Très vite, les auteurs contre-révolutionnaires ne se contentent pas d’une simple analogie. Afin de voir la Révolution comme le fruit d’une conjuration ancienne, qui plus est née dans les méandres d’un Orient souvent regardé avec un air de soupçon, certains n’hésitent pas à affirmer que les jacobins et les francs-maçons seraient des descendants directs non seulement des templiers, comme nous l’avons vu dans un précédent article, mais aussi des assassins du Moyen âge, période perçue comme « barbare ».
Les premiers textes diffusant cette idée d’un complot maçonnique, comme Le tombeau de Jacques Molai ou Histoire secrète et abrégée des initiés, anciens et modernes, de Charles-Louis Cadet de Gassicourt paru en 1796, évoque ainsi sur plusieurs pages les liens unissant les templiers et les maçons aux assassins. Même chose pour le livre du jésuite Agustin Barruel, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, publié un an plus tard, dans lequel l’auteur prophétise qu’un jour :
« Le Vieux de la Montagne, le dernier Spartacus, pourra sortir lui-même de son sanctuaire ténébreux […].
Il n’existera plus empire, ni loi ; l’anathème prononcé sur les nations […] aura réduit en cendres nos autels, nos palais & nos villes. »
En plus de développer une rhétorique apocalyptique propre à terrifier ses lecteurs, comparer les jacobins aux assassins permet ce membre de la compagnie de Jésus de rejeter sur ses adversaires une image négative longtemps accolée à son ordre. André Loriot, franc-maçon, ne fera que lui rendre la pareille un siècle et demi plus tard.
La manœuvre réussit, d’autant que l’ouvrage de Barruel devient vite un texte fondateur du complotisme moderne. Désormais pour les auteurs réactionnaires, comparer les républicains et les francs-maçons aux troupes du « vieux de la montagne » est un moyen simple de les disqualifier. Alors que les monarchies restaurées après le Congrès de Vienne craignent des soulèvements républicains, Joseph von Hammer-Purgstall, auteur autrichien qui, avec son Histoire de l’ordre des assassins (1818) vite traduit dans de nombreuses langues, popularise encore plus l’idée qu’il existerait une filiation entre les révolutionnaires et les nizârites.
À un lectorat conservateur craignant que l’Europe des souverains restaurée soit de nouveau secouée par un élan républicain, il explique ainsi :
« Après la chute d’Alamout, [les assassins] tachèrent de conserver, sinon une puissance politique, du moins une influence cachée.
La constitution de la loge du Caire, la série graduée des initiations, les dénominations de maîtres, de compagnons, d’apprentis, la doctrine publique et la doctrine secrète, le serment d’obéissance passive, nous retrouvons tout cela dans ce que nous avons vu, lu ou entendu de nos jours, sur les sociétés secrètes qui ont été les instrumens [sic] de tant de révolutions, et si nous cherchons des comparaisons dans l’histoire moderne, nous verrons que la procédure des tribunaux secrets de plusieurs ordres d’Allemagne offrait aussi quelque ressemblance avec celle de l’Ordre des Assassins. »
On le voit ici, l’auteur emploi à dessein pour décrire l’ordre des assassins d’un vocabulaire (« loge », « maîtres », « compagnons », « apprentis », « initiations ») rappelant fortement celui des instances maçonniques afin d’entretenir la confusion entre ces deux mouvements qui n’ont rien à voir, tout comme l’idée même d’un « ordre » d’assassins, permettant le rapprochement avec « l’ordre du Temple ».
On retrouve un propos similaire à la fin du XIXe siècle. Léo Taxil, grand promoteur de la thèse du complot maçon, publie notamment en 1886 Les Mystères de la Franc-Maçonnerie, ouvrage illustré où les assassins, comme les templiers, sont qualifiés de « précurseurs de la Franc-maçonnerie ». L’une des images dépeint d’ailleurs l’anecdote rapportée par Bernard le trésorier, avec une variante encore plus sensationnaliste :
« Le vieux de la Montagne ordonne à l’un de ses fédavi de se plonger un poignard dans le cœur, et à un autre de se précipiter du haut de la tour. À peine Hassan eut-il parlé, qu’il fut obéi par les deux fanatiques. »