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La drogue, reine des faits divers de Paris-Soir

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

Afin de pimenter sa colonne consacrée aux crimes et délits, le grand quotidien de l’entre-deux-guerres intègre autant que faire se peut ce « drame de la modernité » que sont les stupéfiants. Quitte, parfois, à fabuler.

Dans l’entre-deux-guerres, la drogue s’invite régulièrement à la une des grands journaux : enquêtes, éditoriaux, articles de fond sur les évolutions de la législation, la répression policière ou le trafic de stupéfiants, autant « d’angles » qui contribuent à faire de cette offensive toxique un nouveau « problème de société » difficile à endiguer. 

Mais les poisons modernes, pour citer un titre d’époque, offrent aussi de remarquables ressorts dramatiques au fait divers, genre qui nourrit, depuis la fin du XIXe siècle, le succès commercial des grands quotidiens populaires. Lancé en 1923, racheté en 1930 par le riche industriel du nord Jean Prouvost, qui va en faire une véritable poule aux œufs d’or médiatique – près de deux millions d’exemplaires par jour en 1939 – Paris-Soir a souvent choisi de mettre en relief l’élément « drogue », pour étoffer un fait divers banal, comme le montrent ces petits récits glanés au fil des pages.

Le 10 avril 1926, « le drame de Courbevoie prend une ampleur inattendue », annonce par exemple le quotidien, sous un titre choc : « C’est bien ”l’héroïne” qui a tué Wanda Sylvano ». Cette jeune actrice a été retrouvée morte dans sa chambre, par sa mère, après avoir « fait la noce » jusqu’à deux heures du matin, à Montmartre, avec une amie. C’est cette dernière qui, complètement hébétée, a ouvert la porte à la mère de la victime, avant de tenter d’expliquer les faits : durant la soirée, Wanda avait prisé une poudre blanche d’origine inconnue, insistant pour que son amie y goûte elle aussi – à partir de là, elle ne souvient plus de grand-chose. 

Pour le reporter, cette poudre ne peut être que l’héroïne, « le plus subtil et le plus audacieux des alcaloïdes de l’opium » : 

« Quelle est l’action exacte de ce stupéfiant, nul toxicomane ne peut l’assurer d’avance. Telle dose, mortelle dans une fourniture donnée, ne l’est plus dans une autre. Celui-ci supporte aujourd’hui ce qu’il ne supportera pas demain. 

C’est un paradis ténébreux où l’aventurier du rêve avance à tâtons, côtoyant de profonds abîmes, frôlant des dangers sans nombre. »

À ce stade pourtant, les enquêteurs n’ont pas encore livré leurs conclusions – l’héroïne n’est d’ailleurs pas, à proprement parler, un alcaloïde de l’opium, mais un dérivé de la morphine, commercialisé par les laboratoires Bayer depuis 1899, et désormais, fabriqué et vendu sur le marché clandestin. La mise en accusation de ce stupéfiant encore peu connu du public français, au contraire de la cocaïne, vedette des années folles, fait évidemment tout le sel de ce drame de l’intoxication involontaire. 

D’autant que l’incident est aussi prétexte à soupçonner un vaste trafic, car on a retrouvé chez Wanda Sylvano une correspondance cryptée avec une dénommée Joséphine Dufayet dite « Phiphine », dont l’appartement, dûment perquisitionné, dissimulait des réserves de morphine et de cocaïne. « Est-ce chez elle que se tenait le grand marché aux drogues de Paris ? L’instruction le dira », veut croire le reporter, un rien emphatique. Un témoin voit plutôt en « Phiphine » une simple intoxiquée, se livrant à un petit trafic occasionnel pour financer sa propre consommation... Mais l’hypothèse de la « plaque tournante du grand trafic » est évidemment plus alléchante.

Le 24 janvier 1929, c’est un nouveau « drame de l’intoxication » qu’évoque le quotidien du soir, cette fois, en milieu médical, dans le paisible et huppé quartier d’Auteuil : « Une doctoresse frappe une de ses consœurs de plusieurs coups de stylet ». Si l’agressée, Mme Gaubert, a survécu, l’agresseuse, Mlle Champagne, révèle de bien troubles dessous. 

Cette jeune femme médecin s’était en effet rendue au cabinet de son ancienne condisciple pour réclamer une ordonnance de morphine à l’intention d’une patiente cancéreuse, au prétexte que les doses nécessaires à cette malade dépassaient le plafond de 5 cgr par jour, fixé par la loi de 1916. Face au refus suspicieux de sa collègue, Mlle Champagne avait alors subtilisé discrètement une ordonnance sur son bureau, avant de s’auto-prescrire une importante dose de morphine, qu’elle était allée aussitôt se faire délivrer chez un pharmacien du quartier. Mais celui-ci, flairant le faux, avait immédiatement confondu la jeune femme et décidé de porter plainte. 

Voyant sa carrière brisée, celle-ci avait imploré le Dr Gaubert de l’aider à arrêter l’action du pharmacien. Et sur un nouveau refus, l’avait attaquée avec deux stylets emportés à dessein, non sans susciter les cris de sa victime et les réactions immédiates du voisinage. La violence de l’agresseuse semblant tout à fait disproportionnée au prétexte thérapeutique, le reporter ne manque pas de flairer un nouveau « drame de la drogue » : 

« Il est permis de supposer que la version donnée par la coupable au commissaire n’est pas absolument exacte, mais que les doses élevées de morphine que Mlle Champagne prétendait administrer à sa malade étaient plus vraisemblablement destinées à son usage personnel, sous forme de piqûres. »

L’accusation n’est sans doute pas sans fondement, quand on sait que le délit de falsification d’ordonnances en vue d’obtenir des stupéfiants représente un biais d’inculpation fréquent des toxicomanes de l’entre-deux-guerres – à une date où la loi ne permet pas encore l’inculpation pour simple « usage ». Il est également vrai que les milieux médicaux sont encore bien représentés dans la sociologie des usagers, du fait de facilités d’accès aux produits, même si la loi impose désormais un carnet spécial pour la délivrance des substances du « tableau B » (stupéfiants), ainsi qu’une limite de validité des ordonnances (7 jours), et on l’a vu, des doses prescrites.

La toxicomanie de Mlle Champagne demeurera cependant au stade de l’hypothèse vraisemblable, à peine entraperçue le temps d’un bref coup de sonde médiatique. D’autres faits divers donnent à voir des récits de vie plus complets.

C’est le cas du « lamentable destin d’Olga Poufkine que l’usage des stupéfiants conduisit, ainsi que son amant, au suicide », titre à rallonge que déroule Paris-Soir dans son numéro du 8 novembre 1931. 

L’histoire, en effet, a tout d’une émouvante tragédie : née dans un milieu modeste, de son vrai nom Olga Benelle, la jeune femme « avait pour elle la beauté » et « à vingt ans, prend un pseudonyme de consonance russe parce qu’il convient à son type de brune mystérieuse et fatale ». Si le cinéma ne lui permet pas de sortir du lot, son charme lui attire les faveurs d’un prince belge qui l’entretient pendant trois ans. C’est alors qu’elle rencontre le séduisant Jean de Quelen, qui, « suivant la formule consacrée, a tout pour lui : la jeunesse, la fortune, et il joint au prestige d’une noble naissance tous les agréments intellectuels et physiques »… 

Mais Olga a pris goût aux paradis artificiels – opium, cocaïne, morphine… – et ne manque pas d’y convertir son nouvel amant, selon la logique, souvent dénoncée par les sources, du prosélytisme conjugal.

« Ceux qui connaissaient le jeune couple assistèrent alors au rapide et pénible spectacle de la déchéance de ces deux êtres, que cependant le sort avait favorisés. Tandis que, de jour en jour, s’effaçait la beauté de la jeune femme, son compagnon sombrait dans l’hébétude. 

Mais les conseils, les adjurations, n’y faisaient rien…. »

Leur domicile ayant fait l’objet d’une perquisition, ils doivent bientôt comparaître en correctionnelle. La perspective d’une peine de prison accule Jean au suicide. Récidiviste, et condamnée in absentia Olga « s’abîme d’avantage dans l’usage de la drogue ». Son avocat lui suggère bien de faire appel, et lui arrange une cure de désintoxication…

« Mais elle n’oublie pas, elle ne peut pas oublier… Par surcroît, elle n’a plus d’argent. […] Et une dernière fois, elle retourne aux stupéfiants pour se supprimer… » 

Personnage positif broyé par un fatum incontrôlable, la jolie petite actrice au nom russe avait tout pour susciter l’indulgence du reporter et du lecteur. 

La même observation peut être faite à propos d’un fait divers de 1926 impliquant une jeune dactylo de 20 ans qui a aidé son petit ami à commettre un braquage dans les bureaux d’une société du boulevard Haussmann.

« Yvonne van Rhyn a-t-elle été droguée ? » s’interroge Paris-Soir le 4 juin 1926, à partir du témoignage de la mère :  « Il est possible en effet qu’il lui ait fait prendre de la cocaïne et que, par la suite, il ait profité de l’état de besoin d’une toxicomane […] pour l’obliger à les prévenir et à les aider »

Si la malheureuse jeune fille fait ainsi figure d’intoxiquée malgré elle, il n’en va pas de même dans d’autres faits divers, où la drogue apparaît comme le symptôme de personnalités plus « détraquées », bien utile à la dramaturgie du fait divers.

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Voyons le cas de Mme Watanabé, qu’on a retrouvée morte, avec sa fille, dans une villa de Villerville, sur la côte normande, le 16 décembre 1931 – elles s’étaient toutes les deux tiré une balle de revolver dans la bouche. Veuve d’un riche Japonais, longtemps brillante mondaine parisienne, Mme Watanabé était apparemment criblée de dettes. « On serait donc en présence d’un nouveau drame provoqué par la crise financière récente », avance Paris-Soir dans son édition du 17 décembre. Mais « l’hypothèse drogue », autrement plus séduisante, pointe à l’horizon : 

« Néanmoins, une nouvelle raison surgit soudainement d’un témoignage bénévole : les deux femmes s’adonnaient aux stupéfiants. 

La diminution de leurs ressources, les privant de leur poison favori, a pu provoquer le complet déséquilibrement et précipiter le drame. »

Si le reporter juge bon de préciser : « il faut toutefois attendre la communication du rapport complet du médecin légiste pour être fixés sur ce point », le journal n’a pas hésité à titrer : « Mme Watanabé et sa fille qui se sont suicidées à Villerville s’adonnaient aux stupéfiants ». Leur toxicomanie permet de dresser un portrait autrement plus sulfureux que celui d’une pauvre veuve à bout de ressources, d’autant qu’avant leur suicide, Mme Watanabé et sa fille s’étaient signalées par des excentricités et même de l’agressivité à l’égard du voisinage et de leur propriétaire :

« Les malheureuses femmes avaient barricadé leur demeure […] 

C’est pour se venger d’une manière pour ainsi dire posthume qu’elles avaient le dessein de détruire la villa avec elles. Ainsi s’explique l’acharnement qu’elles mirent à détruire les arbres du jardin,  briser le mobilier, à tenter enfin d’incendier le mobilier et la maison. »

On ne sait plus trop, ici, si c’est la drogue, ou sa privation, qui ont provoqué le drame, mais peu importe. Déréglée et spectaculaire, la mise en scène finale fait surgir au cœur du paisible bocage normand le spectre d’une pathologie aussi rare qu’effrayante, qui permet d’esquisser tout un petit théâtre dramatique.

Même décalage entre paisible province et conduite anomique dans un fait divers de 1934, qui met cette fois en scène un industriel breton, Jean Kerboul, disparu sans crier gare le 28 août. Ce père de trois enfants dirigeait un prospère atelier de réparation et de montage de machines agricoles à Ty-Blez-en-Lenon, dans le Finistère, et rien ne pouvait laisser présager un tel dérapage.

Seulement, comme l’a d’emblée signalé le journal dans son édition du 14 septembre, Jean Kerboul était morphinomane :

« Il ne fait de doute à personne que depuis quelque temps il semblait quelque peu déséquilibré. Il était de notoriété qu’il se livrait avec excès à sa passion de morphinomane. » 

Mais comment ce petit notable provincial a-t-il pu, loin des cabarets de Montmartre et des bars de Montparnasse, contracter une aussi redoutable habitude ? Voilà qui n’est pas précisé, mais la fréquence encore grande, dans l’entre-deux-guerres, des toxicomanies dites « iatrogènes » – contractées à la suite d’un traitement médical – pourrait expliquer l’addiction de l’industriel. Plus « légitimes » que les toxicomanies purement récréatives, elles n’en sont pas moins, potentiellement, aussi destructrices. Alors en pleine cure de désintoxication, Kerboul aurait ainsi brutalement craqué :

« S’est-il, après déjeuner, dans le secret de sa chambre, administré une forte dose, cédant à une tentation invincible ? Puis, écœuré de sa faiblesse, ou rendu inconscient par la drogue, a-t-il mis fin à ses jours d’une façon ou d’une autre ? 

C’est ce que nous saurons peut-être un jour… »

On sait seulement, à ce stade, que le jour de la disparition, trois témoins l’ont vu attendre derrière l’usine une mystérieuse voiture noire : « il se peut que les individus que l’on a aperçus lui aient offert de lui procurer de la morphine pour mieux l’attirer… », brode le reporter dans l’édition du 17 septembre, en envisageant, par delà, l’hypothèse d’un assassinat. Le mystère va rester entier, et Kerboul disparaître des colonnes du journal, chassé par le flux de l’actualité.

L’influence « criminogène » de la drogue est également suggérée dans le tragique parcours de Dick de Bertier, arrêté à Nice en juin 1934 pour kleptomanie, vol d’automobile et trafic de stupéfiants. « C’est l’abus de la “drogue” qui a corrompu Dick de Bertier », considère d’emblée Paris-Soir dans son édition du 3 juin 1934. 

Fils de famille descendant d’un hussard de Napoléon, Dick de Bertier est décrit comme le play-boy type de la Côte d’Azur, amateur de casinos, de jolies filles et de belles voitures. Brièvement marié, il a divorcé tout aussi vite, en accumulant les dettes et les petits larcins, tout en s’adonnant aux stupéfiants. Une perquisition à son domicile, sur dénonciation d’un commerçant volé, a permis de retrouver des cartes grises mais aussi des ampoules d’héroïne et des ordonnances falsifiées. « Lamentable fin d’une odyssée dont la drogue surtout doit être tenue pour responsable », commente Paris-Soir, qui cette année-là, a consacré de nombreux « papiers » au sujet, dont le reportage très fouillé d’Alexis Danan, du 11 au 18 décembre 1934.

Le journal revient encore au drame de la toxicomanie le 6 février 1935, à propos de Mme Debaux, Parisienne des beaux-quartiers qui a tiré sur une amie avant de se pendre dans un réduit de son immeuble – son mari s’était lui-même suicidé quinze mois plus tôt.

Si certains témoins avancent l’hypothèse d’un accès de folie dû à un grave accident de voiture, Paris-Soir préfère, une fois de plus, mettre la drogue en accusation, en invoquant cette fois les mœurs « coloniales » du couple :

« En Indochine, ils avaient pris l’habitude de fumer l’opium. À Paris, ils continuèrent. Mais la vie des intoxiqués qui, en Extrême-Orient, s’écoule dans la paix et le calme, est fort dramatique en France. »

L’affaire Debaux permet alors de vanter le rôle de vigie et de « lanceur d’alerte » du reporter :

« Le meurtre d’hier aura été un de ces mille et un drames qui se déroulent chaque année parmi ceux qui allument tous les soirs la petite lampe à huile de la fumerie, drames douloureux et secrets, suicides plus ou moins déguisés, dont le plus souvent les échos ne parviennent ni à la police ni au public. »

Dénoncée comme la cause cachée mais omniprésente de nombreux drames, la drogue revêt ici le statut d’élément discordant, inattendu, sulfureux – tout ce qui fait, en somme, selon Roland Barthes, le sel du fait divers. 

Si la vérité sociale et historique y perd en rigueur – la toxicomanie demeure à l’époque un phénomène minoritaire et circonscrit –, le genre journalistique y gagne assurément en attractivité. C’est ce qu’a bien compris Paris-Soir, qui a su faire de la drogue, ce nouveau « drame de la modernité », un petit élément de son succès.

Emmanuelle Retaillaud est historienne, maître de conférences HDR en histoire contemporaine à l’université de Tours. Elle est notamment l’auteure de Paradis perdus, drogues et usages de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, paru aux PUR.

Pour en savoir plus :

Marine M'Sili, Le Fait divers en République : histoire sociale de 1870 à nos jours, CNRS éditions, 2000

Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Les paradis perdus, drogues et usages de drogues dans la France de l'entre-deux-guerres, Rennes, PUR, 2009