La bataille des cheveux de Jeanne d’Arc
Quelle coupe de cheveux portait Jeanne d’Arc ? Cette question, qui peut sembler incongrue aujourd’hui, a pourtant fait longtemps couler beaucoup d’encre, avant d’être réactualisée dans l’entre-deux-guerres avec la médiatisation du féminisme.
On le sait grâce aux témoignages du XVe siècle : la véritable pucelle d’Orléans d’Arc a choisi non seulement de porter des habits d’hommes – chose qui lui sera notamment reprochée lors de son procès –, mais de se faire tailler les cheveux au bol, suivant une technique qu’explique l’historien Olivier Bouzy dans le livre Jeanne d’Arc : histoire et dictionnaire :
« On coupe tout ce qui se trouve en dessous du niveau de la frange, on rase la nuque et le tour des oreilles pour aboutir à une sorte de calotte occupant le haut du crâne. »
Toutefois, au XIXe siècle, alors que le culte de Jeanne d’Arc devient central dans la mythologie républicaine puis catholique, impossible de représenter la figure héroïsée avec des cheveux courts. Le tableau Jeanne d’Arc au sacre du roi Charles VII, réalisé par Ingres dans les années 1850 en pleine période de réaction impériale, reproduit en 1901 – voir ci-dessus – dans les pages du Petit Journal, montre la pucelle comme une sainte chrétienne (qu’elle n’est pas encore officiellement) et en conséquence, dotée d’une longue chevelure blonde. Même chose sur la peinture plus ancienne d’Henry Scheffer, L’Entrée de Jeanne d’Arc à Orléans, le soir de la délivrance de la ville, le 8 mai 1429, réalisée en 1843.
Cette vision d’une Jeanne d’Arc aux cheveux longs, seule coupe autorisée pour les femmes à cette époque, est courante. En 1855, Le Journal des coiffeurs détaille ainsi la « coiffure Jeanne d’Arc » :
« Formée par-devant d’un premier bandeau plat et ondulé, tombant au bout de l’oreille, traversé d’un velours ; d’un ruban ou d’un cordon de fleurs et de pierreries.
Le deuxième bandeau représente une rodomengo [sorte de chignon long, NDLR] terminée par une grosse natte très large et très souple, venant sur le cou, tout à fait dans le style Moyen Âge.
Cette coiffure convient à une personne qui est grande, avec un type grec et élégant. »
L’insistance sur les cheveux longs de Jeanne d’Arc amène parfois à des choix surprenants. Ainsi, en 1843, Le Journal des coiffeurs rapporte :
« [À Reims], les jeunes gens de cette ville ont eu l’année dernière une cavalcade représentant l’entrée de Charles VII, à Reims, le jour de son sacre.
Rien ne manquait dans cette fête parfaitement réglée, pas même l’intrépide Jeanne d’Arc, merveilleusement représentée par un beau jeune homme, à la longue et noire chevelure : aucune dame de la ville n’ayant voulu se charger du rôle de l’héroïne… »
Un homme aux cheveux longs, seul capable d’incarner une figure guerrière, comme le sous-entend l’article, en vient donc à jouer le rôle d’une combattante qui arborait une coupe courte.
Mais tout change durant les années 1920. Le féminisme, mouvement qui, comme nous l’avons, vu précédemment, se réclame au même moment de Jeanne d’Arc, progresse, et avec lui l’idée que les femmes doivent devenir maîtresses de leurs corps, donc de leur chevelure. Dans ce sens, la coupe courte associée à l’image des flappers outre-Atlantique, mais aussi à de la pucelle d’Orléans, devient le symbole d’une forme d’émancipation, comme le montre bien cet article publié dans Les Modes de la femme de France le 3 août 1924 :
« La chevelure féminine a préoccupé les hommes, les femmes et les religions. À cause de Schopenhauer, je dirai même qu’elle a effleuré la philosophie. On a versé des flots d’encre, et des flots de sang sur ce sujet ! Les apôtres dés cheveux longs citent lady Godiva, Griselidis, Mélisande, Juliette.
Les partisans des cheveux courts opposent victorieusement Jeanne d’Arc. […]
Les hommes disent :
– Malheureuses ! Vous vous privez d’un des plus sûrs moyens. de nous séduire. Lequel d’entre nous résiste à l’enchantement d’une éclatante sombre chevelure épandue sur de fraîches épaules. Votre mystère, votre féminité, votre faiblesse, votre grâce, tout est enfermé dans vos boucles. Folles ! vous les coupez !
Et les femmes répondent :
– Le voilà bien votre égoïsme habituel. Pour une minute qui vous enchante, il nous faut subir des heures d’exaspération […] ; il nous faut nous recoiffer dix fois par jour, glisser devant chaque glace un furtif regard inquiet. En outre, les femmes travaillent maintenant. »
Toutefois, cette mode ne reprend pas exactement la coupe de la véritable Jeanne d’Arc, jugée sans doute bien trop courte pour l’époque. Comme l’explique un article illustré d’une photo paru dans Excelsior le 14 janvier 1924, la coiffure « à la Jeanne d’Arc » est composé de « cheveux encadrant le visage, franges sur le front. Coupe assez longue dans le cou. Coiffure originale, certes, mais qui ne s’accorde pas avec toutes les physionomies ». Elle se distingue nettement des coiffures dites « à la garçonne » et « à l’éphèbe », plus courtes.
Les cheveux courts permettent donc d’afficher un certain féminisme et sont même plus largement associés à des femmes symbolisant des courants progressistes, voire révolutionnaires. Un article paru dans Le Petit Parisien du 1er décembre 1927 se souvient ainsi de l’arrivée de l’ambassadeur soviétique à Londres en 1918 :
« Je n’avais pas rencontré M. Litvinov depuis un matin de février 1918, à Londres où, le premier dans, la presse, j’étais allé l’interviewer pour le Petit Parisien.
M. Litvinov, dont le gouvernement bolchevique venait de faire son plénipotentiaire dans le Royaume-Uni, s’était installé dans de démocratiques bureaux situés à quelques pas de la gare Victoria, où Mme Litvinov – les cheveux coupés à la Jeanne Arc, déjà ! – était sa principale sinon son unique collaboratrice. »
Faut-il voir dans ce lien tissé entre une militante soviétique et la coupe à la Jeanne d’Arc un moyen de déconsidérer cette nouvelle mode ? Peut-être, surtout que celle-ci fait l’objet le plus souvent d’articles négatifs.
Les coupes « à la Jeanne d’Arc » sont en effet d’abord moquées. Dans Le Journal amusant du 31 janvier 1925, un mari qui laisse son épouse être coiffée à cette mode est tourné en ridicule : chauve, c’est maintenant sa femme qui lui fournit des cheveux et qui semble devenir la personne dominant le couple :
« Tiens, dit-elle, tu ne diras pas que je ne pense pas à toi... je me mis fait couper les cheveux à la Jeanne d’Arc et avec les résidus, je t’en ai fait faire une perruque. »
Le ton n’est toutefois pas toujours aussi badin. Le journal féminin La Femme de France est plus virulent dans son numéro du 1er juillet 1928. Un auteur (masculin) y prend parti contre les cheveux trop courts à la Jeanne d’Arc, déjà à la mode (du moins le pense-t-il) à l’époque révolutionnaire. Et le même auteur d’accuser les femmes qui adoptent cette mode de vouloir, crime suprême selon lui, prendre la place des hommes :
« Ne parlons plus, de grâce, des Garçonnes, des Jeanne d’Arc et des Titus : déjà, en 1798, ces coiffures excessives, indigentes et rases suscitaient l’ironie des foules […].
Comme le souligne excellemment l’un des Maîtres de l’ondulation rythmée, l’erreur des cheveux trop courts où sombra ces derniers temps l’élégance féminine ne favorisait, ni la durée, ni le succès de cette vogue.
Il est coupable et faux de donner aux femmes la coiffure des hommes ! »
Bref, il n’est pas question que les femmes fassent de Jeanne d’Arc le modèle d’une féminité émancipée. Un autre article montre même que ce débat touche aussi certains milieux professionnels prestigieux jadis réservés aux hommes et où les femmes se font désormais entendre :
« Le Palais est tout remué par une nouvelle, explique ainsi Le Siècle du 3 mars 1925. On dit que le Conseil de l’Ordre va proscrire les cheveux courts.
La tradition se réveille. Les avocates – pardon ! – les avocats du sexe féminin n’auront plus droit ni à la coupe Jeanne d’Arc, ni à la Ninon, ni à la Garçonne.
– Quelle misère, dit une belle “dame du Palais”, justement j’allais me taire tondre...
Et comme elle a de magnifiques cheveux noirs, quelqu’un lui souffle :
– Gardez-les longs ! Nos anciens les préfèrent ainsi. »
L’ordre des avocats, profession féminisée seulement depuis 1900, semble ainsi se fermer à toute démonstration apparente de féminisme, avec le soutien de l’auteur de l’article qui ridiculise même la volonté de certaines femmes de s’afficher avec la coupe qui leur plaît – en les accusant, tout simplement, de vouloir se faire tondre. Mieux vaut, conclut-il, continuer de se soumettre aux goûts masculins.
La moquerie et l’interdiction ne sont pas les seules réactions contre les coupes à la Jeanne d’Arc. Les femmes sont en effet peu à peu dépossédées de cette innovation.
Certains journalistes ridiculisent ainsi la nouvelle mode en la transformant en une simple invention commerciale des coiffeurs, les cheveux courts obligeant les femmes à retourner régulièrement dans leurs salons, comme l’explique Aux écoutes le 21 septembre 1924 :
« Coiffeur chic de la rue Boissy-d’Anglas […] Antoine […] a lancé la mode des cheveux courts.
Tout d’abord ses confrères protestèrent. Mais ils constatèrent bientôt que les cheveux repoussent vite et que cette mode amenait beaucoup plus souvent les clientes chez eux.
Alors, ils se turent. »
Pareillement, le très conservateur Gaulois du 7 mars 1925 affirme avec un amusement teinté de mépris :
« Avec cette échelle quotidienne, pas d’ennuis, aucune crainte !
Les femmes passeront chez Figaro tous les matins, Figaro fera de bonnes affaires, et les affaires de l’État ne s’emporteront pas plus mal ! »
Mais très vite, la femme aux cheveux courts, symbole d’une féminité libérée, donc sexuellement disponible, devient un objet de fantasme masculin. Une annonce, parue dans Comœdia le 6 avril 1928, montre bien qu’on attend de ces Jeanne d’Arc qu’elles portent plus les tenues légères des revues du Paris nocturne que les armures des parades patriotiques.
« Demoiselle, taille moyenne, coiffure Jeanne d’Arc, pour assister dans numéro de Music-Hall, France et Étranger ; voyage, pension, costumes payés.
– Écrire avec photo (indiquer l’âge, grandeur et conditions) à M. Krauss, Poste restante, Bureau 113, Paris. »
Aussi, le magazine masculin érotique Le Régiment publie plusieurs dessins de jeunes femmes en partie dénudées et coiffés à la Jeanne d’Arc. Dans le numéro du 6 juillet 1922, on voit l’une d’entre elles, vêtue de lingerie fine, demandant à un coiffeur qui le regarde avec convoitise, de lui couper les cheveux « ni trop longs, ni trop courts... Coupez-les-moi à la Jeanne d’Arc ».
Ainsi, dans l’esprit du dessinateur, se couper les cheveux équivaut presque à se dénuder.
La publication de cette image concorde avec l’annonce de la sortie du célèbre roman érotique de Victor Margueritte, La Garçonne, dont quelques bonnes feuilles apparaissent le 9 juillet dans les colonnes du Figaro. Le livre, qui dépeint les péripéties d’une jeune femme aux cheveux courts accumulant les partenaires des deux sexes, fit scandale, mais se vendit aussi très bien auprès du public masculin avant d’être adapté au cinéma dès 1923 (puis une seconde fois en 1936 avec Arletty).
Comme l’explique l’historienne Christine Bard dans son ouvrage Les garçonnes, modes et fantasmes des Années folles (1998) :
« Autant qu’une mode qui révolutionne les apparences, la garçonne représente un nouveau “type social”, celui de la femme affranchie.
En 1922, Victor Margueritte en donne dans son best-seller La Garçonne un portrait qui provoque l’un des plus grands scandales littéraires du siècle. Non parce qu’il dépeint l’émancipation d’une femme, thème déjà ressassé par la littérature, mais parce qu’il montre une femme de la génération des dancings et du jazz s’adonnant à la drogue et multipliant les expériences sexuelles.
La garçonne résume à elle seule la perte des repères dans le monde de l’après-guerre et devient la métaphore de la ruine de la civilisation. »
Figure déjà tiraillée dans tous les sens, Jeanne d’Arc, ou plutôt cette fois seulement sa coupe de cheveux, est ainsi liée à l’image d’un fantasme que l’on retrouve encore une fois dans les pages du Régiment en octobre 1922.
Mêlée à celui associé à la guerrière et à « l’amazone », cette figure de la garçonne aux cheveux à la Jeanne d’Arc a sans doute joué un rôle, inconscient et inavoué, dans la fascination de nombreux hommes pour la pucelle d’Orléans.
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William Blanc est historien, spécialiste du Moyen Âge et de ses réutilisations politiques. Il est notamment l'auteur de l’ouvrage Le Roi Arthur, un mythe contemporain, paru en 2016 aux éditions Libertalia.
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Pour en savoir plus :
Christine Bard, Les garçonnes, modes et fantasmes des Années folles, Paris, Flammarion, 1998
Olivier Bouzy, « Chevelure, coiffure », in: Philippe Contamine (dir.), Olivier Bouzy (dir.), Xavier Hélary (dir.), Jeanne d’Arc : histoire et dictionnaire, R. Laffont, Paris, 2011, pp. 626-627.