Archives de presse
La Guerre d’Espagne à la une, 1936-1939
Reportages, photo-journalisme, interviews et tribunes publiés à la une à découvrir dans une collection de journaux d'époque réimprimés en intégralité.
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Au lendemain de la Grande Guerre, un nouveau type de consommation de drogue subjugue l’opinion : c’est la « coco », dont « l’effrayante propagation » mobilise tout un arsenal médical, juridique et littéraire.
La Première Guerre mondiale n’est pas achevée que l’ensemble de la presse française s’émeut du nouveau « péril toxique » qui planerait sur une société meurtrie : la cocaïne.
« Encore et toujours la coco » s’émeut le journal socialiste Le Populaire dans son numéro du 16 septembre 1918, tandis que Le Mercure de France du 1er avril 1919 consacre quatre pages à « l’universelle idole », en dressant ce constat désabusé : « la grande presse signale chaque jour des histoires de trafic de la coco ».
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La Guerre d’Espagne à la une, 1936-1939
Reportages, photo-journalisme, interviews et tribunes publiés à la une à découvrir dans une collection de journaux d'époque réimprimés en intégralité.
La chronique judiciaire fournit effectivement son lot quasi quotidien d’arrestations de cocaïnomanes et de trafiquants : « ces jours derniers, un avocat stagiaire, même, comparaissait devant le tribunal pour avoir vendu des quantités considérables de toxiques dans les couloirs du Palais de Justice ; hier encore, trois praticiens malhonnêtes étaient appréhendés pour avoir facilité le commerce de la cocaïne », poursuit le même organe.
C’est aussi la publication d’un ouvrage de spécialistes qui nourrit les inquiétudes médiatiques : dans La Cocaïne, étude d’hygiène sociale, publié à l’automne 1918, les Drs Courtois-Suffit et Giroux ont tiré la sonnette d’alarme en martelant : « l’intoxication cocaïnique devient de plus en plus inquiétante et le mal est si aigu que la grande presse et les magistrats s’associent pour réclamer une révision de la législation actuelle ».
Dans son numéro du 22 juin 1921, Le Petit Journal renchérit :
« M. Courtois-Suffit, médecin des hôpitaux, expert près les tribunaux, et son interne, M. René Giroux, ont jeté, hier, à l'Académie de médecine, un cri d'alarme contre l'effrayante propagation de la cocaïne.
Avec des exemples saisissants et des statistiques éloquentes, ils ont montré que le commerce de la funeste drogue s’est étendu et qu'il envahit aujourd'hui les villes de province.
L'Allemagne nous inonde de cocaïne. »
Jusqu’au milieu des années vingt, la cocaïne continue de mobiliser l’attention de la grande presse. L’été 1922 forme un deuxième pic d’inquiétude, à la suite d’une nouvelle communication des Drs Courtois-Suffit et Giroux devant l’Académie de Médecine : « Ces messieurs venaient demander des mesures nouvelles pour enrayer le commerce de la trop fameuse drogue, dont la mode s’est développée, non seulement à Paris, mais dans tous nos départements et jusque dans nos campagnes », observe le journal Excelsior dans son édition du 19 juillet 1922, en citant les statistiques des deux praticiens : le nombre d’arrestations pour trafic de cocaïne auraient quadruplé entre 1916 et 1921, passant de 53 à 212.
La modestie apparente des chiffres n’empêche pas Le Matin du 14 juillet 1922 de titrer sans nuance « La cocaïne étend ses ravages » :
« Nous avons déjà fait part de l’émotion de la justice devant l’extension que prenait en France le trafic des stupéfiants et particulièrement de la cocaïne. La funeste drogue a considérablement étendu ses ravages.
Alors qu’elle ne trouvait jadis d’amateurs que dans les milieux très spéciaux, elle s’est introduite depuis quelques temps un peu partout, et ses méfaits s’exercent dans toutes les classes de la société. »
Pour comprendre cette émotion il faut revenir légèrement en arrière. En ce début des années 1920, la cocaïne n’est plus, en effet, une inconnue : principal alcaloïde de l’Erythroxylum coca, petit arbuste d’Amérique du Sud dont les feuilles, mâchées par les Indiens, sont appréciées pour résister à la fatigue, mais aussi dans divers rituels religieux, la drogue a été isolée en 1859 par le chimiste viennois Albert Niemann et va d’abord servir, pour l’essentiel, d’anesthésique local en ophtalmie et en ORL.
En 1870, un préparateur en pharmacie d’origine corse, Angelo Mariani, exploite ses propriétés stimulantes pour concocter le « vin Mariani », apéritif tonifiant qui va connaître un grand succès et susciter quantité d’imitations, à base de « coca du Pérou ». De l’autre côté de l’Atlantique, c’est un pharmacien d’Atlanta, John Pemberton, qui s’inspire du French Wine Coca, pour lancer sa propre mixture, le Coca-Cola – lequel intégrera, jusqu’en 1903, un peu de cocaïne dans sa composition.
Dans les années 1880, le puissant alcaloïde est également utilisé comme produit de substitution pour désintoxiquer les morphinomanes. Un jeune psychiatre viennois du nom de Sigmund Freud consacre même, de 1884 à 1887, une série d’articles enthousiastes à la poudre miraculeuse : lui-même grand consommateur, il voit en elle un fantastique outil pour lutter contre la fatigue, la dépression ou l’asthénie sexuelle, et n’hésite pas à la prescrire à son ami le Dr Fleischl, pour l’aider à se débarrasser de son addiction à la morphine.
Dès la fin des années 1890, cependant les effets secondaires de la cocaïne sont peu à peu documentés et douchent les espoirs placés dans ce médicament « miraculeux » : violence, paranoïa, arrêts cardiaques, destruction du cartilage nasal, tels sont les maux qui guette le consommateur régulier, contraint d’augmenter régulièrement les doses pour maintenir le « coup de fouet » initial – c’est le phénomène de l’accoutumance, déjà observé pour les opiacés, même si la cocaïne ne provoque pas le même syndrome de dépendance et de crise aiguë lors du sevrage. Désormais considérée comme une drogue dure, elle est agrégée à la liste des « stupéfiants », que créent la loi du 12 juillet et le décret du 14 septembre 1916.
Pourtant, estiment les spécialistes, le nouveau rempart législatif n’a pas suffi à entraver le trafic et la consommation de stupéfiants, et c’est un nouveau combat qui s’enclenche en 1922, dont se fait l’écho le journal monarchiste L’Action française du 21 juillet 1922 :
« Les deux médecins qui viennent de faire à ce sujet un intéressant rapport à l’Académie de médecine, MM Courtois-Suffit et René Giroux, pensent que les pénalités prévues par la loi de 1916, sont insuffisantes.
L’emprisonnement devrait être porté de cinq à dix ans et les amendes beaucoup plus élevées. L’interdiction de séjour devrait s’ensuivre.
D’autre part, les douanes devraient être mieux surveillées et la perquisition à domicile autorisée, même pendant la nuit. »
Or, la loi a bien fait l’objet, en juillet 1922, de retouches substantielles : interdiction de séjour de 5 à 10 ans, en plus de la privation des droits civiques, pour les individus convaincus de « facilitation à autrui d’usage de stupéfiants » ; assimilation des lieux où on les consomme à des maisons de jeu ou de débauche, ce qui autorise les perquisitions de nuit. Mais outre que ces modifications relèvent plus d’un enjeu de technique répressive que, véritablement, d’une artillerie lourde contre un drame sanitaire, elles visent principalement les lieux où l’on fume l’opium, qui sont, depuis l’affaire Ullmo de 1907, dans le collimateur des autorités militaires.
Les chiffres fournis par la police concernent d’ailleurs l’ensemble des stupéfiants et non la seule cocaïne. Alors pourquoi celle-ci vole-t-elle la vedette, au point d’apparaître comme le toxique phare des « années folles » ?
Elle est assurément le révélateur des tensions qui travaillent un pays meurtri par quatre années de conflit, amputé de 1,7 millions de victimes auxquels s’ajoutent plus de 4 millions de blessés, comme l’évoque un éditorial du journal nationaliste La Libre Parole, en date du 20 juillet 1922 :
« Les vraies veines de la richesse pour un peuple ne sont pas dans le roc mais dans la chair. La France, en particulier, est aujourd’hui trop pauvre en hommes pour fermer les yeux.
Elle doit faire tout ce qui dépend d’elle pour défendre, contre l’intoxication dont elle est menacée, sa santé et sa force. »
Le nouveau péril toxique semble d’autant plus odieux qu’on y voit volontiers la main de l’Allemagne. « Les services de police intéressés ont acquis la certitude que la plus grosse quantité de cette drogue (95 % environ) nous provenait d’Allemagne, principalement de la maison Merck de Darmstadt », observe Le Matin du 14 juillet 1922, résumant parfaitement la tonalité de l’ensemble de la presse.
Tout fait divers impliquant « le poison boche » s’inscrit ainsi dans ce réflexe de germanophobie devenu banal depuis 1914. « Un boche vendait de la cocaïne sur les boulevards » titre par exemple Le Petit Journal du 6 août 1919 dans la rubrique « À travers Paris » : il s’agit d’un déserteur allemand de 21 ans du nom de Beckmann, qui écoulait à la sauvette, auprès des passants, de la drogue achetée… en Suisse ! Délit bien mineur, assurément, mais la focalisation sur l’ennemi atavique permet aussi de détourner opportunément les regards d’une réalité moins avouable : en Indochine, la France continue à vendre aux populations locales de l’opium fabriqué tout à fait légalement par la Régie de l’opium, mise en place (avec celle du sel et de l’alcool) en 1880, pour financer la colonisation.
La France va longtemps traîner des pieds pour se conformer aux nouvelles conventions internationales qui, à partir de 1925, contraignent les pays signataires à restreindre l’opium aux usages exclusivement médicaux, et contrôle mal la contrebande d’Extrême-Orient, qui irrigue le marché clandestin français et américain, via le port de Marseille. La cocaïne « allemande » a tout d’un fort utile paravent pour faire oublier les ambiguïtés de la politique française dans ce domaine.
La dénonciation du péril toxique nourrit aussi une des grandes inquiétudes de l’après-guerre, celle de la dilution sociale des vices et des perversions. Plus discrète, plus facile à consommer que l’opium – drogue élitiste au rituel compliqué –, ou même que la morphine – qui exige l’injection –, la cocaïne faciliterait la démocratisation des toxicomanies. L’Excelsior du 19 juillet 1922 dénonce son extension sur l’ensemble du territoire : « pour faciliter le trafic, des dépôts sont établis en province comme les grands centres. Les petites villes, la pleine campagne sont devenus des lieux de rendez-vous aussi bien que Marseille, Toulon, Nice, Monte-Carlo, Cannes, Biarritz, etc ».
Qu’elle demeure un produit fort coûteux n’est pas une objection, puisque de nombreux usagers n’hésitent pas à se faire petits trafiquants pour financer leur consommation. Les prostituées sont également accusées de proposer à leurs clients, en même temps que leurs charmes, la prise de « coco » – deux décennies plus tôt, c’était la pipe à opium.
En 1924, l’ouvrage du journaliste Victor Cyril et du Dr Bergé résume bien la symbolique qui s’attache désormais à La Coco, poison moderne. « N’étant pas un critique, je n’en parlerai pas au point de vue littéraire mais au point de vue social », commente l’éditorialiste de L’Ère Nouvelle le 8 avril 1924, en voyant dans cette vogue le trait marquant d’une époque inquiète et dissolue :
« En tournant les pages de cette longue enquête, plus passionnante que n’importe quel roman d’aventure, j’ai vu défiler devant moi un monde étrange, un monde nocturne : filles à la recherche d’un poison, chasseurs de restaurant vendant de la drogue, trafiquants de la poudre blanche, maquereaux attendant le résultat pratique d’une minute d’amour, invertis enjuponnés comme des femmes.
Quelle belle ronde de nuit ! Toute cette clique vit dans des bars où sont entassés des alcools violents et s’y trémousse aux accents des jazz-bands. C’est Montmartre et Montparnasse. »
Fébrile et trépidante, la cocaïne donne le ton de ces folles années qui conjuguent « musiques nègres », « dansomanie », androgynie de la « garçonne », en même temps que le culte des morts et un sentiment de perte des repères. La drogue est même accusée d’inspirer artistes dadaïstes et surréalistes, dont les œuvres « dérangées » révéleraient de graves altérations du cerveau !
Au début de l’année 1925, Le Petit Journal consacre à son tour une vaste enquête à cette cocaïne « qui sème aujourd’hui à travers le monde la folie et la mort » (23 février 1925). Un peu malmené par la guerre et l’inflation, le grand quotidien parisien renoue avec un thème vendeur, qui l’avait déjà amené à couvrir l’univers sulfureux des fumeries d’opium en 1903 ou l’affaire Ullmo en 1907-1908. Marcel Nadaud et André Farge, les deux reporters, emmènent d’abord le lecteur dans les dancings de Montmartre, « capitale de la poudre folle » (24 février 1925), où clients et revendeurs se livrent à un discret manège :
« Lulu (la marchande de coco) va entrer la première dans la cabine, posera le petit paquet dans un angle du tuyau d’eau, sortira aussitôt et recevra deux cents francs : puis la cliente entrera à son tour, et se saisira du précieux dépôt dont elle connaît la cachette. »
Le 25 février, c’est au Bourget que se transportent les journalistes : « l’avion de la mort », en provenance d’Amsterdam, est guetté avec anxiété, dans un discret local à l’écart de la piste, par une poignée d’intoxiqués en manque, parmi lesquels ont reconnaît « L..e G…y, l’étoile d’opérette », qui « ne craint pas d’appuyer ses zibelines contre l’évier poisseux encombré de verres souillés ». Un mécano gouailleur leur apporte discrètement les petits « paquesons de came » dissimulés dans ses chaussures. L’avion a livré plus de 10 kg à destination du « gros Prosper », trafiquant bien connu : « Montmartre et Passy vont pavoiser ce soir », commente le journaliste.
Pavoiser ? Ce n’est pas vraiment ce que suggère l’article suivant (26 février), qui invite « les forçats de la neige » à raconter leur descente aux enfers. Comme pour l’opium et la morphine, c’est d’abord la « lune de miel », puis l’insidieuse dérive vers une addiction incontrôlable : « la coco est comme l’Antinea de l’Atlantide, elle ne charme que pour tuer ». L’enquêteur assiste, atterré, à une séance de consommation en commun dans une sinistre arrière-boutique de la Butte :
« Soudain, une femme arrive en coup de vent et pose au milieu de la table une petite boîte qu’elle ouvre ; elle en verse le contenu sur une feuille de papier. Alors tous avancent leurs mains ; leurs visages de damnés, leurs yeux désorbités, leurs narines frémissantes, leurs bouches crispées sont atroces, et comme échappés d’un tableau de Goya. »
La suite de l’enquête fait alterner réflexions sur le trafic et sur l’usage : dans « Ceux qui en vivent » (28 février) est présentée la hiérarchie des trafiquants, du « gros bonnet » qui vit sur un grand pied dans être jamais inquiété, grâce à ses relations et sa parfaite connaissance du code pénal, à la petite bouquetière de Montmartre qui finit par goûter elle-même au poison qu’elle cachait au cœur de ses violettes.
Le 1er mars, la visite d’une luxueuse maison de santé de Neuilly témoigne d’une autre manière de l’extrême difficulté de lutter contre le fléau : issus de la meilleure société, les pensionnaires n’ont aucun mal à soudoyer le personnel pour faire entrer la drogue jusque dans leur chambre. « Une petite prise ? » suggère ainsi une habituée à ses amis, sous les yeux éberlués du journaliste. « C’est Arsène qui le m’a rapportée. Il va faire le “marché” tous les soirs dans les boîtes de nuit… »
L’enquête se clôt le 4 mars par ce titre martial : « Contre la drogue, il y a la loi », même si les deux reporters ajoutent, désabusés : « la lutte sera inefficace tant qu’un règlement international n’aura pas été adopté ». Et de préconiser toutes une série de mesures dont certaines semblent relever du vœu pieux : mieux surveiller les pharmaciens fraudeurs et les médecins marrons, fermer les officines louches, renforcer les moyens policiers tout en coordonnant plus efficacement les services, mettre en garde, dès l’école primaire, les enfants contre « l’illusion toxique » entretenue par les écrits de Baudelaire ou de Thomas De Quincey…
En réalité, les choses ne bougeront guère dans l’immédiat. Le caractère encore très circonscrit du « péril toxique » – malgré l’émotion médiatique – n’est pas de nature à justifier un substantiel renforcement des moyens ou de la loi ; pour cela il faudra attendre 1970.
Les statistiques disponibles montrent une stabilisation des usages de drogues et passé 1925, la « coco » s’efface progressivement des premières pages des journaux, pour laisser place à une redoutable nouvelle venue : l’héroïne. Et son commerce fait désormais l’objet d’un trafic international de grande envergure, dont l’emprise annonce de sombres perspectives…
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Emmanuelle Retaillaud est historienne, maître de conférences HDR en histoire contemporaine à l’université de Tours. Elle est notamment l’auteure de Paradis perdus, drogues et usages de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, paru aux PUR.
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Pour en savoir plus :
M. Agueev, Roman avec cocaïne, [1934], réed. Paris, Pierre Belfond, 1983
Maurice Courtois-Suffit et René Giroux, La Cocaïne, étude d’hygiène sociale et de médecine légale, Paris, Masson, 1918
Victor Cyril et Dr Bergé, La Coco, poison moderne, Paris, Flammarion, 1924
Sigmund Freud, De la cocaïne, Bruxelles, Complexe, 1976
Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Les paradis perdus, drogues et usages de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, Rennes, PUR, 2009