Quel genre ? « L’énigme hermaphrodite » dans la presse
L’être humain « hermaphrodite » constitue un sujet qui bouleverse les cadres culturels et sociaux rigides des XVIIIe et XIXe siècles, de la médecine à la politique en passant par les arts. La presse d’alors nous permet de saisir les usages, parfois surprenants, de ce terme tabou.
Fluctuations historiques dans le cadre du tabou
« Hermaphrodite » est un mot qui n’est plus vraiment d’usage pour désigner des êtres humains. Sa définition stricte (possession des deux sexes femelle et mâle, fonctionnels pour la reproduction) ne correspond pas à une réalité biologique. Sa définition large est non seulement trop floue, mais elle est aussi considérée comme connotée négativement au moins par une partie des personnes intersexuées.
Cela pourrait sembler surprenant de prime abord, puisqu’il s’agit du nom d’une divinité grecque. Fils d’Hermès et d’Aphrodite, Hermaphrodite suscita l’amour fou de la nymphe Salmacis. Ovide raconta comment elle l’embrassa de force, et le désira tant que leurs corps ne firent plus qu’un. Mais il ne s’agit ni d’une histoire d’amour ni d’une union heureuse : elle se fit contre la volonté d’Hermaphrodite, qui maudit sa transformation en homme « amolli ».
L’histoire d’Hermaphrodite est donc celle d’une masculinité en péril. Il y a encore bien d’autres dimensions et d’autres héritages, en grande partie négatifs, derrière le mot « hermaphrodite ».
Aux XVIIIe et XIXe siècles, « hermaphrodite » s’appliquait en premier lieu aux humains. Il signifiait « qui a les deux sexes » (Dictionnaire de l’Académie française), et était synonyme d’androgyne. Quel que soit le mot, la présence dans un même corps de caractéristiques bisexuelles, surtout génitales, remettait en question l’« ordre » – l’ordre social, l’ordre de la Nature, ou encore l’ordre des représentations qui tend à séparer hermétiquement les catégories pour la fabrique des significations culturelles, et souvent au détriment du réel.
De ce point de vue, l’« hermaphrodisme » se place historiquement sur le plan du « monstrueux », provoquant aussi bien la fascination voyeuriste, que le dégoût ou les peurs.
Dans ce cadre relativement stable, les historiens ont mis en évidence plusieurs évolutions. Entre la Renaissance et le XVIIIe siècle, les créatures hermaphrodites apparaissent en grand nombre, dans une grille de lecture qui mêle héritages antiques et signes apocalyptiques. Le siècle des Lumières est, lui, généralement marqué par une critique accrue des auteurs anciens, et un recul de l’interprétation religieuse des « monstres » humains. L’intersexuation est alors davantage médicalisée, les cas d’« hermaphrodisme » s’individualisent : plutôt que de les considérer dans une longue tradition tératologique, on tend à analyser chaque cas précisément et séparément.
Ce changement coïncide avec l’hypothèse avancée par Thomas Laqueur : on passerait au XVIIIe siècle d’une conception continue des sexes à une séparation nette entre les catégories médicales mâle et femelle. Dans l’ancienne conception, une même nature (mâle, la plus « noble ») s’exprimait à différents degrés, par exemple en fonction des humeurs, de la chaleur (plus grande chez l’homme). La femme était ainsi un homme imparfait, et il existait un continuum dans lequel on pouvait facilement rendre compte des états « intermédiaires ». Au contraire, le XVIIIe siècle rigidifierait les catégories, en les séparant anatomiquement nettement.
Ces évolutions conduisirent à la négation de l’existence de « vrais » hermaphrodites chez les savants du XVIIIe siècle, qui préférèrent l’idée de « caprices de la Nature » donnant superficiellement l’illusion d’hermaphrodisme dans des cas de développement inhabituel des organes génitaux. Le Mercure de France illustre bien cette évolution en résumant une séance de l’Académie royale de chirurgie de 1733 : on n’ose pas encore rejeter l’autorité des auteurs anciens, mais on remet en question l’hermaphrodisme, voire on cherche à « remédier à ces difformitez » :
« Sans nier expressément la possibilité des vrais Hermaphrodites, ce qu'on ne peut faire sans intéresser [c’est-à-dire endommager] la réputation d'un grand nombre d'Ecrivains respectables, [le chirurgien Arnauld] fait sentir combien il est facile de se méprendre dans certains cas. [...]
On trouve dans son Mémoire plusieurs choses dont la connoissance est très-nécessaire à un Chirurgien, soit pour instruire les Juges lorsqu'il s'agit de constater l'état de ceux dont les parties défigurées déguisent en quelque façon le sexe, soit lorsqu'il est question de remédier à ces difformitez par des opérations de Chirurgie. »
Le même périodique, un demi-siècle plus tard, résumait le point d’arrivée de cette tendance, en affirmant que « les modernes ont découvert une chose ; c'est qu'il n'y a point d'hermaphrodites ». Si cette évolution semble globalement valable, il faut indiquer que le schéma de Laqueur a été largement nuancé par les recherches historiques ultérieures. On trouve par ailleurs dès le XVIIe siècle le cas de Riolan, médecin de Marie de Médicis, qui dans un Discours sur les hermaphrodits (à lire sur Gallica) affirmait qu’il n’existait pas de réels hermaphrodites, mais qu’il appartenait à la médecine de découvrir leur « vrai » sexe, et de les opérer en fonction.
Il reste que la négation du « vrai » hermaphrodisme est plus marquée au XVIIIe siècle, s’accompagnant de plus en plus d’un mépris élitiste pour la curiosité que les intersexués pouvaient susciter. Le Mercure de France en témoigne en 1771, dans son rapport d’une séance publique de l’Académie des Sciences de Rouen, « sur un enfant hermaphrodite » :
« L'esprit de vie n'anima que quarante-huit heures cet individu monstrueux & imparfait : erreur de la nature : objet d'étonnement & non pas d'instruction, fait pour contenter une vaine & inutile curiosité par une conformation extraordinaire, plutôt que pour donner matière à des découvertes applicables au reste de l'humanité. »
Cette dénonciation répondait à une réelle fascination pour les cas d’intersexualité. En 1750, le Mercure annonçait que « La fameuse Hermaphrodite, qui depuis trois mois fait tant de bruit à Paris, a été peinte & gravée par le Sieur Gautier » (voir l’image, BIUS). Cette annonce précède le compte-rendu d’une dissertation médicale sur cette personne – la curiosité était là encore compatible avec l’intérêt médical.
Le XIXe siècle, lui, semble accuser davantage l’écart entre « les gens instruits [qui] savent déjà combien ces prétendues merveilles méritent peu de confiance » (au sujet de la naissance d’un « hermaphrodite très bien caractérisé » en 1808), et un voyeurisme de foire, comme celui de cette annonce marseillaise de 1828 :
« Phénomène vivant.
Du sexe féminin, portant une barbe de huit pouces de longueur, favoris et moustaches, âgée de 22 ans [présentant] des signes non équivoques des deux sexes, reconnue par la faculté de médecine comme véritable hermaphrodite.
On peut la voir tous les jours, depuis 9 heures du matin jusqu'à 10 heures du soir, rue Cannebière, n° 44. [...] Prix d'entrée : 50 centimes. »
L’entre-deux sexuel questionnait ainsi non seulement la médecine, mais aussi le statut social : qui y accorde attention, et comment ? Ce positionnement par rapport à la curiosité – rejetée au cours du XVIIIe siècle par l’élite savante comme un phénomène « vulgaire » – appartient au phénomène plus large de remise en question de l’ordre social par la figure hermaphrodite. Cette dimension pouvait donner lieu à la plaisanterie, s’il s’agissait, par exemple en 1705, de rire de l’autorité romaine :
« On a fait à Rome dans un Cloître de Religieuses la rare découverte d'une Nonne Hermaphrodite, & la Congrégation des Evêques & des Réguliers ayant mûrement examiné le cas, je ne puis pas dire si ç'a été après exhibition de pièces, a décidé que l'homme-femme, purgeroit au plutôt la Sainte Cloture de sa dangereuse présence. »
Ou donner lieu à des interrogations juridiques, après la refonte sociétale de la Révolution – comme lorsque Le Constitutionnel, en 1821, tâche de répondre à la question d’un lecteur sur le sujet, ou encore en 1845, quand la Gazette nationale s’interroge sur le silence de la loi à cet égard.
Si la presse peut se faire ainsi l’écho de ces enjeux et de ces évolutions, elle offre également une autre prise sur le phénomène, plus discret, plus profond et plus inédit : celui des valeurs culturelles des emplois du mot « hermaphrodite ». Derrière cet objet disruptif et donc révélateur qu’est l’« hermaphrodisme » perçu, les connotations liées aux usages du mot permettent de redessiner des changements culturels plus larges.
De l’énigme à l’insulte : le trouble et la révolte
Pour qui a un peu l’habitude du moteur de recherche de RetroNews, « hermaphrodite » offre d’emblée une particularité assez rare : le mot est anormalement fréquemment utilisé dans les formulations d’énigmes et de logogriphes (sur ces passe-temps, cf. La naissance de l’Ennui moderne).
« Je suis un composé de contrariétés ;
Hermaphrodite, obscure & claire ;
Ce sont-là, sans me contrefaire,
Mes attributs & mes propriétés. [...]On ne sçait pas d'abord ce que je suis ;
Et si-tôt qu'on le sçait, je fuis... »
La réponse, de façon assez classique, est consultable au numéro suivant. Il ne s’agissait pas seulement d’utiliser des mots homographes à double genre, qui permettent d’ajouter de la longueur et du mystère à la définition – par exemple, La Quotidienne du 14 août 1797 : « Je suis hermaphrodite et d'espèce amphibie [...] Amant de la pudeur et maîtresse des vents », jouant sur la/le voile. Comme le sujet qu’il désigne, le mot « hermaphrodite » se dévoile intimement lié à l’énigme – dont il est également assez souvent la réponse, et non plus seulement l’un des indices :
« Je suis un être indéfini,
Jouet infortuné du sort le plus bisarre ;
Et par un assemblage aussi triste que rare,
Je forme moi tout seul un Tout bien réuni. »
L’hermaphrodite-énigme est ici l’objet d’une certaine commisération : ramené à un malheureux accident de la Nature, l’être désigné par le mot perd la part de divin qu’il pouvait receler dans les siècles précédents, mais suscite au moins la compassion.
Hors du registre de l’énigme, l’adjectif « hermaphrodite » prenait un tour bien différent, et bien plus dépréciatif. L’impertinent (et calviniste) Esprit des cours de l’Europe (1er février 1700), dénonçant les catholiques zélés du royaume de France, rapporta les machinations d’un « jésuite » contre les protestants autour de Bordeaux. Le journal indique que l’insidieux personnage n’était peut-être pas « membre effectif de ce corps hermafrodite, comme on appelloit au[t]refois la Société » : on avait très bien pu le qualifier de « jésuite » car on donnait ce nom « sans façon aux fourbes & aux Hipocrites ». Cette qualification hermaphrodite des jésuites date au moins du juriste Pasquier, qui défendit au XVIe siècle l’Église gallicane opposée à la société de Jésus, qualifiant cette dernière de « Monstre, qui pour n'estre ny Séculier, ny Régulier, estoit tous les deux ensembles, & partant introduisoit dedans nostre Eglise, un ordre Hermaphrodite » (à lire sur Gallica).
Si l’emploi de l’adjectif « hermaphrodite » pour signifier « duplicité » avait donc quelques siècles, son usage semble néanmoins relativement rare dans la presse de la première moitié du XVIIIe siècle.
Les choses changent subitement en 1765 – peut-être sous l’influence de l’actualité judiciaire. Cette année voit en effet la « résolution » de l’imbroglio judiciaire autour du cas de Jean-Baptiste Grandjean, née Anne Grandjean, à Grenoble, 33 ans plus tôt. Intersexué, ayant grandi avec une identité féminine, Grandjean opte à 14 ans pour une identité masculine – reconnue par sa famille et par l’Église. C’est son mariage, à Lyon, qui posa problème : considéré comme femme ayant épousé une femme, il fut condamné au fouet et au carcan pour profanation du sacrement du mariage, échappa à ces tortures en appel, mais se vit contraint de reprendre les habits de femme, avec interdiction de « hanter » son ex-épouse, ou toute autre femme.
1765 voit alors la multiplication de publications sur cette affaire – généralement en faveur d’un traitement plus humain du cas – jusqu’aux pièces poétiques, comme L’Hermaphrodite, ou Lettre [fictive] de Grandjean, à Françoise Lambert, sa femme mentionné par le Mercure de France en juillet de la même année.
Lié ou non à l’affaire Grandjean, on voit bien apparaître la même année un usage apparemment nouveau de l’adjectif « hermaphrodite » dans la presse. Au sujet des innovations dans le domaine des Lettres, le Mercure de France se plaint la même année des modes inventées pour suppléer au défaut de talent, attaquant particulièrement l’écrivain Houdar de La Motte, et le « genre hermaphrodite de la comédie romanesque ». Significativement, l’argumentaire déploie « l’inutilité » de ce nouveau type de combinaisons, qui ne porte « aucun fruit », et « dénature [l]es plaisirs » « stérilement ».
Derrière ces attaques, il semble que l’on retrouve la hantise du XVIIIe siècle de l’action inféconde (comme pour la masturbation), et à travers la défense des « classiques » contre les innovations « modernes », le qualificatif d’« hermaphrodite » présentait l’avantage de cumuler « monstruosité » et stérilité.
De la même façon, Le Courrier des spectacles du 18 octobre 1798 critique une pièce adaptée d'Ann Radcliffe, qui, malgré des qualités, est imparfaite à cause de la nature du sujet (de veine gothique) : « moitié dramatique, moitié merveilleux », c’est-à-dire un malheureux « genre hermaphrodite ». Cette connotation, exprimant à travers l’hermaphrodisme la réunion malavisée de deux genres artistiques, se déclina également pour la musique, par exemple dans le Mercure de France, en 1776, où un compositeur accuse un autre « de confondre [...] le caractère national des François & des Italiens, & de mettre en usage une musique hermaphrodite [dont les airs] ne sont pas convenables pour les grands opéra ».
C’est ainsi que, au moins dans la presse française de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les usages d’« hermaphrodite » semblent élargir librement le champ de significations du mot. Dans le même temps apparaît un autre emploi : « hermaphrodite » est utilisé pour qualifier un auteur travestissant son identité – en 1784, dans le Mercure, un homme se faisant passer pour femme. Cet usage, présent par ailleurs chez Voltaire, reste assez rare, mais retenons qu’il existe, et n’est pas nécessairement négatif. Mais cette dimension, potentiellement moins dépréciative que les autres, allait être bientôt occultée par l’explosion de l’emploi du qualificatif « hermaphrodite » lors des bouleversements de la Révolution.
La radicalisation des positions est un phénomène central du processus révolutionnaire. Dans cette période à la chronologie accélérée, dès lors que l’autorité traditionnelle a été remise en question, la légitimité nouvelle se fonde sur la destruction de l’ancienne, et tenir une position intermédiaire devient très difficile. C’est ici que le vocable renoue avec la tradition du XVIe siècle français, tendu par les luttes confessionnelles, où le mot « hermaphrodite » était utilisé comme insulte politico-religieuse. Dans ce contexte de radicalisation révolutionnaire, « hermaphrodite » allait pouvoir désigner les « monstruosités » duplices des positions non-tranchées. L’emploi s’observe d’abord chez les contre-révolutionnaires – peut-être parce qu’il était plus facile de se sentir trahi pour ceux qui avaient une identité déjà constituée, celle de l’Ancien Régime, plutôt que dans des groupes révolutionnaires mouvants, en pleine formation.
Dès 1790, le Journal général de la cour et de la ville (tendance pro-monarchique) rapporte dans une pièce rimée satirique et fictive comment Barnave et Mirabeau s’insultent copieusement, le premier reprochant au second sa participation à la « Société patriotique de 1789 » (groupe de révolutionnaires modérés attachés à concilier monarchistes libéraux et républicains), qu’il appelle « club hermaphrodite ». Pour aviver les tensions entre ce club et les Jacobins, et/ou par mépris pour ces semi-royalistes, l’insulte revient dans le même périodique en 1791, cette fois sans le détour d’une pseudo-citation.
Après le club de 89, la cible devient les « monarchiens », partisans d’une monarchie constitutionnelle à l’anglaise. Encore une fois, ce sont les contre-révolutionnaires qui attaquent : pour le Journal de la contre-révolution, les monarchiens sont une « engeance d'hermaphrodites », « secte d’intermédiaires », « charlatans », « intrigants de l'espèce la plus vile ». La dénonciation se retrouve plus tard dans le Journal général de l’abbé Fontenai contre « le parti de ces Révolutionnaires hermaphrodites » (novembre 1791). Le monarchien est un « être politiquement hermaphrodite », « composé de lâches déserteurs des deux autres partis » ajoute le même journal en 1792.
Le clergé constitutionnel fut également visé par ce mot (re-)devenu insulte. Le Journal de la cour et de la ville en avril 1791 persifle ainsi sur l’élection de l’octogénaire Pacareau à Bordeaux, qui avait embrassé la révolution et prêté serment :
« Le sexe du nouvel évêque qu'on vient d'y fabriquer, n'est pas très-décidé [...] il est au moins hermaphrodite. »
Cette utilisation invective d’« hermaphrodite » apparaît également de l’autre côté de l’échiquier politique, peu après la scission entre Jacobins et Feuillants et la fusillade du Champ-de-Mars. Chez les Jacobins (Courrier de Paris..., août 1791), Vadier furieux rappelle qu’il a « voué une haine immortelle aux tyrans [et] à cette race hermaphrodite de tièdes ou d'impartiaux » – sur ce terme et une autre représentation de la duplicité, sous la forme de caricatures janusiennes, voir la bonne feuille de Pierre Serna.
On dénonce encore les pièges contre-révolutionnaires que gobent « les tièdes, les hermaphrodites du civisme » (Annales patriotiques). La rhétorique jacobine radicalise encore l’insulte en 1792, en filant la métaphore de la mollesse et de l’infécondité : elle raille les modérés qui « ne sont modérés que par défaut d'énergie ; qui parlent de liberté comme les musiciens du pape parlent d'amour ; vrais Calpidgi de la constitution ». Calpigi était personnage d’un opéra de Beaumarchais : un eunuque gardien du sérail.
Ce recentrage sexuel de l’insulte était destiné à devenir l’une des composantes des usages postérieurs du mot.
De l’insulte au sublime : vers une réhabilitation partielle de l’« hermaphrodite »
Cette tendance à la mise en avant de l’hermaphrodisme comme masculinité génitale menacée semble en partie liée à la guerre. Barère, depuis le Comité de Salut Public, en pleine Terreur, oppose la jeunesse idéale et militaire de la nation aux Muscadins, ces jeunes anti-révolutionnaires qui affichaient leurs convictions par leur costume et leurs manières : « espèce particulière et dégénérée,[...] caste hermaphrodite et efféminée qu'aucun Peuple libre n'osera jamais dénombrer dans son utile population » (Gazette nationale, 3 juin 1794).
Même son de cloche patriotique sous la plume (sans doute fictive) d’un conscrit en 1799, qui loue les mâles soldats « gaiement » acquis « aux jeux guerriers », couverts d’honorables cicatrices, et dénigre « les vains plaisirs de cette jeunesse hermaphrodite, qui, sans âme comme sans sexe, préfère un indigne repos à l'honneur de s'associer à nos guerriers ». (L’ami des lois).
Cette focalisation génitale correspond au schéma de l’historien T. Laqueur sur un XVIIIe siècle qui essentialiserait le genre, avec comme corollaire une division « naturelle » des tâches selon le sexe. Rousselin, dans un discours sur la différence entre vraies (les Jacobins) et fausses sociétés révolutionnaires (les autres), évoqua en 1794 les « vices de composition » de ces dernières. Plutôt que de rassembler les « patriotes vigoureux et purs » :
« En admettant les femmes, on a mis le comble au désordre. Ce n'est plus seulement la saine politique, c'est la nature même qu'on blesse.
On appelle Société fraternelle, une Société hermaphrodite où les citoyennes sont déplacées, où elles ne se contentent point d'être remuantes, spectatrices, mais actrices déhontées [...]
Douces et foibles créatures, aimables compagnes de l'homme, respectez les bornes qui vous séparent de lui quand il discute les destinées de la Nation. »
Cette essentialisation génitale semble avoir conduit l’usage politique du mot vers une dimension corporelle grotesque au début du XIXe siècle. Le député de l’opposition Casimir Périer fit ainsi bien rire la Chambre des députés, lorsqu’il dénonça les limites imposées sur la liberté de la presse en 1822. Certes, le nouveau ministère de Villèle est liberticide, mais au moins peut-on voir l’ennemi plus clairement, dit-il en substance. Son attaque joue assez librement sur l’hermaphrodisme et la sodomie passive :
« Je préfère [le ministère actuel] à ce ministère hermaphrodite (on rit) qui a été culbuté [...].
Depuis que ce ministère a disparu [...] nous avons l'ennemi en face ; tant mieux (nouveau rire). »
Quelques semaines plus tard, l’évocation dans la même chambre d’« êtres hermaphrodites, à la fois pairs et députés » provoqua un « Rire universel » (avril 1822). D’insulte politique forte sous la Révolution, « hermaphrodite » est devenu un terme dépréciatif et comique sous la Restauration, et au-delà – on retrouve un épisode semblable en 1835.
Si l’homme politique hermaphrodite fait rire, la désignation « hermaphrodite » pour les femmes reste davantage dans le cadre de la remise en question de l’ordre « naturel ». La Quotidienne, en 1845, entama une chronique sur les femmes poètes – un domaine qui connaissait moins une limitation de genres qu’une différenciation entre les genres (les émotions, la finesse du côté féminin ; les grands sujets, la rudesse de l’autre). Le journal regrette qu'il lui faudra parler parfois « de ces pédans hermaphrodites qu'on nomme femmes savantes, et nous serons bien loin de les offrir comme des modèles. [...] La femme ne doit pas gaspiller les dons de Dieu à la poursuite d'une étoile ou d'un problème de chimie. »
Il ne faut pas croire que cette manière de voir fût réservée à la droite de l’échiquier politique. En 1849, l’un des rédacteurs du journal Le Peuple faisait part de ses inquiétudes quant à « la question de l'émancipation des femmes […] en ce moment diversement appréciée par les socialistes ». Gare, si l’on va trop loin et qu’on oublie, dit-il, la « différence de nature » :
« Socialistes, mes frères, prenez garde ! L'affranchissement des femmes que vous rêvez ne vous donnerait que des hermaphrodites. »
C’est dire qu’il faut relativiser la dernière évolution que la presse nous donne à voir dans les années 1830-1840 : une réhabilitation partielle de la valeur culturelle de l’hermaphrodite.
Depuis que « le christianisme est descendu dans nos mœurs avec ses rudes austérités », regrette la revue parisienne Vert-vert en 1837, on a oublié que « l'hermaphrodite est au contraire le plus beau rêve des Grecs » dans l'art. En 1840, le Sémaphore de Marseille faisait une critique dithyrambique d’un chanteur italien capable de chanter tour à tour avec une voix d’homme ou de femme, « l'artiste musicalement hermaphrodite n'a jamais été un instant ridicule dans cette audacieuse transformation ». En 1846, c’est le Tintamarre qui vante un concert mêlant musique et fleurs, qui « a plongé le public dans un ravissement à la fois doux et hermaphrodite ».
Ces occurrences ne sont pas légion, mais elles sont remarquables : ce sont les premières, au moins dans le large fonds de RetroNews, à présenter la notion d’« hermaphrodisme » comme une richesse positive. À quoi pouvait être dû cet emploi inédit ? Les éléments sont sans doute trop peu nombreux pour permettre une affirmation, mais laissent la place à l’hypothèse que ce retournement de connotation est au moins en partie dû à la fascination exercée par George Sand. C’est à son propos que le ton du mot change dans la presse, en 1836, dans Le Constitutionnel : le périodique évoque « son style hermaphrodite, vigoureux et flexible, viril et tendre, correct et désordonné » ; George Sand qui peut être simplement appelée, un an plus tard, « l’illustre hermaphrodite », dans Le Figaro ; voire, en 1841, « génie hermaphrodite » dans Le Commerce.
Les représentations et métaphores entourant l’hermaphrodisme permettent d’appréhender les fascinations et les angoisses face à ce qui échappe à une binarité nette, surtout sexuelle – mais pas uniquement : on y trouvait le moyen de rendre compte (et majoritairement de rejeter) l’évolution et la complexification, avant tout des paysages politique et artistique. Et l’heuristique virtuelle rendue possible par un outil comme RetroNews ouvre la voie aux études transcontextelles de ces évolutions culturo-linguistiques.
Il reste beaucoup à explorer sur les représentations liées à la figure hermaphrodite, du monstre de l’autre monde à l’idéal artistique, en passant par la radicalisation de l’insulte politique : révélateur culturel qui échappe à une analyse limitée au seul champ médical. De ce point de vue, l’avertissement d’un logogriphe, en 1800, vaut aussi pour l’historien :
« Je suis ce que vous pouvez être,
Et suis ce que vous n'êtes pas [...]Sur-tout, souvenez-vous que tel croit me connoître,
Qui le premier peut s'y tromper. »
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Pour en savoir plus :
M. Closson (dir.), L'Hermaphrodite de la Renaissance aux Lumières, Garnier, 2013
P. Graille, Le Troisième sexe. Être hermaphrodite aux XVIIe et XVIIIe s., Arkhê, 2011
Dominique Godineau, Lynn Hunt, Jean-Clément Martin, Anne Verjus et Martine Lapied, « Femmes, genre, révolution », in : Annales historiques de la Révolution française, oct.-déc. 2009 (358)
T. Laqueur, La Fabrique du sexe : Essai sur le corps et le genre en Occident, Gallimard, 1992
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Anton Serdeczny est historien, docteur en histoire de l’EPHE. Il est l’auteur de Du tabac pour le mort, une histoire de la réanimation, paru aux éditions du Champ Vallon en 2018.