Les « Courriers de Paris » : naissance d’un journalisme au féminin
Sous le nom de « Vicomte de Launay », Delphine de Girardin tenait dans La Presse une chronique mondaine au sujet de la vie parisienne. À la fois très conservateurs et très libéraux, ses « courriers » dessinent un portrait de femme privilégiée pendant la Monarchie de Juillet.
Le 29 septembre 1836, les lecteurs du journal La Presse découvrent en première page cette appréciation pour le moins originale de l’actualité récente :
« Il n’est rien arrivé de bien extraordinaire cette semaine : une révolution au Portugal, une apparition de république en Espagne, une nomination de ministres à Paris, une baisse considérable à la Bourse, un ballet nouveau à l’Opéra, et deux capotes de satin blanc aux Tuileries. »
Sous le titre « Courrier de Paris », l’article occupe la partie inférieure de la page, réservée au feuilleton, qui regroupe, à l’époque, des chroniques, des critiques littéraires ou artistiques, des petits récits, des faits divers de toute nature. Pas d’explication ni d’illustration, mais quelques lignes ont suffi pour faire entendre un ton, un style, un esprit, qui tranchent radicalement avec le reste de l’information du jour.
Et la suite est à l’avenant : sur trois pages, le « Courrier de Paris » bavarde, commente, ironise, persifle, sans logique ni hiérarchie apparentes, sautillant de la politique à la chronique, de la mode au théâtre, des salons aux boulevards, ramassant toutes les facettes chatoyantes et contradictoires de la société parisienne.
L’auteur de cet aimable bavardage ? Un certain vicomte Charles de Launay – pour l’heure, inconnu au bataillon. Les lecteurs ont peut-être déjà flairé, sous la ronflante titulature, un pseudonyme – ce type de rubrique appelle souvent une signature à particule, plus ou moins authentique. Personne n’ignore que celle d’Émile « de » Girardin, le fondateur du journal, dissimule une naissance illégitime, tandis qu’un certain Honoré de Balzac a récemment donné, au journal Le Voleur du même Girardin, une « Lettre sur Paris » assez comparable à celle du vicomte.
Mais ces lecteurs devinent-ils, sous le masque, les jupons ? Sans doute pas, à ce stade.
Pourtant, très vite, la rumeur enfle : le vicomte de Launay ne serait autre que la propre épouse du fondateur du journal, Delphine de Girardin née Gay, d’un père receveur général, et d’une mère femme de lettres. Elle a alors 32 ans, est mariée depuis cinq ans, publie régulièrement de la prose et de la poésie, trône au centre du Tout-Paris littéraire et artistique – Balzac, Gautier, Vigny comptent parmi ses meilleurs amis.
Elle est douée, jolie, spirituelle, anime un salon brillant. Mais elle vit en un temps où, malgré le succès de sa contemporaine George Sand – autre pseudonyme masculin… – il reste difficile, pour une femme, de faire carrière dans les lettres, et presque impossible dans le journalisme sérieux. Sous le double subterfuge de la particule et de l’identité virile, les chroniques du « vicomte de Launay » vont donc lui permettre de se réinventer en tant qu’auteure – au point qu’elles demeurent, aujourd’hui, la seule partie encore lue de son œuvre.
Pour comprendre leur place et leur sens, revenons légèrement an arrière : début 1836, l’ambitieux homme de presse Émile de Girardin souhaite lancer un quotidien grand public en cassant le prix de l’abonnement par le recours à la publicité. Un temps, il envisage de s’associer à un autre entrepreneur aux dents longues, Armand Dutacq, mais les deux hommes ne s’entendent guère et finissent par devenir concurrents, en lançant le même jour, le 1er juillet 1836, La Presse pour Girardin et Le Siècle pour Dutacq. C’est le second qui, rapidement, prend l’avantage et Girardin n’arrange pas ses affaires en se battant en duel avec le directeur du journal républicain Le National, Armand Carrel, pour une sombre histoire de diffamation.
Carrel mourut de ses blessures le 24 juillet, l’affaire fit grand bruit, La Presse semblait en péril…. Il fallait trouver un moyen de relancer l’organe.
C’est dans ce contexte que Delphine de Girardin proposa ses services – elle avait, en parallèle, convaincu son ami Balzac, criblé de dettes, de donner au nouveau journal de son mari un roman débité en tranches ; ce serait La Vieille fille, l’un des premiers « feuilletons » littéraires.
Pour elle-même, la tâche ne semblait pas très difficile. Les rubriques de potins parisiens existaient depuis longtemps ; Delphine avait la plume facile, l’expérience du secrétariat de rédaction… Certes, son mari renâclait un peu – forte personnalité, il n’était pas vraiment du genre à lâcher la bride à son épouse... Mais l’on pouvait tenter, ponctuellement, l’expérience. Et la signature du « vicomte de Launay » » pourrait fort bien s’accommoder, à l’occasion, de plumes plus viriles, celles de Théophile Gautier ou d’Alexandre Dumas, par exemple, qui écrivirent sous ce pseudonyme à deux ou trois reprises.
Très vite, cependant, les lecteurs apprirent à déceler, dans le style du « vrai » vicomte, un esprit, un humour, une vivacité, que personne ne pouvait imiter à ce degré de perfection. Et le « Courrier de Paris », acclamé et réclamé de tous côtés, devint un élément central du succès de La Presse.
Lancée à titre de ballon d’essai, la rubrique devait durer jusqu’en 1848, à un rythme il est vrai très irrégulier – sur un total de 175 « Courriers », 80 % furent publiés avant 1842. Dans les dernières années, Delphine avoua souvent sa lassitude de « plumitive » en service commandé. Mais il fallut l’avènement chaotique de la Deuxième République pour tarir définitivement sa verve de chroniqueuse, et jusqu’à cette date, le « Courrier de Paris » forme un merveilleux observatoire sur la société parisienne de la Monarchie de Juillet, à la fois corsetée par l’autoritarisme royal, et superbe d’esprit, de mordant, d’impertinence.
Revenons, justement, à nos deux capotes de satin blanc. Elles signent, d’entrée de jeu, la frivolité assumée d’une gracieuse Parisienne en qui ses amis voient volontiers un arbitre des modes et du « bon ton ».
« Il n’y a de vraiment remarquable que les capotes de satin blanc, parce qu’elles sont prématurées. Le temps ne méritait pas cette injure. Qu’on fasse du feu au mois de septembre, quand il fait froid, bien, cela est raisonnable, mais que l’on commence à porter du satin avant l’hiver, cela n’est pas dans la nature. »
Que ces oukases stylistiques tombent d’une plume masculine n’avait bien sûr pas de quoi surprendre les contemporains – Balzac lui-même n’avait-il pas publié, en 1833, un Traité de la vie élégante, qui faisait autorité ? Mais le vicomte trahissait tout de même dans, ses commentaires, une sensibilité bien féminine. Ainsi lorsqu’« il » remarque, le 1er juin 1837 :
« Les boulevards sont en fleurs ; c’est la saison des jolies femmes, des jolies robes ; chaque parure est un bouquet ; les mousselines roses, les jaconas blancs, les foulards bleus, les taffetas lilas, réjouissent les yeux ; ce ne sont pas seulement des symptômes, aujourd’hui ce sont des preuves de printemps.
Les gros souliers noirs sont remplacés par de petits souliers de peau anglaise, par de petits souliers en maroquin de couleur vernis ; on peut être élégante et aller à pied. »
Ou encore, le 6 mars 1841 :
« Le tulle et les rubans sont si jolis ! On ne porte jamais assez de rubans. En fait d’élégance, ce qui dure le moins est ce qu’il y a de plus riche et de plus gracieux. »
Delphine de Girardin devait contribuer, presque autant que son ami Balzac, à populariser un personnage mis à la mode par la Monarchie de Juillet, celui de « la Parisienne », parangon d’élégance et bon goût, dont elle était elle-même une parfaite incarnation. Un « Courrier » du 12 novembre 1844 résumait le style de la Parisienne par des formules qui font encore mouche aujourd’hui :
« Aussi voit-on, à Paris, beaucoup de femmes très admirées, très aimées, et réellement très aimables, dont la beauté se compose :
D’une charmante robe de soie, nuance amie, forme intelligente ;
D’un soulier virginal ;
D’un petit bracelet sans valeur mais d’un style pur.
D’une bague précieuse, religieusement portée.
D’un beau mouchoir brodé, élégamment déplié... »
Si le vicomte affiche une telle autorité en matière de chiffons, c’est aussi parce qu’il est censé connaître « le monde » comme sa poche – à une époque où, comme l’a bien montré l’historienne Anne Martin-Fugier, le centre de gravité de la vie mondaine se déplace de la cour aux salons, en mêlant gens titrés, grandes fortunes, et talents divers.
Un « Courrier » du 1er février 1840 résume avec un rien d’excès les activités de cette société très privilégiée :
« Les plaisirs se succèdent avec une telle rapidité qu’on n’a pas le temps d’en rendre compte. La soirée commence par une grand dîner que l’on quitte pour aller à un grand concert, d’où l’on s’échappe pour aller à un grand bal. »
Delphine écrivait en connaissance de cause, puisqu’elle-même avait son « jour », et quoique d’extraction bourgeoise, était reçue dans certains salons très fermés du faubourg Saint-Germain. Ce qui lui autorise une aimable familiarité avec les têtes couronnées, par exemple, lorsqu’en juin 1837, la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin vint à Paris pour son mariage avec le fils aîné du roi Louis-Philippe.
« La princesse n’est pas une belle femme dans toute la sévérité de ce mot mais c’est une jolie Parisienne dans toute la rigueur de cette expression.
C’est une beauté gentille comme nous les aimons, jolie figure de capote, joie taille de mantelet, joli pied de brodequins, jolie main pour un gant bien fait. »
Cette tonalité légère peut donner une impression de superficialité assumée, avant tout destinée à la part féminine du lectorat – qu’entendait justement conquérir un journal grand public tel que La Presse. Mais le « Courrier de Paris » ne se résume pas à ces considérations vestimentaires ou mondaines, il traite aussi de l’actualité culturelle, et parfois politique – à dire vrai, il se mêle un peu de tout, non sans trahir, en biais, les goûts, la personnalité, et les penchants de son auteure.
Le 9 mars 1837, Delphine dresse ainsi un véritable panégyrique de George Sand, qu’elle admire profondément :
« L’alliance de M. de La Mennais et de Georges [sic] Sand fait beaucoup parler ; pour nous, à chaque amitié nouvelle de Georges Sand, nous nous réjouissons : chacun de ses amis est un sujet pour elle ; chaque nouvelle relation est un nouveau roman.
L’histoire de ses affections est tout entière dans le catalogue de ses œuvres. »
Elle révèle aussi, au gré de ses commentaires, une sensibilité plutôt conservatrice, qui est celle de son milieu : libéral sur le plan des mœurs et des idées, mais très rétif à tout gouvernement populaire. « Sans doute la révolution de 89 est une belle chose, une généreuse réforme, mais que voulez-vous, nous n’aimons pas les révolutions », a-t-elle reconnu dans un « Courrier » du 4 avril 1847.
Le 24 novembre 1836, la mort récente de Charles X – qui lui avait accordé une pension – est l’occasion d’exalter la monarchie traditionnelle :
« Ainsi, tandis que les partis politiques qui divisent la France proclamant la mort de Charles X, déplorent leurs prétentions évanouies et calculent les résultats de cet événement, nous enfants de l’élégance et de l’harmonie, que les querelles fatiguent et que la politique endort, nous pleurons pour nous-mêmes et sans prétention, le roi de la vieille France, de la France chevaleresque, brillante et poétique, de la France dame de qualité, de la France, enfin, qui n’est plus. »
Hostile aux passions égalitaires, favorable aux privilèges, Delphine n’en reste pas moins le pur produit de la société post-révolutionnaire, capitaliste et industrielle, qui ouvre l’éventail des possibles. Ce qui lui permet d’analyser avec finesse les transformations qui affectent son propre univers, par exemple lorsque, le 18 janvier 1840, elle évoque avec humour la rivalité entre le faubourg-Saint-Germain – quartier de la vieille aristocratie – et la Chaussée d’Antin – celui de la finance et du commerce :
« Nous déclarons à notre tour […] qu’en France il y a toujours eu un grand monde, et que depuis la révolution de Juillet, il y en a deux. […]
Tous deux se méprisent également, et cela précisément à cause de leurs grandes qualités. Le premier dit du second : “qu’il est nouveau !” le second dit du premier : “qu’il est vieux !” »
Mais c’est peut être sur l’enjeu des droits féminins que le faux vicomte adopte la posture la plus ambiguë, feignant d’accepter la subordination des femmes consacrées par le Code civil de 1804, tout en faisant preuve d’une sûreté de jugement et d’un talent d’écriture que bien des hommes auraient pu lui envier. Ainsi lorsqu’elle écrit, dans le « Courrier » du 9 février 1837 :
« L’homme ne demande pas à sa compagne de partager ses travaux, il lui demande de l’en distraire ; l’instruction, pour les femmes, c’est le luxe ; le nécessaire, c’est la grâce, la gentillesse, la séduction : les femmes sont un ornement dans la vie, et la loi de tout ornement est de paraître fin, léger, délicat et coquet ; ce qui ne l’empêche pas d’être en cuivre ou en pierre, en or ou en marbre. »
Est-ce Delphine qui parle, ici, ou le personnage plus conventionnel que prend en charge le « vicomte de Launay » ? Difficile, bien sûr, de dissocier… Assurément, la journaliste était tout sauf un simple « ornement ». Mais si elle eut une carrière hors norme, son succès littéraire demeura relatif et elle resta étroitement subordonnée à son ambitieux mari. Sans doute ces chroniques étaient-elles une forme d’exutoire qui, sous le couvert du pseudonyme, lui offrait une forme de liberté concrètement inaccessible.
Au fil du temps, le journalisme commença au vrai à lui peser, et les « Courriers » se firent plus rares. Les deux derniers, en date en 1848, ne sont qu’une longue litanie contre ce qu’elle nomme le « gâchis » républicain, alors même que son mari avait été brièvement arrêté, et La Presse, interdite de publication.
« Quel dommage… ! Quel dommage… ! Ça va être affreux et ça pouvait être si beau ! » s’est-elle exclamée le 13 mai, avant de clore sa rubrique, le 3 septembre, par ce constat désabusé :
« Pardonnez-nous ou plutôt pardonnez-leur cette littérature d’état de siège. Après quinze jours d’état de siège, on nous renvoie ce feuilleton, vieilli, mutilé, n’ayant plus ni sens ni à propos. […]
On a effacé tous les traits un peu piquants, on a supprimé toutes les idées un peu généreuses… Est-ce donc bien la France, ce pays où il n’est même plus permis d’essayer d’avoir de l’esprit et du courage ? »
Delphine n’avait alors plus que sept années à vivre : elle fut emportée le 29 juin 1855, à l’âge de 51 ans, par un cancer de l’estomac qui la rongeait depuis plusieurs années.
Si la dernière partie de sa vie fut teintée d’amertume, Mme de Girardin eut de tout même la satisfaction de voir publiés, de son vivant, et sous son vrai nom, ses « Courriers de Paris » en volume – d’abord en 1849, sous le titre Lettres parisiennes, pour ceux de la période 1836-1839, puis en 1853, sous le titre Correspondance parisienne, pour la période 1840-1848. Cette montée en gamme de la chronique journalistique témoignait du nouveau pouvoir de la presse, mais aussi de la position avantageuse qu’une femme pleine de talent et d’ambition pouvait espérer s’y tailler.
Si Delphine de Girardin retomba ensuite dans un relatif oubli, elle fait aujourd’hui l’objet d’un regain d’intérêt, tant du côté de l’histoire des médias que de l’histoire du genre et des femmes, pionnière qu’elle a été dans l’invention d’un journalisme « au masculin-féminin ».
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Pour en savoir plus :
Girardin, Delphine de, Lettres parisiennes du vicomte de Launay, Paris, Mercure de France, 2004
Anne Martin-Fugier, La vie élégante ou la formation du Tout-Paris 1815-1848, Paris, Fayard, 1990
Madeleine Lassère, Delphine de Girardin, journaliste et femme de lettre au temps du romantisme, Paris, Perrin, 2003