Une sataniste à Paris : la « magie sexuelle » de Maria de Naglowska
Entre 1931 et 1935, la presse française parle d’une étrange prophétesse donnant diverses conférences à Paris. Ô scandale, elle y parle de sexualité, et plus précisément de « magie sexuelle ».
Maria de Naglowska est née en 1883 à Saint-Petersbourg dans une famille aristocratique et elle est décédée en 1936 à Zurich. Très tôt orpheline, elle se rebelle contre son milieu d’origine et épouse un musicien roturier et juif, un scandale sans nom dans une aristocratie russe très largement antisémite…
Le couple quitte l’Empire des Tsars et s’installe d’abord à Berlin, puis à Genève. De cette union naissent trois enfants. Après sa séparation d’avec son mari, sioniste s’installant en Palestine, Maria de Naglowska retourne vers l’orthodoxie. Elle vit dans une relative pauvreté, donnant des cours dans des institutions privées – elle qui n’a pas fini ses études universitaires – et s’essaie au journalisme d’idées.
Deux articles parus en France en 1917 et 1919 s’en font déjà l’écho :
« Les affaires ou les berceaux ?
Sous ce titre Mme Maria de Naglowska publie, dans la Gazette de Lausanne, un touchant article en faveur de l’éducation rationnelle de la femme.
“Non, toute femme et Russe que je suis, je ne parviens pas à me réjouir à la vue des hauts faits de mes semblables. Ces femmes adjointes de ministre, ou femmes en culottes sur le front, les bataillons de la mort, cela ne m’inspire aucune confiance et j’espère bien qu’après la guerre on reviendra à un peu plus de bon sens.
On remaniera les programmes des écoles féminines certes, il y a là beaucoup à faire, mais on réformera peut-être aussi les écoles primaires de garçons et, avec un petit effort de générosité, au lieu de pousser vers des études écrasantes de gracieuses petites bourgeoises, on se décidera à découvrir des talents inattendus chez les garçonnets qui n’ont pas le moyen de payer les hautes études. On sera bon envers eux, pour être bon envers la France, et on aura des chefs de banques, et des ministres et des présidents tant qu’on voudra.” »
Le second article est d’un autre ordre : ic, Maria de Naglowska retrouve des réflexes propres à son milieu d’origine et accuse la France d’avoir trahi la Russie :
« Le 12 septembre 1918, la journal de l’état-major allemand publiait deux documents du ministre de Belgique à Berlin, datés du 4 avril 1914, par lequel ce diplomate informait son gouvernement crue les partis de guerre de Paris et de Londres poussaient l'état-major russe à déclencher les hostilités, “sûr qu'il était de l'appui du chauvinisme français et du jingoïsme anglais”.
La France, d’après les révélations d’une patriote russe, Maria de Naglowska, dans la Feuille de Genève, et reproduite par la Gazette, était accusée d’avoir trahi la Russie.
“C’était, d’après elle, un nouveau témoignage accablant contre cette sinistre politique exterminatrice qu’incarne le froid égoïsme britannique”. »
Suite à ces prises de parole à la fois féministes et pro-russes, Maria de Naglowska et ses enfants se voient expulsés de Suisse. La famille s’installe en Italie, à Rome. Là, elle se passionne de nouveau pour l’ésotérisme et l’occultisme (en Russie, elle aurait fréquentée la secte des Klhysts, caractérisée par des rites sexuels et une forme de gnosticisme et dont aurait fait partie Raspoutine (1869-1916)).
Naglowska y fréquente notamment l’ésotériste Julius Evola (1898-1974), alors proche des dadaïstes et pas encore le théoricien d’un ésotérisme antimoderne fascisant qui fera après-guerre sa célébrité. L’errance reprend rapidement.
À la fin de cette décennie, elle s’installe auprès de son fils aîné à Alexandrie, en Égypte. Surtout, elle devient membre de la célèbre Société théosophique, fondée en 1875 à New York par l’occultiste russe Helena Petrovna Blavastsky (1831-1891), dont le corpus théorique est un syncrétisme de bouddhisme et d’hindouisme d’une part, et d’occultisme et d’ésotérisme occidentaux d’autre part. Surtout, la Société théosophique est la plus grande société ésotérique de la première moitié du XXe siècle.
En 1929 elle s’installe à Paris, où elle vit dans un premier temps dans la misère, vivant de petits boulots et fréquentant les milieux ésotéristes de la capitale. Progressivement, elle se constitue un petit cénacle de disciples. Elle commence également à faire des conférences publiques. L’Œuvre, du 24 novembre 1936, rapporte le thème de l’une des dernières conférences de Maria de Naglowska :
« Le Club du Faubourg avait invité Mme Maria de Naglowska, qui se dit prophétesse et grande Prêtresse d’Amour du Temple de la Troisième Ère, à venir s’expliquer sur la Magie et la Sexualité.
Une affiche, unique, manuscrite, apposée dans le passage qui donne accès à la salle Wagram exposait exactement le sujet de la causerie de Maria de Naglowska :
Magie et sexualité, magie noire et magie d’or, sorcellerie et magie. Qu’est-ce que la femme pour l’homme ? Qu’est-ce que le coït sec ? Qu’est-ce que le coït magique ? Qu’est-ce que le serpent symbolique ? »
En 1930, elle crée une revue, La Flèche, qui publiera en tout dix-huit numéros et à laquelle participe Julius Evola. C’est à cette époque qu’elle conceptualise ses idées fort peu orthodoxes et ses intérêts pour le satanisme, Lucifer et la sexualité, à laquelle elle consacre à partir de 1931-32 des rites avec son cercle de proches, dans des endroits très discrets.
Le Paris Soir du 24 septembre 1932 n’hésite pas à titrer un article « Une Russe enseigne à Montparnasse la “sainte doctrine satanique” ». Des photos indiscrètes de ces cérémonies, prises par le journaliste Stéphane Pizzella, lui font de la publicité et attire à ses conférences des curieux de plus en plus nombreux. En 1936, quelques mois avant sa mort, elle dissout son groupe ésotérique. Le 17 avril, elle décède à Zurich. Selon l’un de ses disciples, Marc Pluquet, très bien informé, les idées de Naglowska sur l’architecture aurait influencé Le Corbusier (1887-1965).
Maria de Naglowska est restée célèbre pour un ouvrage, La Lumière du sexe. Rituel d’initiation sexuelle, paru en 1932, dans lequel elle développe l’idée que la Vie est Dieu (et inversement). Elle développe également l’idée qu’il n’existe dans l’univers rien de parfait, absolu et immobile : tout est toujours en devenir. Ses postulats seront développés dans Le Rite Sacré de l’amour magique, publié également en 1932, et dans le Mystère de la pendaison. Initiation satanique selon la doctrine du Troisième Terme de la Trinité, paru l’année suivante.
Elle développe aussi dans ces différents ouvrages une histoire des religions fondée sur un modèle ternaire : le judaïsme est la religion du Père ; le christianisme celle du Fils ; et enfin le satanisme celle de la Mère et de la sexualité, en lien avec un discours féministe. Elle théorise également des éléments sur le sacré féminin qu’on retrouve à la même époque aussi dans la Wicca naissante inventée par le Britannique Gerald Brousseau Gardner (1884-1964), un proche du mage britannique Alesteir Crowley, lui-même en contact avec Naglowska.
Enfin, en lien avec ceci, elle est également la traductrice du Magia Sexualis de Paschal Beverly Randolph (1825-1875), un ouvrage célèbre traitant de technique de magie sexuelle. Le Figaro du 9 janvier 1932 en fait même la publicité :
« AU LYS ROUGE, 12, rue de l’Université, Paris MAGIA SEXUALIS, traduction française par Maria de Naglowska, l’œuvre magistrale et encore inédite de B. Randolph, une des grandes figures mystérieuses de l’occultisme au dix-neuvième siècle, un volume in-8 carré de 224 pages, enrichi d’un portrait inédit de l’auteur, de nombreuses planches et de cinq hors-texte coloriés à la gouache. Édition de luxe tirée à 1 000 exemplaires sur vélin d’Arches, 290 francs. Franco de port.
L’ouvrage posthume du docteur Pascal Randolph est considéré par les initiés comme son œuvre maîtresse. On peut d’ores et déjà affirmer que “Magia Sexualis” est la bible des temps modernes. Ce livre extraordinaire est précurseur à plus d’un litre. Il fut écrit en 1874, l’année de la mort de son auteur. […]
Avis important – En 1929, un éditeur américain réédita “Eulis”, œuvre rarissime de Randolph parue en 1868. Peu après, les autorités des États-Unis, par ordre gouvernemental, opérèrent la saisie puis la destruction d’“Eulis”.
“Magia Sexualis” connaîtra-t-elle l’autodafé ? »
Cependant, des spécialistes de la question doutent de l’authenticité de ce manuscrit. Ils attribuent une partie de l’ouvrage à Naglowska elle-même. En effet, les techniques sexuelles décrites dans l’ouvrage sont à la fois pratiquées par le cercle qu’elle a créé et sont postérieures à Randolph.
Sur le plan pratique, la magie sexuelle se divise en deux grandes tendances, la « magie sexuelle naturelle », et la « magie sexuelle cérémonielle ». La première catégorie, très populaire, comprend tous les procédés non conventionnels, y compris le coït, que les différents peuples et civilisations ont pu user pour favoriser leur vie matérielle et sexuelle. La seconde est plus élitiste et métaphysique : elle est utilisée dans le cadre de pratiques magiques cérémonielles, c’est-à-dire incorporée à un rituel mystique afin d’accroître les pouvoirs psychiques, d’élargir sa perception, d’atteindre une forme de divin par le biais de l’extase ou de l’illumination.
Dans les deux cas, il est possible d’utiliser indifféremment la magie blanche (ou théurgie) ou noire (appel à des démons). Cette indifférenciation se manifeste chez certains praticiens par un amoralisme quasi total. C’est le cas des satanistes et des lucifériens. Chez eux, la magie sexuelle est une quête de puissance. Il s’agit également de forme de gnose et de technique de réalisation spirituelle, dans laquelle le but ultime est l’atteinte d’un état où la personne et Dieu ne sont plus qu’un.
C’est le cas de la magie prônée par Naglowska : l’Homme est un dieu qui s’ignore et seul un travail « magique » impliquant rites, incantations et diverses techniques sexuelles peut lui permettre de découvrir cet état. On retrouve cette idée chez Crowley, qui en a fait le fondement de sa religion (le « thélémisme »), et chez Evola, chez qui la sexualité permet le dépassement de la dualité homme-femme donnant ainsi lieu à « l’union des contraires ».
Par sa vie aventureuse, par son décès relativement jeune à l’âge de cinquante-trois ans (de quoi est-elle morte ? on ne sait pas), par sa vie mystérieuse et scandaleuse, par sa beauté, Maria de Naglowska est devenue un personnage mythique. Certains ont soutenu qu’elle était morte durant la Seconde Guerre mondiale, déportée par les nazis. Son diable libérateur et émancipateur, en particulier sur le plan sexuel, et sa non croyance en l’existence réelle du Diable la rapproche plus des lucifériens, notamment dans le modèle prôné par l’Église de Satan d’Anton Szandor LaVey (1930-1997). Elle n’était pas réellement sataniste dans le sens où elle aurait voulu détruire le monde.
Ses idées, comme celles de Crowley, Gardner ou de Jack Parsons (1914-1952) ont préparé et ont trouvé un écho important dans les années 1960 et 1970 au sein de la contre-culture californienne et dans le mouvement hippie qui en est né. Toutefois dans le quartier où elle vivait, Montparnasse, elle est surtout restée dans les mémoires en tant qu’organisatrice d’orgies…
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Stéphane François est historien des idées et politologue. Spécialiste des fondations théoriques de l’extrême droite européenne, il est notamment l’auteur de Les Mystères du nazisme : aux sources d'un fantasme contemporain, paru aux PUF en 2015.