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1932 : Une plongée dans le « Paris des étrangères »

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

L’écrivain Maurice Bedel propose en 1932 pour Paris-Soir un panorama léger, mais discrètement politique, de femmes venues de pays étrangers et vivant dans la capitale française.

Maurice Bedel, écrivain-journaliste

« Les plaisirs de la nuit et les travaux du jour » : ce sous-titre annonce le reportage de Maurice Bedel, Les Étrangères de Paris, dans la page littéraire de Paris-Soir, le 12 mai 1932. Médecin, voyageur et journaliste, Maurice Bedel (1883-1954) était un prolifique écrivain à succès de l’entre-deux-guerres, publiant sous l’égide des éditions Gallimard.

Après un volume de poésie paru sous le pseudonyme de Gabriel Senlis, il s’est fait connaître par son roman Jérôme, 60° latitude Nord, lauréat du prix Goncourt en 1927. En raison de son attachement à sa région natale, la Touraine, et de certains thèmes développés dans son œuvre, où s’entremêlent exotisme et nationalisme, Maurice Bedel a notamment pu être comparé à Maurice Barrès.

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Bedel, bien oublié aujourd’hui, est présenté par Paris-Soir comme « un de nos plus spirituels écrivains », « celui peut-être qui continue le plus heureusement la tradition française, de Voltaire à Anatole France », dont les œuvres sont « des modèles de grâce enjouée et de belle humeur ».

Son reportage propose de mettre cette écriture piquante au service d’une plongée littéraire parmi les « étrangères cosmopolites » de Paris, issues de diverses conditions et origines.

L’attraction parisienne

Le reportage s’amorce par l’évocation de quelques souvenirs de voyage de Bedel, ceux d’une soirée passée dans « une petite ville au nord du Danemark ». L’écrivain-reporter, tout auréolé du mythe de Paris, « capitale des plaisirs terrestres », y était alors le centre d’attention de la fête.

« J’étais celui qui a vu Paris, qui en a goûté les plaisirs inouïs, qui a foulé de ses pieds le trottoir du boulevard Montparnasse, qui a approché Mlle Mistinguett, qui a entendu de ses oreilles M. Maurice Chevalier […]. »

Pour Bedel, forte est l’attraction de la capitale française, encore dans les années 1930. Il en exalte le rayonnement tout à la fois sensuel, culturel et intellectuel. Plus que vers Rome, Moscou, Londres, « c’est vers Paris que se tourne le regard de ceux qui cherchent sur la terre un lieu où la vie soit légère », ajoute-t-il.

Il insiste sur l’attrait des charmes parisiens aux yeux des jeunes femmes d’Europe, mais aussi du monde entier, convergeant à Paris. Au fil d’une enquête menée au hasard des rues et des salons, au hasard aussi d’un réseau de connaissances mondaines, chaque livraison du reportage raconte la rencontre de Bedel avec une représentante typique de cette population cosmopolite.

La première d’entre elles surgit lors d’une flânerie entre « les bassins du Rond-Point des Champs-Élysées ». Il s’agit d’une gouvernante anglaise de ses amies, à laquelle Bedel attribue un nom d’emprunt, « Mrs Smith », comme il le fait pour tous les autres personnages de son enquête.

Après une brève causerie, Bedel est convoqué pour le lunch à l’hôtel Dakota, où habite Mrs Smith. Le petit appartement, à l’image de sa locataire, est décoré des « attributs du loyalisme anglais : le portrait de ses souverains et un flacon de finest scotch whisky of great age ».  Pour Mrs Smith, Paris est « excitant » et son esprit, plus léger que celui de l’Angleterre, tant et si bien qu’elle se lance dans une série d’histoires grivoises, croyant se donner ainsi pour « une véritable Parisienne ». À travers sa vision des étrangères de Paris, c’est tout autant les représentations de son propre pays à l’étranger que les mœurs prétendument légères de la colonie cosmopolite que Bedel entend étudier.

La livraison suivante s’intéresse à « quatre Argentines », « fort répandues » dans la société parisienne, Mesdames de Ahusteguy, del Campo, Pergamino et Horqueta. Bedel donne une image en demi-teintes de ces muses mondaines, riches et factices, au fait des modes et des opinions politiques : « elles avaient du jugement et rien de ce qui était français ne leur était étranger ».

Cependant, derrière un portrait à première vue favorable, Bedel attaque à travers ces quatre Argentines l’omniprésence des « personnalités cosmopolites » sur la scène artistique parisienne.

« Inaugurait-on, sur les pentes de Montmartre, une réplique en toile peinte de la place du Tertre – l’original ayant cessé de plaire ?

Elles étaient de celles qui furent à la table du capitaine John-H.-B. Wood, du duc de Granadilla, de lady Bridgewater. Mais Carco, Salmon, Utrillo n’étaient pas là. »

L’écrivain s’en prend aussi à la vanité mondaine, lui qui pourtant n’est pas le dernier à fréquenter les « Champagne-cocktail », puisque « le romancier doit bien se rendre de temps en temps [dans ces réunions mondaines] pour renouveler ses réserves de matériel humain ».

C’est ainsi qu’il rencontre Mme Pergamino, dont l’horaire mondain surchargé ne semble réserver que peu de place aux plaisirs de l’amour. Curieux, Bedel décide de la rejoindre en fin de soirée afin de connaître « le secret de ses nuits ».

Rue du Départ, passé minuit, l’écrivain-reporter échappe aux silhouettes des prostituées pour aboutir avenue du Maine, à l’enseigne « Chez les Clochards ». Dans un décor de luxueuse cour des Miracles, « des femmes en robes ravissantes, des hommes en habit, en smoking, se mouvaient lentement ». Pergamino danse avec Pedro, « un garçon menu de formes qui pouvait bien avoir trente ans de moins qu’elle », argentin lui aussi, et qu’elle « partage » avec son amie Mme Horqueta, à la grande surprise de Bedel.

Cosmopolitisme et stéréotypes nationaux

 

« Depuis que l’on savait que je menais une enquête autour des étrangères, c’était à qui de mes amis offrirait à mes curiosités une Éthiopienne, une Laponne, une Albanaise, comme si la singularité des origines eût donné à ces femmes un attrait extraordinaire. »

La prochaine « étrangère » de Bedel pourrait être « une habitante de l’Ouralsk ». Au sang chaud des Argentines, elle oppose un intérêt pour « l’extérieur de notre ville », en bonne « fille de la steppe ». Selon les idées de son époque, la vision des étrangères que trace Bedel obéit aux stéréotypes nationaux ; elle associe une hiérarchie des peuples à des préjugés culturels, ethniques et idéologiques.

« Cette Ouralskienne, nous l’étonnerons, nous l’amuserons ; nous ne l’acclimaterons pas.

Alors qu’une Canadienne, une Espagnole, une Allemande, qui sont des femmes de haute civilisation, il est piquant de chercher ce qui les attire à Paris, ce qui les y retient et comment se fait l’anastomose de leurs pensées aux nôtres. »

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Bedel délaisse l’Ouralskienne pour étudier « Mlle Laura Schlau », « docteur philosophe de l’Université de Munich » et « photographe à Auteuil ». Émule de Freud, celle-ci cherche à produire par le portrait photographique de poètes, de peintres et d’artistes divers, « une image réelle du subconscient » de chacun.

Bien que Bedel ne le dise pas explicitement, la pratique de Mlle Schlau rend compte du cosmopolitisme de l’avant-garde artistique de Paris au tournant des années 1920 et 1930 : les expérimentations photographiques, notamment, y sont abondamment nourries par des artistes venus d’Europe centrale, tels que Brassaï, Germaine Krull ou André Kertész.

Bedel relate sa visite à Auteuil, où Laura Schlau habite un « petit pavillon ». Depuis Montparnasse, elle y ramène des artistes à photographier. Toutefois, Mlle Schlau est en proie à un cafard nouveau ; las de sa propre méthode et de « la France [qui l’] embête », elle ne vit plus que pour la « poudre blanche qu’elle [porte] à ses narines ».

Après ce triste portrait, Bedel, pour la suite de son panorama cosmopolite, cherche à rencontrer une Russe établie à Paris. Deux de ses amis, Niki et Sacha Stepanoff, le mènent ainsi chez « Mira Somova », rue des Vignes. Dès le seuil, la nuit pluvieuse enveloppe Bedel des « effluves de l’âme russe ». Mira Somova, en « pyjama de satin mauve avec un renard blanc autour du cou », fournit l’occasion de décrire l’existence à la fois extravagante et misérable d’une aristocrate cosmopolite désargentée.

Laissant là les désarrois russes, et poursuivant son tour du monde quelque peu désordonné, Bedel consacre la livraison suivante au portrait de deux étudiantes nord-américaines.

« Dispersées dans des familles d’Auteuil, de Passy, de Neuilly, elles séjournent parmi nous pour se faire, en un an, une instruction solide, pour connaître nos lettres et nos arts, pour connaître aussi le tombeau de Napoléon, la Joconde, la rue de la Paix et les Galeries Lafayette. »

Ce programme culturel édifiant a ses variantes et son envers, comme l’apprend Bedel en interrogeant Sibyl et Lorelei, deux Américaines « venues de New-York pour étudier l’art parisien de présenter la marchandise avec goût ».

Elles y mêlent toutefois d’étranges leçons de français et des mots du plus « horrible langage », appris à l’occasion de « leçons spéciales de langue parisienne avec un professeur […] qui écrivait des livres, qui était un célèbre romancier populiste et qui s’était engagé à leur apprendre le parisien en deux mois ». On peut déceler ici une allusion à Francis Carco, dont les récits sur la pègre parisienne sont colorés d’argot, en vertu d’un amour de la langue populaire que Bedel semble loin de partager.

Des étrangères politiques ?

L’anecdote donne lieu à une tirade sur les bienfaits des « prestiges » de la langue française à l’étranger et la défense de l’impérialisme culturel, « malgré l’indifférence et l’apathie de nos légations et de nos ambassades », ajoute Bedel sur une note nationaliste.

Se détournant des Américaines, l’écrivain-reporter s’intéresse aux « servantes studieuses » à Paris. Il rencontre l’une d’elles, danoise, à l’occasion d’un dîner chez des amis. La gracieuse Karin Olsen sert dans cette maison tout en « [courant] s’instruire tantôt à la Sorbonne, tantôt au Collège de France » dans ses temps libres. Bedel, séduit, l’offre en exemple aux « jeunes Françaises qui n’attendent qu’un encouragement pour s’en aller comme [elle] à la découverte du monde ».

L’enquête de Bedel laisse percevoir une tension entre l’attrait de l’exotisme et la défense de l’identité nationale, incarnée dans le rayonnement culturel et intellectuel de la capitale et de la langue française. En conséquence, l’étrangère à Paris sert de modèle d’une pratique du voyage éducatif et de témoin flatteur du rayonnement parisien. Mais parfois, elle est aussi un repoussoir dont les ridicules sont exagérés.

Ainsi, le prochain arrêt mène Bedel à « l’appartement de Guzidé Chukru hanum », près de l’Opéra. La jeune femme de « cent vingt kilos », originaire de « Stamboul », a été envoyée à Paris pour y atténuer son aspect oriental, c’est-à-dire y acquérir la « ligne occidentale » favorable à l’avancement de son mari député dans la jeune République de Turquie.

Or, Mme Chukru est tendue entre deux identités nationales, entre la tradition turque, qui la voudrait grassouillette, et l’ouverture nouvelle à la démocratie, qui lui voudrait la taille fine. L’écartèlement politique est ainsi incarné dans la chair même de Mme Chukru.

« La malheureuse était prise entre l’ambition de son mari et la passion d’un être mystérieux qu’elle appelait l’homme de son cœur : le mari, qui vivait à Ankara sous l’œil du Ghazi, la voulait voir devenir maigre et d’apparence démocratique ; l’homme de son cœur, qui vivait à Stamboul dans les loisirs de la fortune, la voulait voir demeurer grasse et conforme à ses goûts d’aristocrate. »

Sous leur aspect comique, les malheurs alimentaires de Mme Chukru semblent signifier les difficultés de la Turquie à adopter le « régime » démocratique.

À l’approche de la fin du reportage, le trait de Bedel se fait de plus en plus satirique. L’écrivain emmène son lecteur dans une garden-party pour l’ouverture de la saison parisienne. Il y observe « la comtesse de Sully-Moutiers », « une Américaine du meilleur ton ».

« À soixante-dix ans, elle partage sa vie entre son hôtel de Paris où elle passe les six semaines du printemps, sa villa de Deauville qu’elle ouvre pendant quinze jours, les sables artificiels des beaches méditerranéens où elle se montre en petit maillot […]. »

Le portrait de cette « reine douairière » à « l’aspect d’un vieux jockey fardé » allie tous les artifices – teinture, fards, jolies robes – aux signes du vieillissement. Il rappelle les féroces descriptions des vieilles femmes de la Riviera que donnait Jean Lorrain dans ses récits et chroniques des années 1900. Bedel pointe aussi l’inanité de la conversation de la société cosmopolite, où le commentaire des tensions internationales tombe à plat.

Après une dernière excursion du côté du Quartier latin, occasion d’esquisser le portrait de quelques « étudiantes vertueuses », l’enquête se clôt sur une série de vignettes de « six heures », alors que la colonie étrangère bourdonnante se rend d’un salon à l’autre, fréquente les terrasses des cafés, en quête de beauté et de plaisirs.

Le reportage Les Étrangères de Paris sera édité en 1935 chez Gallimard. À cette occasion, l’enquête est remaniée pour composer la première partie d’un volume intitulé Mémoire sans malice sur les dames d’aujourd’hui. Sa tonalité frivole ne représente qu’une part des écrits de Bedel. Dans la seconde moitié des années 1930, la production essayistique de l’écrivain contribuera à véhiculer certaines idées xénophobes et nationalistes de l’extrême-droite. L’écrivain s’indignera par exemple de « l’influence des étrangers » dans La France des Français et l’autre, un ouvrage paru en 1937.

Le reportage de 1932, s’il porte discrètement les traces du nationalisme de Bedel, ne présente pas encore une telle xénophobie. Il privilégie une tonalité comique et satirique à un propos politique. Néanmoins, la vision stéréotypée des peuples étrangers qu’il véhicule, bien de son époque, pave malheureusement la voie à ce type de durcissement idéologique.

Mélodie Simard-Houde est chercheure associée au RIRRA-21 (Université Paul-Valéry Montpellier 3). Elle a publié un ouvrage, Le reporter et ses fictions. Poétique historique d’un imaginaire, aux Presses universitaires de Limoges en 2017.