14-18 : Les journaux en guerre
« 14-18 Les journaux en guerre »
L'actualité de la première guerre mondiale en 10 grandes dates et 10 journaux publiés entre 1914 et 1918. Une collection de journaux réimprimés en intégralité.
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Tandis que la crise économique internationale frappe la France, une femme reporter part à la rencontre des ménagères et domestiques peuplant les combles des immeubles de Paris.
Sur les traces de la reporter Maryse Querlin, le lecteur de Paris-Soir est convié à gravir les escaliers menant au « septième » des immeubles parisiens.
Dans des chambrettes parfois coquettes, parfois minables, vit un peuple de domestiques et de personnages étonnants. Reportage social au féminin paru en 1932, en pleine crise économique mondiale, Septième étage explore une zone cachée quoique partout présente, un lieu parallèle surplombant le quotidien urbain.
14-18 : Les journaux en guerre
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L'actualité de la première guerre mondiale en 10 grandes dates et 10 journaux publiés entre 1914 et 1918. Une collection de journaux réimprimés en intégralité.
Le reportage, à ses origines, constitue un métier presque entièrement masculin. Ce fait découle du rôle social attribué aux femmes, attachées à l’espace intime et domestique au XIXe siècle et encore au début du XXe siècle. Or, par définition, le reportage entraîne le journaliste, dans un mouvement excentrique, à explorer des lieux exotiques, dangereux, hors du quotidien. Ce rapport à l’espace tend à laisser de côté les femmes.
De plus, le type du reporter, dans la fiction, est un aventurier sportif, courageux. On peut penser à Gédéon Spilett, le viril reporter américain mis en scène par Jules Verne dans L’Île mystérieuse (1874). Une telle représentation laisse peu de place aux silhouettes féminines, sinon pour décrier leur incongruité.
L’idée d’un reportage au féminin commence toutefois à émerger à la fin du XIXesiècle, sous l’impulsion de femmes reporters comme Séverine (pseudonyme de Caroline Rémy), qui collabore au quotidien Le Journal. La naissance simultanée d’un journalisme féministe, représenté par La Fronde de Marguerite Durand, renforce la possibilité d’un reportage au féminin.
D’emblée, le travail des premières femmes reporters décale le regard par rapport aux enquêtes de leurs collègues masculins. Ces pionnières élisent des sujets assez spécifiques, peut-être en vertu du tropisme qu’exercent sur elles les lieux du quotidien, les enjeux féminins et les figures appartenant à des minorités sociales ou culturelles. Les « reporteresses », comme certains collègues masculins l’écrivent non sans ironie, posent un regard empathique sur le monde des ouvrières et sur des métiers féminins (mannequin, couturière, femme de chambre, dactylo). Elles abordent des questions sociales et des enjeux intimes liés à la condition des mères célibataires et des prostituées.
Le reportage de Maryse Querlin s’inscrit dans cette veine tout en respectant les canons d’un genre journalistique friand de secrets et de mystères. C’est pourquoi il explore un exotisme familier, celui des septièmes étages.
Querlin débute son enquête à la porte d’une concierge parisienne, au bas d’un escalier que, paradoxalement, elle gravit pour mieux descendre dans la hiérarchie sociale.
« Je gravis lentement l’escalier de pierre grise. C’est en effet l’escalier de service : un escalier d’immeuble bourgeois d’avant-guerre.
Sur tous les paliers on se heurte aux boîtes à ordures pleines d’épluchures, et derrière les portes croît et décroît la chanson des bouillottes au feu, qu’en accompagnent d’autres, populaires et attendrissantes. »
Ce terrain du « septième » est celui des coulisses où vivent les domestiques. La domesticité demeure en effet un phénomène prégnant dans la France de l’entre-deux-guerres.
Le milieu exploré par Querlin est lié à une ancienne configuration architecturale de la hiérarchie sociale, qui distribue les classes selon les étages de l’immeuble parisien, en une pyramide inversée, depuis l’étage noble jusqu’aux étages supérieurs et aux chambres de service.
Si cette répartition verticale subsiste en partie dans l’entre-deux-guerres, elle tend à s’atténuer depuis la monarchie de Juillet au profit d’une géographie sociale horizontale, qui ménage des écarts entre quartiers. De plus, l’usage de l’ascenseur au début du xxe siècle diminue les inconvénients du dernier étage. Néanmoins, Querlin y trouve encore matière à « étonnements ».
« D’étonnements en étonnements, j’atteignis le « septième étage ».
J’étais intriguée. Quels mystères, quelles douleurs, quels sourires, quelles larmes, cachaient les petites chambres de ce vaste palier à destination ancillaire ? […]
Mon esprit de reporter était en éveil. La curiosité professionnelle allait tenter de déceler les secrets de ces vies exceptionnelles, si simplement humaines cependant… »
Par ailleurs, on peut se demander pourquoi la reporter parle d’un « septième » étage. En effet, à l’époque des chantiers entrepris sous la conduite du préfet Haussmann, dans les années 1860, la hauteur des nouveaux immeubles était limitée à six étages. Le sixième (et non le septième), selon le format habituel de l’immeuble haussmannien, est l’étage des combles et des chambres mansardées des domestiques.
L’ajout de Querlin est probablement issu de la modernisation des immeubles haussmanniens et de l’assouplissement des règlements urbains à partir des années 1880. La construction d’un étage supplémentaire est alors autorisée. Du reste, n’y logent pas que les domestiques : « L’après-guerre, le manque d’appartements et le prix exorbitant des loyers a réduit bon nombre de personnes à se contenter d’une de ces chambres de fortune », précise la reporter.
L’exploration des combles par Querlin témoigne ainsi d’une réalité urbaine des années 1930, où, dans un contexte de dépression économique et de crise du logement à Paris, cohabitent des immeubles anciens et d’autres présentant les commodités récentes.
« Ce septième est […] un septième convenable. Immeuble d’avant-guerre, on n’y trouve pas, comme dans les immeubles modernes, l’eau chaude, l’électricité et le chauffage central. Le gaz même n’y est pas.
Mais les chambres sont spacieuses et claires. »
Si le septième étage visité par Querlin est « un endroit que la légende a consacré aux domestiques », il abrite aussi une princesse russe en exil, pourvue de « dons de divination », qui fournit un contraste social intéressant. De plus, il renferme un bouquet d’intrigues romanesques que la reporter devine dès sa première visite, lorsqu’elle croise dans l’escalier quelques-uns des locataires, « un jeune homme élégant » qu’«une tête brune et bouclée » observe du haut de la cage d’escalier, celle d’une « jolie personne », « soubrette ou Mimi Pinson ».
Le reportage de Querlin reprend tout un pan de l’imaginaire du Paris sentimental, populaire. La vie du septième étage palpite tout près des toits de Paris, que le cinéma de René Clair (Sous les toits de Paris, 1930) associe à la même époque aux intrigues sentimentales et amoureuses. Querlin ne nie pas cette influence, elle qui compare les locataires aux « vedettes des films parlants et sonores ».
Au haut de l’escalier, la plainte d’un violon se fait entendre. Un « artiste inspiré » vit « là-haut dans l’ombre », songe Querlin. La soi-disant princesse russe, que la reporter retrouve dans sa chambrette, trace le portrait de son voisin, violoniste d’« un pays du Nord », un « grand aventurier, un homme extraordinaire ». « Ici, au “septième étage”, chacun a dans sa vie sa petite histoire tragique, son secret », explique-t-elle.
Exiguë, la pièce occupée par la princesse, qui tire aux cartes les « domestiques de l’étage », est encombrée d’« une quantité incroyable d’objets hétéroclites » : des assiettes sales, un « étroit divan, une commode […], une vieille desserte branlante et vide » et un « perroquet empaillé ». À ce clin d’œil flaubertien (on songe au perroquet de la bonne Félicité dans Un cœur simple), Querlin ajoute la comparaison du septième avec « le décor de quelques actes d’une pièce de Zola ». Le reportage se désigne comme le versant vécu de la littérature réaliste du XIXe siècle.
Sa curiosité piquée pour de bon, Querlin demande à la princesse de revenir pour « assister, si c’est possible, à une des petites réunions où viendront votre voisin le violoniste, vos voisines les femmes de chambre », afin de « causer librement avec eux ».
Par bribes d’observations saisies au vol à propos des habitants de l’étage où elle retourne de jour en jour, Querlin reconstitue de courtes biographies tragiques. Elle les raconte telle une romancière indiscrète en étude de terrain.
Le tissu romanesque et sentimental du reportage, qui dévoile par exemple l’idylle entre un jeune homme bourgeois de l’immeuble et une femme de chambre, se double de considérations sociales sur les « septièmes » et leurs habitants. Écrivant à l’époque où les conséquences du krach de 1929 commencent à toucher la France, Querlin intègre à son reportage un propos sur les conséquences du chômage et les conditions de vie des domestiques, à une époque où l’« argent est rare ».
Entre ses considérations sur « la crise » et la peinture mélodramatique des amours du septième étage, Querlin trace un curieux reportage. Elle y mélange le sérieux du propos social et des libertés d’invention que l’on devine dans le récit des intrigues de mœurs. Les photographies qui illustrent les articles appuient cet aspect romanesque : loin de croquer des moments pris sur le vif, elles semblent avoir été posées pour reconstituer les anecdotes racontées par Querlin.
Chez la princesse russe, la reporter assiste à la réunion promise entre locataires et bonnes. L’assemblée est inquiète, puisque Laure, femme de chambre du troisième étage, s’est fait mettre à pied.
« Malgré son assurance Laure est nerveuse. Elle a vu la longue file des chômeurs devant les soupes populaires. Alors, tout à coup, sans rien dire, elle se met à pleurer. Nous faisons tous des efforts pour la consoler. »
Le reportage au féminin pose un regard empathique sur ceux auprès de qui Querlin se glisse. Son regard transmet une intimité de la vie du « septième ». La reporter fait pénétrer le lecteur dans une bulle privée où s’échangent inquiétudes, sanglots, encouragements et conseils. Elle prend le parti des domestiques que la crise met à rude épreuve, devant les patrons qui « voudront bientôt [les] faire travailler à l’œil, au pair, quoi ! », comme on le lui explique.
Au creux de ces réunions intimes, Querlin transcrit des anecdotes rapportées, des histoires mi-tristes mi-cocasses, comme celle de Germaine, une bonne débridée qui sort au Moulin-Rouge et « fait monter des hommes dans sa chambre » pour quelques francs. La prostituée de fortune menace de tomber sous le joug d’un souteneur nommé Dédé. À nouveau, tout un pan de l’imaginaire du Paris sulfureux affleure.
Revenant du mélodrame au quotidien par une autre volte-face, Querlin évoque l’ordinaire de la vie des domestiques, bien moins romanesque.
« Tout le jour, elles travaillent chez les patrons. Le soir elles remontent à leur chambre et s’endorment harassées, ou retrouvent un fiancé, un amant, un mari même, qui dîne des restes de la cuisine […].
Elles ne sont ni foncièrement malhonnêtes, ni très honnêtes, et pour une Germaine qui fait payer ses charmes, beaucoup les donnent, beaucoup se retrouvent un jour seules et misérables à la Maternité […]. »
Querlin rencontre encore une voisine enceinte, qui lui raconte son malheur. Renvoyée par sa patronne, la domestique refuse d’aller se cacher dans « une œuvre » et d’abandonner son enfant. Cependant, « [avoir] des gosses pour les garder, c’est un luxe de riche !… », conclut la bonne. C’est l’occasion pour Querlin de rappeler son reportage Les Ventres maudits (1928), dans lequel elle abordait les difficultés des mères célibataires.
Parce qu’elle a épuisé les possibilités de son « septième », Querlin termine son reportage en entraînant son lecteur dans un autre immeuble, plus moderne, où l’on « trouve le chauffage central, l’électricité, l’eau chaude ». Là, Sophie, femme de chambre, lui raconte ses malheurs avec la concierge de l’immeuble – autre personnage typique du mélodrame parisien.
L’enquête se boucle sur une grande « fête du septième » à laquelle Querlin est conviée, où les domestiques boivent « à la santé – de leurs patrons probablement – et à celle de leurs amours ». Au milieu du « tintamarre » de l’étage illuminé, « [des] interpellations, des chuchotements, des rires étouffés [accompagnent] le claquement sec d’une bouteille ».
La reporter n’oublie pas pour autant la note sociale. Comme pour tempérer cette scène joyeuse, elle rappelle les « expédients par quoi les gens du septième étage se procurent des ressources supplémentaires ». Les femmes, surtout, se démènent : l’une « vend ses charmes », l’autre « élève aussi des poupons », tandis que Sophie « va le soir, aider en ville dans des maisons où il y a de grands dîners ».
Beaucoup jonglent avec « des charges : une vieille mère restée au pays, un enfant en nourrice, parfois les deux… »
C’est ainsi que se cristallise le véritable sujet du reportage de Querlin : la misère des petits métiers au féminin. Néanmoins, la reporter parle depuis sa propre position sociale, et pour son lectorat. Son ultime conseil est plutôt destiné aux lecteurs bourgeois, à l’intention de leurs propres domestiques.
« Ayez pour eux un geste habile pour masquer l’aumône et être utile, ils ressembleront comme des frères à ces domestiques fidèles, lauréats des Prix Montyon de l’ancien temps. »
Querlin appelle ainsi les patrons à ne pas se défiler, malgré la crise, de leurs responsabilités envers leurs domestiques. « Triste fin d’année que celle des gens de maison en cet an de malheur 1931 ! »
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Mélodie Simard-Houde est chercheure associée au RIRRA-21 (Université Paul-Valéry Montpellier 3). Elle a publié un ouvrage, Le reporter et ses fictions. Poétique historique d’un imaginaire, aux Presses universitaires de Limoges en 2017.