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La mythologie du Bébé Cadum, star des savons français

le par - modifié le 13/01/2021
le par - modifié le 13/01/2021

Phénomène « pop-culture » avant l’heure, le sympathique nourrisson au visage poupin, emblème de la marque Cadum, apparaît pour la première fois dans les journaux avant la Grande Guerre. Dès lors, il ne quittera plus jamais l’imaginaire français.

Le Bébé Cadum fait partie de l’imaginaire de la publicité française, au même titre que La Vache qui rit ou le Bibendum Michelin. Leur image s’est ainsi substituée au produit qu’il représente, devenu aussi l’un des symboles de la marque qui les a conçus. Ils sont présents dans les mémoires et parfois encore sur les murs des villes, à travers des peintures écaillées. Chacun a une histoire spécifique.

Celle du Bébé Cadum commence avec la création du savon Cadum en 1907, né de la rencontre entre un industriel américain, directeur d’une compagnie de produits chimiques (Michaël Winburn), un apothicaire du quartier de l’Opéra (Louis Nathan) et une agence de publicité. La marque Cadum qui est déposée, désigne alors des produits pharmaceutiques.

Le nom vient du Cade (l’un des composants), mot provençal pour appeler un genévrier qui pousse dans le Midi. Les premières publicités, fondées sur des techniques marketing modernes, montrent d’ailleurs la photographie d’un homme se grattant et celle d’une maman soignant sa fille. Le savon Cadum est alors surtout utilisé comme une pommade qui promet de guérir « boutons, dartres, et toutes affections de la peau ». Il se vend donc en pharmacie.

Mais très vite, dans le projet des concepteurs, il s’agit aussi de démocratiser l’hygiène, en utilisant un savon, « objet » jusque-là réservé à une clientèle aisée. Dans la presse, se multiplient alors les articles attestant tout d’abord du triomphe médical de ce remède miracle contre l’eczéma, l’acné, le psoriarsis, les furoncles, les croûtes de lait, et j’en passe.

A partir de 1912, des courts articles, qui ressemblent furieusement à des publicités déguisées, évoquent ce savon qui ne dessèche pas la peau et ne donne pas de maladies comme les autres « mauvais savons ». La même année, dans la revue La Mode, la jeune chanteuse Mistinguett déclare dans une interview :

« Je ne me rappelle pas d’avoir employé un savon qui m’a procuré une sensation plus agréable que le Savon Cadum. »

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Aussitôt, la marque en fait une égérie. Elle reprend ses propos sous la forme d’encarts publicitaires, eux aussi déguisés, largement diffusés dans les années 1910 et 20. Seul le portrait de l’artiste change avec le temps. Elle n’est d’ailleurs pas la seule vedette de l’époque que la marque sollicite. Le savon Cadum devient en effet le « savon adopté par les plus grandes vedettes et les plus jolies artistes de la capitale ».  Il est vanté sur de pleines pages des journaux.

La marque a entre-temps embauché le peintre sarthois Arsène Le Feuvre (1863-1936, par ailleurs futur maire du Mans), pour des publicités destinées à l’exportation. En 1912, elle lui demande de réaliser une affiche publicitaire pour l’Hexagone. C’est sous ses pinceaux qu’apparaît le bientôt célèbre bébé, joufflu, potelé et souriant.

On le voit sur une serviette de bain, devant une petite baignoire, avec à côté de lui le fameux « savon Cadum pour la toilette ». L’artiste, qui aurait utilisé des photographies de son fils bébé, reprend sans doute en partie la tradition photographique des photos de petits enfants nus sur des coussins. L’image s’inscrit dans une France où la natalité stagnante depuis deux décennies fait partie des préoccupations, notamment en comparaison avec le dynamisme démographique de l’Allemagne.

Il faut cependant avouer que tout le monde n’apprécie pas la représentation proposée par le peintre pompier, pas plus que le marketing agressif de la marque. Peut-être le bébé est-il trop blond, trop bien portant ?

Temporairement, la guerre va donc en faire un Allemand ! En juin 1918, le peintre Poulbot évoque un projet d’avant-guerre de fabriquer « dix-huit mômes et mominettes », des poupées (baptisées Les Poulbottes par Henri Lavedan) qui devaient être créées pour remplacer « les horreurs Made in Germany ». La guerre empêche le programme d’aboutir. Il s’agissait pourtant de mettre « dans les bras des petites mamans, à qui le Père Noël n’apportait plus que d’affreux bébés Cadum, une progéniture à leur image… » Le peintre espère ainsi qu’après le conflit ses « petites poupées françaises » pourront être « bercées entre les bras de leurs petites mamans françaises ».

Quelques mois auparavant, ce sont les campagnes d’affichage de la marque qui ont provoqué le courroux de journalistes français, dans un contexte patriotique où tout est bon pour faire feu sur l’ennemi. Après la rumeur du « lait empoisonné » distribué par Maggi-Kub au début du conflit, c’est le tour du Bébé Cadum, pourtant déposé en tant que marque française au début du conflit. Ses affiches de grande taille sont alors peintes sur les murs par des peintres-décorateurs, devant les yeux du public. Ainsi, devant celle de la place de Clichy, L’Intransigeant du 22 mars 1917 s’exclame :

« Ce n’est pas la première fois que nous nous étonnons d’une publicité qui paraît avoir emprunté à la manière boche le goût voyant de cet enfant trop rose et trop gras semblable à une saucisse de Francfort. »

D’où provient l’association entre Cadum et l’Allemagne ? De la Société européenne de publicité, avec laquelle travaille la marque, qui vient, selon le journal, d'être mise sous séquestre comme allemande, justement à la suite d’une campagne menée contre elle par L’Intransigeant. En 1915, rappelle le journaliste anonyme, Cadum avait alors tenté de faire taire ses détracteurs en envisageant que la peinture érigée à côté du Moulin-Rouge, ne porte plus « que la tête du bébé et non plus le corps ». Ce n’est pourtant toujours pas le cas, proteste à nouveau le quotidien :

« Pour se mettre au goût français, la Société Cadum doit comprendre que ce n’est pas à Berlin qu’elle doit chercher des leçons de goût. »

De toutes les façons, la “mode de ces « ‘Kolossales’ affiches est boche » ! Or, ces Bébés Cadum qui se « dressent, bouffis et inesthétiques ». « Paris n’en veut pas ! Paris finira par se fâcher ! » éructe sans doute le même journaliste, quelques jours avant l’armistice. En effet, comble de l’horreur, la marque a même réussi à les faire placarder sur les palissades d’un immeuble détruit par les bombes de l’ennemi, en écrasant par leur taille « de timides affiches pour l’Emprunt » français !

Est-ce pour cela que les publicités vont se centrer sur le buste ou le visage poupin du poupon à partir des années vingt ? On le retrouve alors plutôt dans sa baignoire qu’en dehors.

En 1919, la marque semble avoir rétabli sa réputation, sans doute finalement peu entachée par cette campagne. A cette époque, il paraît encore urgent de faire remonter le taux de natalité dans un pays où plus d’un million d’hommes sont morts au combat. Ces campagnes publicitaires, fondées sur une progéniture souriante et éclatante de santé, s’inscrivent dans l’air du temps nataliste. Le savon est reconnu comme le plus doux pour la peau des bébés, dur et durable économiquement.

De fait, on l’associe aussi à la beauté pour les mamans, comme en témoigne cette lettre ouverte au Bébé Cadum publiée en 1934. Par ailleurs, depuis 1910, les murs de Paris, de certaines villes de province et même de Bruxelles se sont effectivement couverts d’immenses peintures publicitaires dont certaines, encore aujourd’hui, ont résisté au temps (à Paris, au no2, rue du Faubourg Montmartre notamment). Dans les années vingt, beaucoup plus massives, ces campagnes d’affichage sont perçues par une partie de la presse comme une véritable « colonisation » du paysage urbain, y compris en Algérie.

Le Bébé Cadum est, dès lors, mis à toutes les sauces. Il incarne une expression de la vie courante dont le sens varie selon les auteurs. On le rattache aussi à un nombre considérable de personnalités. En 1917, l’éditeur Bernard Grasset y recourt pour en faire un synonyme d’un génie précoce, comparant ainsi Raymond Radiguet à un « Bébé Cadum de la littérature ». En 1925, Michel Marty, le frère du mutin de la mer Noire, charge le millionnaire Jules Pams, « banquier du Bloc des Gauches », et parrain, selon lui, du « Bébé cadum-Bloc national » en 1919.

Le Bébé apparaît également dans des romans, des poèmes ou au théâtre (Bébé Cadum pompier, montée en 1925 aux Bouffes du Nord, puis en tournée en province)... Dans les années vingt, les surréalistes en font l’un de leurs fils adoptifs. On l’invite aussi dans une réflexion sur l’art lors de l’exposition des Arts décoratifs de Paris en 1925.

S’il est le plus souvent synonyme de dodu, potelé, il incarne aussi une éternelle jeunesse dont on peut se moquer. Parfois, il personnifie, au même titre que les colonnes Morice, les « autobus cahotants », les « taxis pressés », « les lamentables spectacles », une modernité urbaine qu’on rejette au profit d’un idéal agresque et xénophobe.

Sa popularité est si rapide, que dès 1913, le bruit court que le fils de la célèbre danseuse Isadora Duncan qui s’est noyée dans la Seine, serait le vrai bébé Cadum… La marque réagit immédiatement avec des inserts publicitaires qui proclament :

« Regardez les bébés Cadum vivants ! et vous emploierez ce savon. »

La rumeur ressurgit après la guerre, où le Bébé Cadum devient même le fils du Soldat inconnu, voire le célèbre inconnu lui-même… En 1924, il va inspirer la sœur du cinéaste Jean Epstein qui en fait un mélo, L’Affiche. Cette dangereuse filiation mortelle, on la retrouve à nouveau quand meurt le petit Lindbergh, le fils du célèbre aviateur qui fut kidnappé et assassiné en 1932. En 1937, c’est cette fois un anonyme, Freddy, qui apparaît dans le magazine Marie-Claire comme « L’enfant qui ne grandira pas ». Ce bébé est un « enfant Cadum », mort par la suite, dont la mère retrouve le visage sur les grands panneaux publicitaires parisiens. Face à sa souffrance et ses protestations, relate le magazine féminin, l’industriel a pourtant refusé de modifier l’image de son bébé :

« On n'allait pas tuer pour cela le bébé Cadum, qui faisait vendre, d'un pôle à l'autre, des millions de savons, de pommades et de sels pour le bain.

Et voilà pourquoi, bien des années après, on rencontre parfois, devant l'affiche toujours éclatante, une femme encore en deuil. »

En 1924, Cadum a en effet lancé un concours de photographies du plus beau bébé de l’année. Le premier bébé couronné s’appelle Maurice Obréjan. Français né d’un père roumain et d’une mère polonaise, il sera déchu de sa nationalité par Vichy parce qu’il est Juif. Résistant et déporté à Auschwitz, il conservera toute sa vie le surnom de « bébé cadum ». Par la suite, comme beaucoup d’autres marques (Nestlé, Banania, le lait Gallia), l’entreprise participe aussi à ces concours régionaux ou nationaux du plus beau bébé de France et de Navarre.

L’histoire du « vrai Bébé Cadum » continue après-guerre, avec une véritable bataille pour en revendiquer la « paternité ». En 1956, dans le magazine France-Dimanche lancé dix ans plus tôt et qui opère alors un véritable tournant pour parler surtout de la vie des stars, le fils de Le Feuvre proclame :

« Le Bébé Cadum c’est moi ! »

A la même époque, l’entreprise reçoit de nombreuses photographies d’enfants se présentant tous comme les véritables bébés Cadum. Enfin, c’est également le fils du directeur commercial de la société Cadum qui revendique ce statut.

Mais le Bébé Cadum est aussi un des symboles d’un capitalisme moderne combattu par la gauche et l'extrême gauche communiste. En 1922, le Bébé Cadum gagne un procès contre des afficheurs et des colleurs de l’Union des syndicats CGT, qui ont barbouillé de colle le « Bébé Cadum, la Boulonnaise, le Bouif, la Marquise, la Brosse à dents et le Lutin… ». 

En 1924, Georges Chennevière ironise dans L’Humanité contre les affiches Cadum, qui fait qu’un étranger visitant Paris « peut aisément prendre le bébé Cadum pour une victime de l'alcoolisme, Mistinguett pour une pâte dentifrice et le cherry de mon chéri pour un cartel électoral ».

Sa figure rebondie est par ailleurs opposée par les communistes à celles des enfants issus des classes populaires. En 1929, en dépeignant un « drame de la misère dans un pays capitaliste », L’Humanité, évoque ainsi les enfants d’une famille populaire « condamnés à végéter dans une roulotte » :

« Nous les avons vus. Tous les cinq. Le vrai gosse du Paris sans air. 

Pas grassouillets, pas ‘Bébé Cadum’ pour un sou. » 

En 1935, le magazine communiste Regards dénonce ouvertement l’entreprise, dont l’usine est établie à Courbevoie : 

« Le Bébé Cadum donne du travail, de la sueur, de l'anémie et de la tuberculose à quelques centaines d’ouvrières.

Le Bébé Cadum a donné des millions à M. et Mme Rafaël Winburn, ses parents. »

Après-guerre, il reste bien sûr une expression courante. Mais, s’il apparaît dans les commentaires de Marie-Louise Barron, journaliste pour L’Humanité sur le Tour de France 1948, qui surnomme – comme d’ailleurs on surnomme un certain nombre de sportifs de la même période – Bébé Cadum le coureur Impanis, ou chez Simenon dans un  épisode de Maigret en 1952 (Le Revolver de Maigret), les campagnes publicitaires centrées sur le Bébé Cadum ont cependant été mises en sommeil pendant la Seconde Guerre mondiale.

L’heure n’était sans doute plus à l’optimisme souriant proposé par le nourrisson potelé… 

Par ailleurs, en avril 1943, une loi qui devait permettre d’éviter les excès de la publicité par l'affiche a été votée. Conforme à l’idéologie passéiste de Vichy, la presse autorisée juge, comme Le Soir dans les années vingt, que ces affiches géantes défigurent « les campagnes et les plus beaux sites de France ». C’est en particulier celles du « Bébé Cadum s'étalant sur les pignons de la ville », qui sont visées. On veut donc réduire les formats d’affichage et prévoir une « présentation dans des panneaux réservés ». « Il y va de la beauté de la France » s’exclame alors Comœdia.

Cette réglementation se renforcera après la guerre, où le bébé sera remplacé par des images de mère avec un enfant, anonymes et sans cesse renouvelées. Son image originale restera malgré tout encore longtemps sur l’emballage du savon Cadum. La marque est entre-temps tombée dans l’escarcelle de l’Américain Colgate-Palmolive – la marque appartient aujourd’hui à L’Oréal –, et la concurrence entre les savons fait rage. 

Une décennie plus tard, réellement patrimonial, il apparaîtra dans le livre de Georges Pérec Je me souviens (1978) avant d’entrer dans Le Robert.

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Pour en savoir plus : 

Michel Wlassikoff, Jean-Pierre Bodeux ; préf. de Gérard Miller, La fabuleuse et exemplaire histoire de Bébé Cadum, 1990.

Myriam Boucharenc, « La vérité sur Bébé Cadum », in : Alison James et Christophe Reig (dir.), Frontières de la non-fiction. Littérature, cinéma, arts, PUR, 2014

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Rachel Mazuy est historienne, chargée de conférences à Science Po et chercheure associée à l’Institut d’histoire du temps présent. Elle travaille notamment sur l’histoire du mouvement ouvrier et celle de la Russie soviétique.