1934 : Le « tour de la France criminelle » de Blaise Cendrars
Partant de Paris pour se rendre dans les villages les plus reculés du Pays basque, le célèbre reporter dévoile aux lecteurs de L’Excelsior les contours d’un Hexagone invisible plongé au cœur de la dépression économique.
Si Paris constitue dans l’entre-deux-guerres un terrain d’exploration idéal pour les reporters en quête de milieux insolites, secrets ou dangereux, les villes de province ne sont pas laissées pour compte. Au contraire, les journalistes s’emploient à épuiser les déclinaisons d’une activité criminelle ou d’un « métier » – escroc, gangster, trafiquant.
Le panorama du crime s’adapte avec souplesse aux variations régionales. Ainsi, la tournée des bas-fonds de province peut se substituer à celle des bouges parisiens et des métropoles (New-York, Londres, Berlin), grâce à la malléabilité d’un imaginaire sombre, peuplé de truands et de personnages « louches ».
La pègre moderne, entre fantasme et vision documentaire
En 1934, deux ans après que Joseph Kessel ait arpenté les bas-fonds berlinois, Blaise Cendrars entraîne le lecteur de L’Excelsior dans un tour de la France criminelle, chez « les Gangsters de la maffia », de Marseille à Roubaix jusque dans le sud-ouest, au Pays basque. Après tout, la pègre est « partout la même », rappelle-t-il au seuil de son enquête.
« Êtes-vous à Shanghaï, à Buenos-Ayres [sic], dans un speakeasy de New-York ou à Paris ?
Vous êtes tout simplement, à votre insu, en plein gangsland, cynique, triomphant, féerique […]. »
Le scénariste, globe-trotter et poète fait partie du groupe privilégié des écrivains-reporters bénéficiant d’une renommée littéraire, à l’instar de Francis Carco ou de Pierre Mac Orlan. La conception du reportage de Cendrars autorise une certaine fantaisie. Elle est tributaire de la flexibilité de la notion de « vérité » dans le journalisme d’alors et de la liberté que concède le journal à un collaborateur de choix.
En effet, il est probable qu’une bonne part de la plongée chez les gangsters formant le premier « grand reportage » de l’écrivain ait été forgée à domicile (quoique documentée à différentes sources) plutôt que vécue. Le récit laisse peu de place à la mise en scène du journaliste comme enquêteur, au profit du cumul d’informations et d’anecdotes.
Cela n’empêche pas Cendrars de moderniser la vision de la pègre. Repoussant le « romantisme […] bien suranné » des représentations du crime des années 1900, façon « Apaches », Cendrars donne à voir un gangster moderne « en chapeau gris […], en smoking […], les cheveux gominés ». Les milieux criminels qu’il décrit seraient le produit de la « fièvre » du temps, celle du jazz, du cinéma, d’un brouhaha à la fois artistique, social, politique et industriel. Cette vision s’ancre dans l’actualité de 1934, dans la foulée de l’affaire Stavisky, des émeutes de février [lire notre article] et de la crise économique.
« La crise. On en parle et on en parle. Dans le monde entier.
Chômage, marasme des affaires, booms et krachs, scandales retentissants, Lœwenstein, Kreuger, Insull, finance, politique, révolution, rien n’est stable, tout s’écroule.
La vie n’est plus statique. Son dynamisme vous emporte. Avec ses actualités sensationnelles, la vie n’est plus un songe, mais bien un film extravagant qui nous arrache brutalement à nos habitudes […]. »
Bien que le reportage s’ouvre sur les Champs-Élysées et se boucle par un retour aux tripots parisiens, attardons-nous, entre ces deux points, à la tournée hors-métropole de Cendrars. Traversons avec lui la « porte tournante » qui mène à l’entrée d’un « pays inconnu ».
Les trafics cosmopolites de Marseille
C’est à la manière de la « voix off » accolée aux images d’un documentaire cinématographique que Cendrars fait pénétrer son lecteur à Marseille, où règnent les trafiquants de drogue.
« Le siège de cette organisation est à Marseille, Marseille premier marché de l’opium du monde, bien que marché clandestin, Marseille grand centre de redistribution qui ne craint aucune concurrence à cause des prix imbattables, inouïs de bon marché qu’on y pratique ! »
« C’est que Marseille est le centre d’un réseau invisible qui s’étend sur le monde entier », ajoute-t-il, où transitent non seulement opium mais « cocaïne, héroïne, morphine ». La drogue s’écoule ensuite sur les marchés, notamment celui de Paris, sous l’égide d’« une seule et vaste association dont les trente-trois chefs sont connus ».
En vertu de ce réseau, la ville portuaire porte en elle une ouverture sur le monde. L’intérêt du reporter pour la pègre marseillaise se trouve stimulé par sa fascination pour le cosmopolitisme des trafics modernes, au hasard desquels se tissent les destins d’hommes d’aventure. Cendrars se plaît à les résumer en quelques lignes, les transformant en petits contes de la vie criminelle.
« Dans ce quartier grouillant du Vieux-Port, on pouvait voir naguère un beau garçon de dix-huit ans dont la vigueur, le cran, le courage indomptable étaient légendaires dans tous les quartiers excentriques de Marseille. Un jour, il disparut.
Buenos-Ayres, les Indes, l’Indochine, la Chine, la Turquie, l’Égypte, l’Afrique du Nord eurent à connaître de ses exploits, et dans plus d’un port du monde on parle encore de ses aventures. […]
[Après la Grande Guerre, il rentra à Marseille.] Ce faisant, le cercle de ses relations, de ses débouchés, de ses trafics allait s’agrandissant, et lui faisait tout simplement fortune.
Il voyait toujours plus grand. […] C’est ainsi qu’il se trouva un beau matin avoir des intérêts dans tous les tripots de Marseille, dans plusieurs grands cercles de Paris et dans la plupart des maisons de société de France, d’Espagne, d’Argentine. »
Rappelant par moment les cinéastes d’avant-garde qui ont capté les rythmes de la ville, à l’instar de Jean Vigo (À propos de Nice, 1930) ou de Walter Ruttmann (Berlin, symphonie d’une grande ville, 1927), Cendrars évoque une cité en « crise de croissance ». Les moyens de transport y modifient les mœurs de la pègre.
Sur la Canebière, « c’est une pagaïe invraisemblable de voitures, de taxis, d’autobus, de tramways-tortues, de voitures à bras, de fardiers, de motos, de bicyclettes, diaboliquement enchevêtrés ». Le « roi des books » et les habitués de son « bar discret des ”allées” » de Meilhan, sous le secret des platanes, ont dû « émigrer place de la Préfecture ». Dans les derniers ombrages du « tronçon supérieur de la Canebière », toutefois, « se tiennent, aux heures tièdes de la journée, les vedettes du “milieu” ».
Conteur nouveau genre, le reporter récolte « des récits pleins d’action et d’aventures », se déplaçant de bar en bar, fréquentant la mafia locale portée aux intrigues politiques, se risquant près des repaires de drogués.
« Errant dans ces ruelles, poussant la porte de bouges de plus en plus infâmes, miséreux, découvrant dans des trous d’ombre des Arabes teigneux, des nègres grelottants, des Orientaux loqueteux en mystérieux conciliabules, m’attendant à chaque instant à entendre le crépitement d’une “revolverade” et voir détaler et tourner le coin des Espagnols fuyant sur leurs semelles d’espadrilles, ou chanceler un matelot scandinave blessé à mort, je me disais que pour ne pas perdre de vue le but de mon enquête je devais descendre beaucoup plus bas ou viser beaucoup plus haut. »
Reprenant ensuite son ton distancié de documentariste, Cendrars explique les liens entre la mafia marseillaise et les pouvoirs administratif et politique. Le bandit des années 1930 se distinguerait par ses bénéfices tranquilles, sa vie luxueuse, son apparence soignée.
« Il a sa voiture, un beau petit cabriolet flambant neuf qu’il renouvelle chaque année pour être en harmonie avec la coupe raffinée de ses vêtements, de son feutre gris clair, de sa cravate chatoyante, de ses chaussures bien astiquées.
Notre gaillard aime le luxe, les bijoux et est séduisant, séducteur. »
Au gré des scandales politico-financiers retentissants, la collusion marque l’imaginaire criminel des années 1930. Par elle, les gangsters se réserveraient de « bonnes petites rentes », les hommes politiques rempliraient leur caisse électorale, affirme Cendrars, qui n’échappe pas à l’imaginaire du temps, en partie fondé sur de réelles mutations des pratiques criminelles.
En conséquence, en lieu et place des faits divers sanglants, ce sont les escroqueries de haut vol, le trafic douanier et la contrebande internationale qui transparaissent dans le reportage comme les signes éclatants du crime moderne. Après Marseille, Cendrars suit leur trace aux frontières nord et sud-ouest de la France.
Sur la piste des contrebandiers, de Roubaix au Pays basque
Marseille a sa Canebière et Roubaix, « sa rue Pierre », « longue, interminable, mal pavée, triste et d’une désespérante monotonie les jours de pluie ».
« Les petites maisons qui la bordent, serrées les unes contre les autres, dont très peu ont deux étages, mais dont la façade de chacune est ravalée, repeinte ou passée à la chaux tous les ans, respirent l’aisance, le calme, le repos […].
On imagine, dans chacune de ces maisonnettes, une famille d’ouvriers économes, prudents, sérieux, sages, et lentement, mûrement embourgeoisée. »
Or, ces murs abritent « parfois des familles de contrebandiers, dont chaque membre, depuis l’aïeule jusqu’au chien spécialement dressé, ne respire, n’agit, ne travaille, ne pense qu’en fonction du rôle qui lui est imparti dans le métier ». La description se veut contrastante, entre l’apparence de tranquillité et la réalité du crime, entre le monde banal, visible par tous, et le secret des trafics que seul le reporter peut dévoiler.
Cendrars s’emploie aussi à différencier les villes : à Roubaix, contrairement au « trafic organisé sur les quais de Marseille », s’opère une contrebande « disloquée, […] manœuvre individuelle, à laquelle se livre un chef de famille, par tradition plutôt que par goût ». À la drogue s’ajoutent de multiples marchandises passées d’un côté à l’autre de la frontière : tabac, saccharine, armes en provenance de Hambourg, Rotterdam, Anvers. La collusion avec la politique serait moins évidente, et les « douaniers y sont féroces ».
On ne sait trop d’où le reporter tire ses informations sur les prix de la cocaïne sur le marché parisien ou sur les modalités du trafic d’armes. Furtivement, il évoque une causerie avec un trafiquant, « fort gaillard en vareuse de cuir ». Selon les dires de ce dernier, une partie des armes de contrebande serait destinée aux Espagnols révolutionnaires, via la frontière sud-ouest… Voilà que les combats idéologiques des années 1930 affleurent.
Il n’en faut pas davantage pour assurer le mouvement qui mène de Roubaix au Pays basque. Tel un documentaire filmique, le reportage procède par montage et juxtaposition d’espaces :
« Comme dans le Nord, jusqu’à ces dernières années, la contrebande dans les montagnes basques était pratiquée par les gens du pays, traditionnellement, de père en fils. »
Au Pays basque, comme dans tous les bas-fonds arpentés par les reporters des années 1930, les activités criminelles nourrissent un répertoire d’anecdotes, dans lequel Cendrars prétend puiser des histoires vraies. Ici, malgré une « entente tacite » entre contrebandiers et douaniers des villages, le trafic signifie toujours une aventure, non plus celle du trafiquant globe-trotter mais de celui qui doit « vaincre les obstacles multipliés d’une nature toujours difficile – montagnes, cols, précipices, torrents ».
Et Cendrars de rapporter « quelques anecdotes » mettant en scène « [le] contrebandier basque, ardent, leste, infatigable ».
« [Un veilleur de nuit d’un garage de Biarritz] […] m’a raconté qu’ayant été, durant de longues années, le seul préposé aux douanes d’un poste sur le chemin de la frontière, il n’a jamais pu dresser procès-verbal, ni prendre en flagrant délit un des habitants de ce village, qui se livraient tous, et souvent en plein jour, à la contrebande du bétail espagnol.
Comme par hasard, chaque fois qu’une « passe » lui était signalée – troupeau de moutons, de mulets, de chevaux – le maire avait besoin de lui comme témoin officiel à la mairie pour apposer sa signature dans un registre, au bas d’un contrat ou d’un état civil. »
Cendrars s’attarde encore aux manœuvres des « rabatteurs » qui entraînent « des paysans, des ouvriers agricoles » du Portugal dans une traversée de la frontière franco-espagnole, en leur faisant miroiter un pays de cocagne, avant de les dépouiller et de les abandonner, voire de les assassiner. Comme pour asseoir la force de conviction de ses récits, le reporter précise :
« De temps en temps les journaux du Sud-Ouest relatent, donnent des échos, des détails terribles sur ces sombres drames de la frontière dont les malheureuses victimes sont beaucoup plus nombreuses qu’on ne le croit. »
Le trafic des armes, quant à lui, a pris de l’ampleur à la suite des « événements d’Espagne », république à l’équilibre précaire depuis 1931, déchirée par les idéologies politiques. « Quoi d’étonnant, dans ces conditions, que la frontière d’Espagne soit aujourd’hui la plus brûlante de toutes », remarque le reporter.
La fin de son enquête revient aux escroqueries de la capitale, « tout à la fois la tête et le ventre de la pieuvre géante qu’est la maffia dont les tentacules s’étendent dans toutes les directions, obéissant à de mystérieuses impulsions, à des appétits, à des instincts qui la font agir, dérouler ses bras, et dont la zone d’action recule, se déplace, se trouble, se noie au fur et à mesure que l’horrible bête, ramenant sa proie enlacée, coule avec elle dans les bas-fonds ».
Cendrars, malgré le mouvement qui l’aura porté aux frontières de la France, aux pointes des « tentacules », semble irrévocablement attiré par une force centripète, celle de Paris où se déploie un cinéma incessant : « La rue, la rue de Paris, quel film ! »
–
Mélodie Simard-Houde est chercheure associée au RIRRA-21 (Université Paul-Valéry Montpellier 3). Elle a publié un ouvrage, Le reporter et ses fictions. Poétique historique d’un imaginaire, aux Presses universitaires de Limoges en 2017.