Long Format

Madeleine Jacob, une journaliste en Allemagne nazie

le par - modifié le 11/10/2021
le par - modifié le 11/10/2021

En 1937, la grande reportrice Madeleine Jacob est envoyée incognito par L’Humanité dans une Allemagne aux mains du parti nazi depuis quatre ans. Le témoignage qu’elle apporte aux lecteurs français est sidérant.

Parmi les femmes journalistes célèbres des années trente, il y a une chroniqueuse judiciaire, Madeleine Jacob (1896-1985). Employée au quotidien radical L’Œuvre depuis 1934 où elle acquiert sa totale notoriété, il lui arrive de transposer ses chroniques dans d’autres périodiques, par exemple pour Le Petit journal pendant quelques mois de 1937. Il lui arrive, aussi, de se frotter à d’autres sujets, et de se faire reportrice sportive (sur la « Course au soleil » pour Le Petit journal), reportrice sociale, de guerre ou dans des pays connaissant le joug du totalitarisme.

En 1937, Paul Vaillant-Couturier, rédacteur en chef de L’Humanité, lui propose une collaboration : elle insiste pour que ce soit un reportage en Allemagne. Le décès brutal de Vaillant-Couturier n’interrompt pas le projet, et c’est le directeur du quotidien communiste, Marcel Cachin, qui la contacte pour le mener à son terme. Toujours attachée à L’Œuvre, elle s’empresse de préciser lors du premier reportage de sa série livrée à L’Humanité

« Je ne suis pas communiste. C’est un point que je tiens dès le début de ce reportage à préciser. 

Ce que j’ai vu, je le dirai, comme je l’ai vu, en toute indépendance, sans m’inspirer d’aucune doctrine. » 

Occasion, en même temps, de s’inscrire dans ce qui procède de l’essence du reportage : le regard, fondement de la vérité du journaliste « de terrain ».

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La série qu’elle publie dans L’Humanité s’intitule « L’envers de la grande parade hitlérienne » : elle est composée de dix-sept reportages, publiés entre le 26 décembre 1937 et le 31 janvier 1938.

Elle se rend en Allemagne munie d’un faux passeport, en se faisant passer comme touriste et parfois, comme assistante sociale. Le chapô de la rédaction insiste sur son courage à aller dans ce pays hostile aux mains des nazis :

« Pour les lecteurs de L’Humanité, Madeleine Jacob, dont le nom est connu et aimé entre tous ceux des grands reporters, par l’originalité et la sensibilité de ses enquêtes, n’a pas craint d’effectuer le plus périlleux des voyages d’observation. »

À peine arrivée en Allemagne, elle assiste au discours de Hitler au Westpark, le bois de Boulogne berlinois. Un temps à Berlin, elle se rend aussi à Hambourg, à Munich – où elle visite l’exposition consacrée au communisme, qu’elle avait déjà vue au Reichstag. Près de la frontière autrichienne, elle explore un camp de travail de jeunes filles. Elle pérégrine, aussi, à Essen et à Heidelberg.

Une dizaine de jours après être arrivée outre-Rhin, elle se rendra compte qu’elle est surveillée, ce qu’elle relate dans son reportage du 7 janvier 1938, dixième volet de sa série.

Ce n’est pas le premier voyage de Madeleine Jacob en Allemagne en tant que journaliste (même dissimulée). En janvier 1935, envoyée spéciale de L’Œuvre, elle avait couvert les élections à Sarrebrück. Depuis le traité de Versailles (1919), le territoire de la Sarre était placé sous la tutelle de la Société des Nations, la France disposant de la propriété de ses houillères en compensation des destructions de son propre bassin minier pendant la guerre. Il était prévu qu’un plébiscite aurait lieu en 1935 : la population se prononça à plus de 90% pour l’adhésion à l’Allemagne nazie.

Dans son reportage publié le 16 janvier 1935, Madeleine Jacob avait souligné le désormais obligatoire salut auquel il fallait obtempérer : 

« Sur la chaussée de la Bahnhofstrasse, des hommes ont été postés, çà et là, qui arrêtent de temps en temps les passants et leur enjoignent de crier “Heil” pour le Führer. 

Nul ne saurait songer à ne pas s’exécuter. »

Dans son reportage du 7 janvier 1938, la reportrice rappelle au lecteur de L’Humanité son statut habituel et principal de chroniqueuse judiciaire. Elle ne peut en effet s’empêcher de gravir les marches d’un palais de justice allemand pour aller y assister à une audience. Au tribunal du quartier berlinois de Moabit, elle se heurte au portier :

« J’ai dit Heil Hitler ! Vous n’avez pas entendu, grommelle-t-il ?

– Si, j’ai entendu, mais je suis française, je ne dis pas “Heil Hitler !”. Je dis “bonjour”. » 

Ce passage n’est pas sans nous faire souvenance du récit antérieur d’un de ses confrères, Daniel Guérin (1904-1988), lequel avait entrepris deux périples en Allemagne, d’abord en septembre-octobre 1932 puis en avril-mai 1933, le premier à pied, le second à bicyclette. Il en avait rapporté une série de reportages qui avait été publiée par le quotidien socialiste Le Populaire, sous le titre : « La Peste brune ».

Ce fut le point de départ d’un livre théorique sur le fascisme en Italie et en Allemagne : Fascisme et grand capital (1936). Logeant dans des auberges de jeunesse, Daniel Guérin y était de fait mêlé à la population, et parfois à des membres des Jeunesses hitlériennes. À Essen, le 26 juin 1933, il avait ainsi consigné : 

« Jamais, dans une “auberge de la Jeunesse”, je n'avais ressenti une pareille gêne. J'ai l'impression d'être de trop, de violer un secret. Va-t-on me prier de sortir ?

Non. On fera comme si je n'étais pas là. On me traitera avec un superbe dédain ; on ne cherchera même pas à comprendre ce que peut penser, ressentir un étranger, un homme de l'autre monde, un homme qui ne claque pas les talons, qui dit “bonjour” et non “Heil Hitler !”. »

Car c’est bien dans « un autre monde, un monde fermé, où rien de ce qui compose nos habitudes de penser, de sentir, de combattre n'est plus admis », que le reporter Daniel Guérin indiquait au lecteur pénétrer dans son reportage du 25 juin 1933. Un monde où la tyrannie, un peu moins de cinq ans après lors du voyage de Madeleine Jacob, s’est installée avec une emprise terrible.

Les lieux que la reportrice arpente ou découvre sont décrits avec une précision affûtée, notamment dans son reportage du 13 janvier 1938 ; une précision grâce à laquelle le lecteur ressent l’oppression du totalitarisme :

« À Hambourg, comme à Berlin, comme partout en Allemagne, le placard de “L’Arbeits Front” est appliqué aux portes ou aux vitrines des magasins, indiquant que le propriétaire est membre du Front du Travail. Tous les commerçants sont obligatoirement membres du Front du Travail, mais tous ne l’affichent pas, autrement dit, il y en a qui en sont, sans être plus fiers pour cela. […]

À Hambourg comme à Berlin, comme partout, il y a dans chaque magasin un portrait de Hitler. Mais comme partout aussi, tandis que certains magasins ont placé bien en vue le portrait du Führer, d’autres le cachent honteusement dans un coin sombre. 

À noter que plus un magasin est modeste, moins on a de chance de trouver le portrait du Führer en bonne place. J’apprendrai que ce portrait doit obligatoirement figurer dans chaque lieu public. »

Cette description précise lui permet en outre de montrer que des Allemands tentent de résister, même si symboliquement, au nazisme. Elle choisit alors de conclure sa série de reportages par ces mots :

« […] Sans connaître qui que ce soit en Allemagne, j’ai pu glaner les plaintes non déguisées, les désespoirs, les espoirs de ceux qui ne veulent pas renoncer.

Ce ne sont pas des cas isolés, mais des unités derrière lesquelles il y a des masses : masses ouvrières, masses bourgeoises, masses religieuses, masses d’intellectuels, masses de fonctionnaires.

Et les dirigeants de l’Allemagne hitlérienne savent bien qu’il suffirait que cette opposition se groupât pour ébranler le régime. C’est pourquoi ils travaillent à sa division. »

Mais Madeleine Jacob écrit cette série pour le quotidien communiste L’Humanité, et elle doit par conséquent en épouser sa ligne éditoriale, c’est-à-dire faire en sorte de ne pas désespérer son lectorat, être au diapason du discours d’une possible réaction des masses contre le régime hitlérien.

Toutefois, même si toute sa série insiste sur ces « plaintes », ces « espoirs », elle revêt un ton de résignation où la possibilité d’une lutte est absente. Elle mentionne d’ailleurs parfois que nombre d’Allemands ont dû s’exiler pour échapper à ce qu’est devenu leur pays.

Le 25 juin 1933, dans Le Populaire, on était encore à une autre époque, et Daniel Guérin allait rencontrer ses « frères de lutte », et concluait l’un de ses reportages : 

« Ils sentent que si la fièvre brune est aujourd'hui au sommet de sa courbe, elle ne s'y figera pas. […] La peste brune a passé par là, sans les abattre. »

Le 16 janvier 1935, dans L’Œuvre, Madeleine Jacob se demandait combien de temps l’appel de l’« âme » des Sarrois s’emplirait du nom de Hitler, mais consignait toutefois en conclusion : « Pour l’instant, de ma chambre, je n’entends qu’une clameur sans fin, que rythme, dans le lointain, un bruit de bottes ! »

Le 26 décembre 1937, dans L’Humanité, elle décrit la tyrannie consentie par une partie du peuple allemand, et notamment de ses notables : 

« Hitler passe. Il a la mine satisfaisante d’un homme bien nourri, en pleine force, qui jouit de sa popularité dans une atmosphère d’allégresse et d’amour.

Il a choisi, au hasard dans la foule échelonnée sur le petit chemin qui mène à sa voiture, un, deux, trois visages dans lesquels il plante le regard “führer“ implacable, vide, hypnotique, et qui fige en une fraction de seconde le sang dans les veines des élus, qui reçoivent ce regard comme un sacrement. »

En ce mois de décembre 1937-janvier 1938 où elle tente de tâter le pouls du peuple allemand, elle se rend compte, également, qu’un sujet prédomine en leurs pensées. Ainsi le dernier reportage de sa série s’intitule-t-il significativement « La guerre » : 

« On en parle beaucoup, et on la redoute.

À d’aucuns, elle apparaît comme la seule issue possible à un état de choses chaque jour plus insupportable.

À d’autres encore, elle semble l’indispensable moyen de régler définitivement la question qui tient à cœur tant de nazis : celle des colonies.

Pour le plus grand nombre des jeunesses nazies, s’il doit y avoir la guerre, ce doit être pour opposer un barrage au bolchevisme. »

Moins de deux mois après, au lendemain de l’Anschluss, elle réalisera un reportage pour Messidor, « J’ai vu mourir l’Autriche ». L’Autriche, où elle avait effectué un reportage pour Vu en 1934, deux témoignages parmi de nombreux autres de ses préoccupations politiques internationales. Lesquelles sont souvent, au fil des années, supplantées par de fortes inquiétudes.

 La plume alerte de la reportrice engagée laisse alors parfois éclater sa colère, son agacement… et elle ne rechigne pas à l’expression de l’humour pour donner libre cours à son opinion. D’autant plus quand elle collabore à des périodiques militants, tel La Vague, « Organe de rassemblement révolutionnaire », où elle livre notamment un article de commentaire, le 15 décembre 1936, au moment de l’abdication d’Edouard VIII :

« Nous vivons une époque charmante. Et comme cette bouffée de fraicheur aussi romantique fait du bien, n’est-il pas vrai ?

On s’égorge en Espagne. En France, où l’on ne peut rien cacher, on s’est même attendu, ces jours-ci, à voir par terre le gouvernement. L’Allemagne, l’Italie, le Japon se concertent dans les coins pour s’entendre sur la meilleure manière de nous tomber dessus.

Eh bien, tout cela n’a plus aucune importance. Une histoire d’amour a tout balayé…

Alors, ne peut-on pas dire que nous vivons une époque charmante ? »

Le sarcasme envers ses confrères était sans aucun doute renforcé par ce qu’elle avait vu à l’œuvre dans certains de ces pays, et notamment en Espagne, où elle était allée découvrir ce qui s’y déroulait après le coup d’Etat franquiste. La progression des idées fascistes – au sens large du terme – commençait ainsi à prendre de plus en plus de place dans ses papiers.

Au détour d’une phrase, dans une chronique judiciaire de L’Œuvre du 9 mars 1936, elle consignait avec un humour grinçant : « […] (oui, oui, nous avons aussi nos S.A. en France, ce sont les Sections d’Assaut de M. Jean Renaud) ».

En octobre 1945, Madeleine Jacob sera décoré de la médaille de la Résistance. Elle continuera à exercer sa profession de journaliste et suivra nombre de procès, dont celui de Pétain, dont celui de Nuremberg. « Comme nous l’avions attendu ce procès-là, non seulement depuis la défaite de l’occupant, mais aux pires heures de l’occupation », écrira-t-elle concernant le second dans son autobiographie Quarante ans de journalisme (1970). Ajoutant : 

« Nous pensions à la comparution un jour de ces chefs responsables et cela nous armait de courage pour supporter de vivre. »

Des années après ses reportages en Allemagne, elle y retournait pour assister à la condamnation de ceux qui avaient fait souffrir ce peuple allemand antifasciste ou résigné auquel elle avait offert, en 1938, des traits de dignité.

Pour en savoir plus :

Madeleine Jacob, Quarante ans de journalisme, Julliard, 1970

Anne Mathieu, « Envoyés spéciaux de la guerre d’Espagne », Le Monde diplomatique, août 2016

Anne Mathieu est maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches à l’université de Lorraine, à Nancy. Elle dirige la revue Aden et le site internet Reportersetcie, au sujet  des reporters, éditorialistes, ou commentateurs antifascistes français et étrangers avant et pendant la Guerre d’Espagne.