Le Bordeaux sombre des années 1930, entre romanesque et réalité
L’imaginaire de la France criminelle véhiculé par le reportage déborde bien au-delà de Paris. Tandis que Blaise Cendrars met en scène les trafics de Marseille, c’est un journaliste peu renommé de Paris-Soir, Jean Rollot, qui s’intéresse aux quartiers interdits de Bordeaux en 1932.
Un feuilleton vécu
Ni écrivain ni journaliste reconnu, Jean Rollot n’a que très peu laissé de traces dans les catalogues des bibliothèques. Il appartient à la masse des reporters quasi anonymes qui forment la majorité du corps professionnel des années 1930.
À Paris-Soir, Rollot couvre l’actualité des spectacles, des arts et de la littérature, en plus de faits divers occasionnels. Des procès aux bruits de coulisses en passant par le grand reportage que l’on va évoquer, une certaine polyvalence est exigée de sa part par ses supérieurs.
Rollot rappelle ainsi l’existence d’une pratique courante mais peu valorisée du reportage, qui se trouve susceptible d’activer pourtant les mêmes codes, les mêmes imaginaires que sous la plume des plus célèbres écrivains-reporters de l’entre-deux-guerres. Qu’il s’agisse de Blaise Cendrars, de Joseph Kessel ou de Jean Rollot, les reporters, s’ils ne sont pas d’égales renommées, produisent des enquêtes semblables par certains aspects : le reportage est alors souvent conçu comme un roman-feuilleton « vrai », un récit se disant « vécu » et qui, dans le journal, a au moins autant – sinon davantage – fonction de divertissement que d’information.
Consommé et publié en série, les reportages se succèdent dans Paris-Soir selon une mécanique bien huilée : lorsqu’une enquête se termine, une nouvelle lui succède aussitôt, de manière à ne jamais laisser le lecteur sur sa faim. Ainsi, le « grand reportage » de Jean Rollot à Bordeaux, publié du 17 au 28 janvier 1932, fait suite à une enquête de G.-A. Oubert (autre écrivain-reporter peu connu mais employé à plusieurs reprises par Paris-Soir) sur les Romanichels, dont la conclusion est parue la veille.
Quartier réservé
Comme Marseille, Bordeaux mérite sa place dans le panorama des « bas-fonds » en sa qualité de ville portuaire. Le titre du reportage met en avant ce statut : le « port d’Amérique, port d’amour » promet lointains et voluptés. Avant même d’ouvrir le journal pour y retrouver le reportage, le lecteur peut rêver sur le titre affiché à la Une, imaginer la vie des matelots.
Jean Rollot fait penser à l’écrivain Francis Carco par la proximité qu’il met en scène avec les marins et bandits bordelais. Il ne leur rend pas visite seulement en reporter, mais se décrit comme un ami qui fréquente les bouges des ports, récolte les propos et la confiance des hommes, leur manifeste une « vraie sympathie ».
Le reportage s’ouvre un soir d’ennui, alors que Rollot flâne à Bordeaux : « Partirais-je pour l’Afrique rouge, les Amériques couleur de l’espérance ? » La ville portuaire retiendra plutôt son attention, grâce à la rencontre impromptue de Georges le Marin, « [grand], gros, écarlate, bien vêtu » et de « ses compagnons », André et Philippe. Avec eux, Rollot découvre l’« atmosphère de passion, voire de vice » de Bordeaux où, « comme dans tous les grands ports, les plaisirs ont leur caractère spécial ».
Le reporter, d’accointance avec les marins, partage leurs virées nocturnes dans le « quartier réservé », aux alentours de « la place Mériadeck ». Dans les « rues où s’accotent les cabarets louches aux maisons discrètes », il se fait le témoin des patrouilles de police et des rafles, se promène au son des « accents de la guitare hawaïenne ou du banjo ».
En compagnie de Georges le Marin, dont il a gagné la confiance, le reporter se voit ouvrir les portes d’un bar fréquenté par les travestis, le « Sabatou », à proximité de la gare Saint-Jean.
« [Sabatou, le patron] laissait le service du bar à un blondinet de seize ans, tout au plus, dont la figure enfantine était passée au “fond de teint” et à la poudre.
Pour être bien vu dans la maison, il fallait plaire à ce jeune barman, qui faisait de mauvais cocktails, mais était seul à disposer des bouteilles. C’était l’ami officiel du patron. »
La plongée dans les milieux interlopes homosexuels fait de Jean Rollot un intermédiaire méconnu entre l’imaginaire tracé par Francis Carco en 1914, dans le roman à succès Jésus-la-Caille, et celui de Jean Genet, qui produira quelque dix ans plus tard le sulfureux classique Notre-Dame-des-Fleurs (1943).
À Bordeaux, le Sabatou et ses clients sont violentés par des « voyous […] outragés dans leur conception de la morale naturelle […] qui jurèrent de défendre la vertu ». Mais à celui qui arrive à pénétrer sans heurt dans l’établissement se révèle une vision équivoque et fascinante.
« Les petits messieurs qu’on découvrait là, poudrés, maquillés, répondaient à ces surnoms : La Tosca, Pola Negri, La Louve, Véronique, La Violettera.
Ils chantaient, papotaient dans les coins, buvaient, fumaient, se passaient de main en main de petits paquets de “coco”, poussaient des miaulements de chatte et, parfois, se mettaient à danser entre eux. »
Rollot s’attarde aux talents de danse et de chant des « messieurs », ce en quoi il laisse percer son regard de chroniqueur des spectacles. Disputes, intrigues, légendes et anecdotes sont rapportées, le reporter se faisant le conteur de cette faune et de son animation, d’une « gaieté inlassable et parfaitement sincère », où l’on imite Raquel Meller, étoile du music-hall parisien.
Visions de nuit, visions de jour
En compagnie d’André, son nouveau « guide », Rollot observe la vie nocturne dans les bistrots de la rive gauche du port, en quête de « quelque secret nouveau », d’une « turbulence dramatique ».
La promenade est l’occasion d’une tournée des débits de boisson – « Bar du Havre », « Caméléon », « Novelty Bar » –, mais aussi de l’insertion de vignettes du port vu dans la nuit. Saturées par les jeux de lumière et les odeurs, ces descriptions appartiennent à l’écriture du reportage, où prédominent les perceptions sensorielles du reporter.
L’ambiance ainsi tracée évoque un certain imaginaire urbain contemporain, celui des photographies de Brassaï et du réalisme fantastique, que les films de Marcel Carné ne tarderont pas à mettre à l’écran.
« Nous marchions, encapuchonnés de brouillard, sur des pavés gras d’huile et de boue, enjambant les gros filins des énormes paquebots, proches et invisibles, à peine soupçonnés par leurs feux de position, rouges et verts. […]
Nous respirions l’odeur du bois mouillé, des cacahuètes trempées dans leurs sacs et les relents du fleuve glauque qui charrie des détritus.
Parfois, au ras des paquebots énormes, nous suivions l’ombre d’une vedette de la police fluviale, s’évertuant à découvrir les resquilleurs qui crèvent les tonneaux de vin. »
Les deux hommes entrent dans un bar signalé par « une lumière clignotante », qui « [grouille] de gens à la mine peu engageante », enveloppés d’« une fumée bleue ». Au rythme de la « valse créole » et d’une altercation avec des « navigateurs norvégiens », Rollot et André aboutissent au « Colonel », un établissement tenu par un retraité des troupes coloniales.
On peut à juste titre supposer que Rollot, dans Port d’Amérique, port d’amour, livre une collection de souvenirs de jeunesse, malgré le sous-titre « grand reportage » que donne Paris-Soir à ses articles, et ce, d’autant plus qu’il affirme plus loin être né à Bordeaux.
La livraison suivante se consacre quant à elle à la poésie évocatrice des départs et des retours, au gré de la foule métissée qui passe, chaque jour, dans le port. Tel un peintre impressionniste, Rollot livre des visions fugitives.
« Tableau de départ : un paquebot va cingler vers la côte occidentale d’Afrique. On aperçoit, sur les entreponts, des têtes noires coiffées de chéchias rouges : ce sont des centaines de tirailleurs qui quittent les brouillards de France pour le soleil torride de Bamako ou de Port-Gentil. »
Pour les marins et les « hommes de bord », voilà venu le temps de la séparation. Rollot évoque l’émotion perceptible des « femmes de navigateurs » restées sur le pont… pour être plus rapidement retrouvées par leurs amants cachés. Après un long développement sur les relations matrimoniales à distance, Rollot poursuit en évoquant la traite des Blanches et « le chemin de Buenos-Ayres », titre d’un reportage célèbre d’Albert Londres sur le trafic de prostituées vers l’Amérique du Sud.
Rollot maintient le filon rouge de son reportage : qu’il s’agisse des mœurs des marins, des travestis ou de l’enrôlement de femmes dans la prostitution, son Bordeaux est bien un « port d’amour ».
Types de la pègre
Revenant à la pègre locale, le reporter sollicite des explications à propos des mœurs des « demi-sels » auprès d’André et Philippe. Du « barbillon de rigole » (souteneur bas de gamme) aux « petites “terreurs” », une typologie se dessine. Le reportage présente un simulacre d’étude sociologique, attaché à décrire les types sociaux, les diverses catégories de proxénètes et de trafiquants bordelais.
« Au-dessus de ces barbillons, existent, répandus à quelques exemplaires, les petites “terreurs” qui bombent le torse dans la rue, mais n’impressionnent pas davantage.
Ils ont essayé la boxe ou la lutte et n’ont pas réussi. Mais comme, de temps en temps, une femme leur prête cinq louis, ils se croient du milieu. »
Rollot entrecroise descriptions générales et portraits colorés de certains « barbillons », tel « Pierrot » et « Musclor », ce dernier étant « [fort] comme un Turc » mais « froussard comme une poule ».
Arpenté par sa foule de « terreurs » aux surnoms typiques – « Paul le Borgne, André le Lyonnais, Paul l’Américain » –, Bordeaux n’échappe pas aux règlements de compte ; « il arrive […] qu’on entende le claquement des revolvers. » C’est pour mieux les évoquer qu’André conduit le reporter dans l’ancien repaire d’une association « de trafiquants de “coco” et de carambouilleurs », le dancing « L’Éléphant ».
Curieux, Rollot s’intéresse également à ses guides, à commencer par son « inséparable André », qui semble tout connaître de la bande de « L’Éléphant » : « À qui avais-je affaire ? À quel travail s’occupait ce garçon ? »
Le lecteur apprend qu’André, garçon de bonne famille ayant dilapidé son héritage, a fricoté un temps avec « Géo le Matelot et sa bande » avant de s’en éloigner pour devenir trafiquant de cocaïne. Or, André refuse mystérieusement d’accéder à la demande de Rollot, qui voudrait en savoir davantage sur Géo le Matelot, un type qui « pouvait avoir été le héros d’histoires intéressantes ».
« Pourquoi, ce soir-là, André s’interrompit-il si brusquement ? Pourquoi, à la seule idée de parler de cet homme [Géo le Matelot], eut-il un mouvement de gêne ? […]
André était habile. En une minute, il avait détourné la conversation. »
La réponse fournira une chute propice au reportage.
Au lendemain d’une soirée avec Philippe, Rollot reçoit une visite « de grand matin ». Cette fois, André est prêt à se confier et lui explique que Géo le Matelot est l’amant de sa propre femme et qu’il souhaite se venger de cet affront. Il y serait parvenu, laisse entendre le tout dernier article de Rollot.
En effet, en guise de dernière image du « port d’amour », le reporter nous laisse sur la résolution d’un drame de jalousie : Rollot apprend la disparition subite d’André, parti pour le Brésil, et la découverte macabre du corps de Géo le Matelot. Certes, cette chute survient un peu trop à propos pour ne pas souligner que le reportage, en bon feuilleton, ne se refuse pas à introduire une dose de romanesque dans le réel…
« On disparaît beaucoup à Bordeaux, du moins dans un certain monde, c’est pourquoi je ne fus pas très étonné lorsqu’un matin on me déclara à l’hôtel qu’André n’avait pas reparu depuis deux jours. […]
En lisant le journal, j’appris qu’on avait découvert l’avant-veille un cadavre affreusement défiguré par une pale d’hélice. […]
Était-ce le corps de Géo le Matelot ? »
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Pour en savoir plus :
Rollot, Jean, Port d'Amérique, port d'amour, Paris-Soir, 17 au 28 janvier 1932.
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Mélodie Simard-Houde est chercheure associée au RIRRA-21 (Université Paul-Valéry Montpellier 3). Elle a publié un ouvrage, Le reporter et ses fictions. Poétique historique d’un imaginaire, aux Presses universitaires de Limoges en 2017.