Archives de presse
La Guerre d’Espagne à la une, 1936-1939
Reportages, photo-journalisme, interviews et tribunes publiés à la une à découvrir dans une collection de journaux d'époque réimprimés en intégralité.
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En 1932, trois reporters s’aventurent pour Paris-Soir dans les clubs nocturnes et cafés dansants de la capitale. Ils en reviennent avec nombre d’anecdotes et autant de profils sociologiques de fêtards.
Au début des années 1930, la nuit parisienne est à l’honneur dans le cinéma comme dans la photographie et la littérature. Le reportage participe à cette fascination pour les lieux de divertissement nocturne : bars, cafés, boîtes de nuit, bals musettes.
Le reportage Nuits de Paris, paru dans Paris-Soir en mai 1932, présente trois zones emblématiques des nuits parisiennes : Montmartre, Montparnasse et les faubourgs populaires.
Il adopte la forme originale d’un reportage collectif en triptyque. Il ne s’agit pas d’une enquête que mèneraient ensemble trois reporters, mais de morceaux assemblés au moment de la publication. À chaque quartier son spécialiste, qui lui consacre quelques livraisons publiées les unes à la suite des autres sous un même titre.
Archives de presse
La Guerre d’Espagne à la une, 1936-1939
Reportages, photo-journalisme, interviews et tribunes publiés à la une à découvrir dans une collection de journaux d'époque réimprimés en intégralité.
Jean Lasserre (1906-19…) inaugure le reportage à Montmartre. Reporter méconnu de Paris-Soir, il y publiera en 1933 ses souvenirs du métier (L’Envers du tour du monde) et participera, en 1936, à la couverture de la guerre d’Espagne. La séquence sur Montparnasse, quant à elle, est rédigée par Louis Léon-Martin (1883-1944), romancier prolifique, journaliste, conteur et chroniqueur pour de nombreux quotidiens et périodiques parisiens. Enfin, la troisième partie met en valeur le pittoresque de la vie nocturne des classes populaires sous la plume d’André Warnod (1885-1960), journaliste, illustrateur et critique d’art, qui a également produit une enquête sur les Halles de Paris.
Ces trois volets offrent ensemble un panorama calqué sur la forme de la « tournée des grands ducs », cette virée nocturne qui marque l’imaginaire parisien depuis la fin du XIXe siècle. À travers elle, le lecteur, tel un touriste, est entraîné d’un établissement à un autre, d’un quartier à un autre, en quête d’attractions et d’émotions. Nuits de Paris trace ainsi un incessant déroulé de nuits festives.
Dans son « ouverture », Lasserre évoque ses souvenirs d’habitué de Montmartre : il y aurait autrefois tenu « une boîte », à une époque où on disait la Butte « finie ». Cette entrée en matière situe le reportage dans le temps, de même qu’elle convoque l’épaisseur du mythe des nuits parisiennes. En filigrane, elle rappelle l’histoire du quartier Montmartre, qui a connu son âge d’or au début du siècle.
S’il est convenu, dans l’entre-deux-guerres, d’affirmer que l’heure de gloire du quartier est passée, son aura subsiste pourtant dans la culture médiatique. Un autre reporter bien connu, Joseph Kessel, se donnait d’ailleurs pour un habitué du quartier, qu’il associait à des drames criminels dans l’hebdomadaire Détective, en 1929.
Comme Kessel, mais dans le registre des plaisirs, Lasserre se veut un défenseur et un connaisseur de Montmartre. Le charme de la Butte résiderait dans une atmosphère mise au goût du jour par le réalisme poétique et la photographie, atmosphère toute de brumes, de lampes et d’escaliers.
« Mais où sont les nuits bruineuses de la rue Fontaine où chaque seuil a un passé ?
Les aurores pâles de la rue Pigalle, un peu sales, pas bien lavées, mais colorées du rêve que l’on fit sous des lampes roses ? Où sont les escalades de la rue Blanche ?
Et ces promenades à travers le lacis compliqué qui court entre ces artères de l’enchantement nocturne […] ? »
Ce Montmartre capable de « dramatiser les choses », de « les placer dans un cadre qui leur donne un grand relief », a certes changé, mais il existe encore, pour Lasserre, qui propose au lecteur d’entamer la tournée des grands-ducs, version 1932.
La soirée commence dans les « boîtes de la première heure », que l’on fréquente vers minuit. Elles « ne sont pas très onéreuses » ; on peut, « sans déshonneur, avoir du whisky sur sa table ».
Lasserre parle d’une « brusque résurrection » du quartier, de « cabarets qui renaissent de leurs cendres éteintes », de « nouvelles boîtes ». Celles-ci se démarquent par l’importance qu’y acquiert le décor. Aux « glaces », « lambris dorés » et « banquettes de peluche rose » a succédé la mode du « bouge de marins », de la « caserne », de la « nacelle [de] dirigeable », voire d’une fausse place du Tertre reproduite en « maisons de carton » ! On boit du champagne en se jouant une « comédie » dans ces décors fantasques.
Pour poursuivre la soirée, Lasserre, accompagné d’une amie, quitte les boîtes éclairées et bruyantes pour passer en des lieux plus sombres. Il considère deux possibilités, dont la description est pétrie de stéréotypes, mais qui rendent bien compte des accents cosmopolites des boîtes des années 1930 : aux « femmes sentimentales et compliquées », les boîtes russes ; aux « femmes tendrement voluptueuses », les boîtes « nègres ».
Lasserre dépeint une scène enveloppée d’une « musique un peu chaude, douce ». Le but de la soirée est une entreprise de séduction, favorisée par « la lassitude de votre compagne, la complicité des marchands de plaisir ». Montmartre serait « l’amour lui-même avec tout son trouble entourage », lieu sensuel laissant à ceux qui le fréquentent le souvenir nostalgique de nuits amoureuses.
Au matin, les couples sortent dans les rues colorées par l’aube. « L’heure est immense, presque immobile, et tendre comme deux longues belles jambes allongées », écrit le reporter avec un certain lyrisme. Mais attention, bientôt le charme de la nuit commence à s’évaporer.
« Or, à cette heure qui devrait être tendre, tout craque déjà.
Ça a craqué avec le premier mensonge. Tout à l’heure, on faisait des serments qui lient pour la vie, on disait :
– Demain !
Mais, maintenant, demain c’est aujourd’hui, c’est tout à l’heure, et les fleurs sont déjà fanées ! »
Le Montmartre de Lasserre, loin du Montmartre du « “milieu”, des “vrais de vrais”, des “meuchants” », celui de Joseph Kessel ou de Francis Carco, est un lieu sentimental, de rêve en désillusion, qu’il « faut savoir quitter » quand « la nuit devient rose ».
Changement de plume et de décor : Louis Léon-Martin nous plonge dans la « cave » de Montparnasse.
« Un escalier aux murs insuffisamment salpêtrés vous conduit en un sous-sol clos d’une tenture et d’où parviennent assourdis les accents d’un jazz. Le gérant écarte la tenture.
Dans une cave aux épais piliers de pierre supportant la voûte en croisée d’ogives, des tables sont alignées. »
Pour le lecteur d’aujourd’hui, la description n’est pas sans produire une superposition des époques. Elle peut évoquer les clichés célèbres de Willy Ronis et de Robert Doisneau qui ont fixé, dans les années 1940-1950, Miles Davis, Juliette Gréco et la faune des caves de Saint-Germain-des-Prés.
Déjà, dans les années 1930, le jazz et la danse sont de mise dans ce décor qui déborde « dès minuit » d’une foule hétéroclite. Léon-Martin s’attarde en particulier « Chez les Clochards », la boîte « la plus courue, […] la plus bourgeoise aussi » de Montparnasse.
Elle est « le café chantant d’aujourd’hui ». On y vient pour trouver l’amour, mais aussi pour entendre « [la] voix frêle, âpre et caressante, rêveuse et tendre » de Lucienne Boyer (qui interprète en ces années son succès « Parlez-moi d’amour »). Comme Montmartre, Montparnasse est un haut lieu du Paris nocturne et sentimental.
Le décor des caves, le « plafond bas, percé de hublots diversement teintés », où Léon-Martin discerne une influence surréaliste, met en valeur la beauté longiligne façon 1930.
« [Les femmes] sont jeunes et de visages nets, et quand elles se lèvent pour aller danser, on voit qu’elles sont grandes, minces, de taille flexible et de hanches mouvantes, avec je ne sais quoi de chic et de strict en leurs tailleurs ajustés. »
Les illustrations de Pavil répondent à ces descriptions en traçant les longues silhouettes enlacées des danseurs. Léon-Martin, né en 1883, compare cette nouvelle jeunesse à « la jeunesse dorée des incohérentes années d’après-guerre ». « [On] ne fait plus la fête », ajoute-t-il, « [on] suce des pailles en causant raisonnablement ».
La danse occupe néanmoins une place de choix, une danse moderne où les corps se côtoient de près, où « la masse [des danseurs] se meut d’un bloc et forme une manière de magma jujubant » ! C’est le « plaisir en 1932, sur un rythme indolent », dans un désaccord à la fois « curieux » et « rassurant » avec les « événements » du moment.
On peut penser à la crise économique, à l’assassinat récent de Paul Doumer, président du Conseil, ou à l’engloutissement du paquebot « Georges Philippar » à bord duquel Albert Londres, au retour d’un reportage en Chine, vient de trouver la mort. À cela s’ajoute la « crise politique allemande » qui fait la Une, autour de la nomination du chancelier du Reich. Dans ce contexte, les nuits parisiennes offrent une douce échappatoire…
Entré dans une dernière cave, Léon-Martin décrit la voix enveloppante d’une chanteuse de jazz. Le décor « à la fois naïf et pompier » représente « des nègres au cabaret, des nègres jouant à la belotte, des nègres en promenade le dimanche ». Léon-Martin n’est convaincu ni par cet exotisme forcé ni par la foule de touristes « [montés] dans les autocars destinés au circuit “Night Pleasures” ».
Pour voir vraiment Montparnasse, explique-t-il, on doit connaître ses habitués, peintres, modèles, « rebelles aux attractions », et ce sont les « grands cafés du carrefour Raspail » qu’il faut fréquenter.
André Warnod prend le relais pour mener le lecteur loin des « décors en carton pâte ». Il leur oppose le pittoresque « des établissements de nuit qui n’ont pas besoin de tant d’artifices pour avoir d’innombrables clients ».
Le renversement témoigne de la nature construite du triptyque (Warnod a visiblement lu les contributions de ses collègues) et valorise les faubourgs contre les quartiers pour touristes. Warnod se dirige ainsi vers les boulevards extérieurs de La Chapelle, Belleville, Ménilmontant, Charonne, où se déroule l’« immense kermesse » du samedi.
« Les petits bars retentissent des éclats du phono et du pick-up, on s’entasse au ciné et dans les théâtres locaux où l’on joue des vaudevilles au gros sel et des revues à spectacle […]. »
Ici aussi, des scènes amoureuses se déroulent, « deux petits amoureux […] s’embrassent à pleine bouche ». On danse au rythme de la valse, « dans le tumulte joyeux d’une jeunesse saine et libre ».
Bars, cafés, bals : Warnod nous entraîne d’un établissement à un autre. Après le Tourbillon, un « bal magnifique dont l’orchestre célèbre est bien connu des amateurs de disques », c’est le bal Delbor de Charonne. Comme à Montparnasse, celui-ci est placé « sous le signe de l’exotisme », du « west indian jazz ». La valse laisse place à « la Biguine », une danse antillaise. Warnod insiste sur l’atmosphère de « franche rigolade » qu’il oppose à la « perversité » du dancing de Montparnasse.
L’horaire aussi diffère de celui des quartiers centraux. Ici, « les cafés s’éteignent avant que la nuit soit finie ». C’est donc « près des Halles » que les « joyeux bambocheurs » des faubourgs poursuivent leur plaisir, disséminés dans les « petits restaurants » de la rue Montorgueil.
La livraison suivante s’intéresse aux « petits cafés grands ouverts […] toute la nuit » dans la chaleur estivale. Tandis que les « gens boivent, mangent, discutent, s’interpellent », un orchestre joue des « refrains à la mode », comme « Les Gars de la Marine ».
Parmi la clientèle, Warnod relève la présence des « soldats en permission ».
« […] La plupart sont de la coloniale, vareuse kaki, débraillée comme il convient, képi-polo posé de travers ou bien marins de l’État, ou encore spahis engoncés dans un lourd manteau […]. »
C’est un petit palmarès des figures de séducteurs populaires de l’époque que trace Warnod, de marins en spahis. Leur présence contribue selon lui au pittoresque de ces lieux, « bien plus sûrement atteint que par tous les cartonnages, les peintures et le chiqué des boîtes élégantes ».
Poussant son exploration tard dans la nuit, Warnod nous entraîne « à la Maison Rouge », « vieille petite bicoque » de Montmartre où se rassemble une foule bigarrée, où « on se sent loin de tout et dégagé de toute responsabilité ». Là aussi, on écoute « Parlez-moi d’amour » de Lucienne Boyer, sur le phonographe.
Avant de nous laisser, Warnod s’attarde aux bals musettes de la rue de Lappe, où l’on danse la java au son de l’accordéon. Comme à Montparnasse, l’endroit est pris d’assaut par les touristes qui ont remplacé les « apaches » de la Belle Époque. Plus loin, des habitués – « de vilains petits voyous, de jeunes ouvriers qui ne travaillent jamais, des apprentis boxeurs, des guides pour étrangers » – fréquentent les établissements périphériques et invitent les dames de passage à danser.
Au bout du compte, Warnod décrit un Paris nocturne bien en phase avec le réalisme poétique et la peinture pittoresque des classes populaires, comme en écho au cinéma de René Clair (Sous les toits de Paris [1930], Quatorze Juillet [1932]), qui oppose lui aussi la frime des établissements nocturnes huppés à la saveur authentique du bal musette, le bercement de l’accordéon au « jazz des boîtes à champagne ».
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Mélodie Simard-Houde est chercheure associée au RIRRA-21 (Université Paul-Valéry Montpellier 3). Elle a publié un ouvrage, Le reporter et ses fictions. Poétique historique d’un imaginaire, aux Presses universitaires de Limoges en 2017.