Archives de presse
Les Grands Reportages à la une
Aux origines du grand reportage : les récits de huit reporters publiés à la une entre 1881 et 1934 à découvrir dans une collection de journaux d’époque réimprimés en intégralité.
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En 1911 est organisée une célébration en l’honneur des mille ans de l’arrivée des drakkars en France. La presse conservatrice participe avec délice à cette ferveur pour un ancêtre réputé fougueux et viril.
En juin 1911, Rouen, en présence du président Armand Fallières, célèbre avec faste le millénaire du Traité de Saint-Clair-sur-Epte (911), par lequel le roi des francs Charles le Simple céda au chef scandinave Rollon un territoire qui deviendra par la suite le duché de Normandie.
Cette grande cérémonie, qui rassemble plusieurs centaines de milliers de spectateurs, constitue le point d’orgue d’un vaste courant régionaliste qui, depuis les années 1880, exalte des « racines » vikings qui n’avaient jusque-là que peu fait parler d’elles en France. Ce mouvement, marqué par la publication de livres comme La Légende de Normandie (1886) d’Aristide Frémine ou La Normandie exaltée (1902) de Charles-Théophile Féret, mais aussi la fondation, en 1886, du Souvenir normand, gagne donc en 1911 une reconnaissance internationale.
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Aux origines du grand reportage : les récits de huit reporters publiés à la une entre 1881 et 1934 à découvrir dans une collection de journaux d’époque réimprimés en intégralité.
En effet, le 11 juin, un cortège de plus d’un millier de figurants déguisés en personnages historiques défile dans les rues de Rouen devant des délégations officielles venues du Danemark, de la Norvège, de la Suède – mais également d’Angleterre et des États-Unis.
La presse populaire, notamment Le Petit Journal, se fait l’écho de ces grandes festivités. Célébrer le passé de la Normandie en l’incluant dans la geste du roman national construit par les historiens et les instituteurs de la IIIe République, c’est aussi, en cette période de conflit larvé avec l’Allemagne, exalter, à travers le souvenir de la « petite patrie » régionale, le passé de la France. C’est tout le sens du long article que consacre Ernest Laut dans les pages du supplément du dimanche du Petit Journal le 4 juin 1911 :
« Voilà ce que fêtent les Normands d’aujourd’hui. Ils fêtent la puissance, la grandeur, la richesse de leur province et tous ces fastes du passé dont profite si largement la France du présent.
Quelle région française, en effet, peut plus justement que celle-ci se glorifier de ce que lui doit la France ? »
Néanmoins, à la vieille de la Grande Guerre, cette célébration des anciens Normands pose problème. Les ouvrages de l’école publique, dressant un parallèle entre les Vikings d’hier et les Allemands du début du XXe siècle, n’ont de cesse de représenter les premiers sous un jour foncièrement négatif.
Le fameux Petit Lavisse, manuel d’histoire le plus utilisé alors (et encore bien longtemps après), dans son édition de 1913, dresse d’eux un portrait sans concession :
« Quand ils apercevaient un village, ou bien un monastère, ou bien une ferme, ils attachaient leurs barques au bord du fleuve et descendaient à terre. Ils avaient vite fait de tuer les gens.
Puis ils prenaient l’argent et tout ce qu’il leur plaisait d’emporter, retournaient à leurs barques, et les remplissaient de ce qu’ils avaient volé. […]
Les Normands firent beaucoup de mal dans le royaume de France. »
Aussi faut-il trouver un moyen de magnifier l’image des Vikings. Les poètes régionalistes insistent ainsi sur l’apport de la « race » normande à la Gaule et à la France. Pour Charles-Théophile Féret, l’héritage du sang viking promet de régénérer une France « affaiblie » par la Révolution, la défaite de 1870 et surtout par la présence juive, comme il l’explique non sans grandiloquence dans la préface de La Normandie exaltée :
« Quand les Latins ont rendu la décadence irrémédiable, nous Nordiques nous levons […]. Nous avons donné à ce pays les plus efficaces énergies à travers les siècles. Cent ans de Révolution l’ont épuisé. Il est en appétit de défaites et de mort […].
Mais les fils des Barbares ont besoin d’une patrie à leur image. Seront-ils forcés d’en rechercher une dans leur glorieuse histoire, dans la victoire rouge des Pirates ancestraux ?
Nous y étions les fils de Thor et des farouches divinités du Pôle. Nous avons renié les autels de nos dieux de neige pour suivre le culte du Crucifié, le maigre Hébreu qui tend aux soufflets la joue. »
Ernest Laut, dans son texte de 1911, abonde dans ce sens. La France a certes adouci les mœurs des hommes du Nord avant de les absorber dans son creuset, mais ceux-ci, en retour, auraient amené au pays une force et une vigueur nouvelle :
« Eh quoi […] mais ce qu’on va célébrer là c’est l’anniversaire d’une conquête étrangère, le triomphe de la barbarie du Nord sur la civilisation de Charlemagne. Pas tout à fait, quoiqu’il en semble.
D’abord, Rollon devenu duc de Normandie n’était plus un barbare. Son long séjour au pays neustrien l’avait affiné et civilisé. Il était déjà plus Franc que Scandinave. Et puis, dans la circonstance, le vrai conquérant ne fut pas celui qu’on pense. À la vérité, ce sont, les vainqueurs qui se plièrent aux mœurs, aux coutumes, au langage, à la religion des vaincus.
Ces hommes du Nord venus seuls, sans femmes et sans famille, du pays des brumes, se marièrent avec des filles de Neustrie et créèrent des foyers français. Dès la première génération, ils s’étaient fondus dans la race vaincue par eux.
Mais ils lui avaient apporté de nouveaux éléments de force, d’énergie, un amour des conquêtes. »
L’idée d’une race masculinisée en dominant une autre, féminisée, emprunte grandement aux représentations coloniales et aux discours racialistes alors en vogue.
Quoiqu’il en soit, cette image transforme les Vikings pillards des manuels scolaires ou de la peinture (comme celle d’Évariste-Vital Luminais, « Pirates normands au IXe siècle », réalisée en 1894), en de fiers guerriers dignes d’être admirés que magnifie pleinement l’illustration en page 8 du supplément du dimanche du Petit Journal le 4 juin 1911 où, pour coller au texte d’Ernest Laut, l’artiste représente le drakkar abordant les rivages normands – rempli de combattants et sans la moindre femme à son bord.
Néanmoins, tout le monde ne reprend pas à son compte cette rhétorique raciale et guerrière. Pour la hiérarchie catholique, c’est l’intervention de l’Église qui a permis aux Vikings barbares et païens de contribuer positivement à l’histoire de France.
Le Bulletin religieux de l’Archidiocèse de Rouen du 25 mars 1911 insiste ainsi sur l’influence de l’archevêque Francon, qui poussa Rollon a se convertir au christianisme peu après le Traité de 911 avant d’expliquer que :
« En moins d’un siècle, l’Église fit des descendants des pirates scandinaves des agriculteurs et des commerçants remarquables. »
Le Millénaire normand de 1911 fut suivi de deux autres célébrations du même type en 1924, puis en 1933, qui connurent moins du succès. À chaque fois, ces cérémonies furent l’occasion pour la presse conservatrice, en s’inspirant sans doute de la rhétorique de Charles Maurras (lui-même fortement influencé par le mouvement provençal et le Félibrige), d’opposer la république centralisatrice, moderne et laïque, aux régions préservant et célébrant leurs traditions millénaires.
Ernest Laut (qui, comme nous l’avons déjà vu, se prend de fascination en 1910 pour les Touaregs médiévalisés qui, selon lui, ont aussi su conserver leurs anciens usages), applaudit les fêtes de Rouen le 4 juin 1911 en ces termes :
« À l’heure où l’on commence à comprendre, dans ce pays, tous les dangers d’une centralisation excessive, comment n’applaudirait-on pas à l’initiative de cette province qui, avec un légitime orgueil, évoque les plus beaux souvenirs de son histoire et s’efforce de maintenir ainsi des traditions qui sont les plus hauts témoignages de son glorieux passé ? »
Treize années plus tard, Jean Lecoq, dans les pages du Petit Journal Illustré daté du 8 juin 1924, reprend presque mot pour mot l’article d’Ernest Laut tandis que que la Une du journal représente, là encore, un drakkar :
« À l’heure où l’esprit régionaliste, enfin revivifié, semble devoir débarrasser la France de la tyrannie centralisatrice, nous devons applaudir à l’initiative de cette province qui évoque avec un juste orgueil les plus beaux souvenirs de son histoire, et saluer avec elle les fastes d’un passé glorieux dont profite si largement la France d’à présent. »
Le Millénaire normand marque un moment important de la cristallisation du légendaire viking en France. Il n’en est pas pour autant un phénomène isolé et a peut-être inspiré des célébrations similaires outre-Atlantique.
En 1925, la communauté de descendants d’immigrés scandinaves vivant dans le Midwest américain organise ainsi à Minneapolis une grande cérémonie en l’honneur de leurs origines vikings en présence du président Calvin Coolidge, comme le rapporte la Une de The Bismarck tribune du 8 juin 1925.
Il en découlera une fascination durable des États-Unis pour les hommes du Nord médiéval, qui inspirera à la création de nombreuses bandes dessinées (Prince Valiant, à partir de 1937), de films (Les Vikings, deux longs-métrages réalisés en 1928 puis 1958 avec Kirk Douglas et Tony Curtis) et même une équipe de football américain, les Vikings du Minnesota, fondée en 1961.
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Pour en savoir plus :
William Blanc, « Prince Valiant : le Viking américain », in: KaBoom, n° 5, 2014
Régis Boyer, Le Mythe viking dans les lettres françaises, Paris, édition du Porte-Glaive, 1986
François Guillet, « Le Nord mythique de la Normandie : des Normands aux Vikings de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la Grande Guerre », in: Revue du Nord, n° 360 - 361, 2005, p. 459-471
Jean-Marie Levesque (dir.), Dragons et drakkars : le mythe viking de la Scandinavie à la Normandie : XVIIIe-XXe siècles, Caen, Musée de Normandie, 1996