensemble, sur des airs que distribuait un piano mécanique […].

Certes, une élégance douteuse marquait les uns et les autres, certes sur les visages féminins se montraient déjà les stigmates du vice et de la prostitution, tandis que sur ceux des jeunes gens paraissaient une pâleur étrange, une décision singulière.

Mais il me fallut quelques minutes d’attention soutenue pour déceler ces symptômes inquiétants et pour surprendre des regards furtifs, aigus et haineux que toute cette jeunesse dirigeait vers moi et même sur mes amis qui, pourtant, avaient bien mis en évidence leurs insignes de l’Unterwelt. »

De « coupe-gorge en coupe-gorge », le reporter poursuit ses explorations nocturnes au péril de sa vie – il sera victime d’une violente agression dans un bar tenu par la pègre – et dépeint avec crudité les rues sinueuses du Berlin d’alors, où la mort attend au coin de la rue l’insouciant qui s’y attarde.

Pour pouvoir continuer à observer ces hommes, il est obligé de vivre comme l’un d’eux : c’est-à-dire, de consommer de larges rations de breuvages frelatés et diverses drogues. C’est ainsi qu’il se retrouve à consommer de l’opium dans une fumerie tenue par une « société » de la pègre chinoise :

Défilé de sympathisants national-socialistes dans Berlin, 1932, Agence Mondial - source : Gallica-BnF

« Je sentais que, pour avoir la confiance de ces hommes, il fallait fumer avec eux, comme il fallait boire du korn dans les débits de l’Unterwelt pour entrer en contact direct avec ses membres.

L’alcool et les drogues abattent les barrières de la prudence, de la pudeur, de la civilisation. Ils permettent d’aller vite et loin dans un cœur réticent. Leur artificielle et toxique chaleur fait fondre les cuirasses. »

Après plusieurs semaines passées parmi la pègre, où il a peu à peu appris à vivre en « frère » dans son intimité, Joseph Kessel est convaincu de la nouvelle omniprésence de celle-ci dans un Berlin ravagée par la récession économique. Quitte à ce que le journaliste se laisse aller à quelque thèse exagérée au sujet d’une « tutelle secrète » :

« À la différence de tous les autres pays, y compris l’Amérique, où les gangs sont des clans isolés, le monde souterrain allemand a une organisation sociale, une hiérarchie, des codes, des caisses de secours, des dépôts d’armes, des moyens de transport contrôlés par les chefs. Il couvre, par ses liaisons, toute la capitale. […]

Une incroyable tutelle secrète pèse sur les citoyens du Reich. »

De retour en France après son long périple de l’autre côté du Rhin, Kessel publiera la même année le roman d’aventures Fortune Carrée, inspiré de ses  reportages et rencontres dans le désert du Yémen, en mer Rouge et dans la Corne de l’Afrique. Il fera ensuite paraître son reportage parmi l’Unterwelt pour le Matin aux éditions Les Portiques, sous un titre évocateur : Bas-Fonds.

Moins d’un an après les rencontres de Kessel dans un Berlin exsangue, le 30 janvier 1933, le chef du parti national-socialiste Adolf Hitler, 43 ans, sera nommé chancelier d’Allemagne par le président Paul von Hinderburg.