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Les grandes chroniqueuses de Ce soir

le par - modifié le 06/10/2021
le par - modifié le 06/10/2021

A la fin des années 1930, le quotidien communiste laissait la parole à un grand nombre de plumes féminines ; qu’elles inventent des romances mâtinées de critique sociale ou écrivent des colonnes inspirées de leur vie quotidienne, elles donnaient à voir un monde considéré du point de vue féminin.

S’il y a des reportrices sociales ou de guerre qui collaborent assidûment à Ce soir, il y a, surtout, des écrivaines, essayistes ou journalistes qui livrent des récits fictionnels ; il y a, encore, quelques chroniqueuses hebdomadaires, qui dissertent, en alternance avec leurs confrères, sur la vie quotidienne, les arts et la littérature. Mais qu’elles collaborent aux rubriques de fiction ou qu’elles tiennent rubrique, la visée politique n’est jamais très éloignée de leurs propos.

Le feuilleton littéraire hebdomadaire est principalement occupé par des écrivaines. Tel, au dernier trimestre 1937 « Le journal de la Neveu, deuxième femme de chambre de Mme de Pompadour », que l’écrivaine Nancy George  a « retrouvé et annoté ». A partir de la mi-novembre 1938, elle y fera paraître « Les derniers amours de Don Juan ».

Si on peut lire également dans cette rubrique feuilletonesque « La royauté d’Henry Ford » du romancier américain Upton Sinclair, ou « Au temps de Pioupiou » d’André Wurmser, une signature féminine nouvelle réapparaît en janvier 1939. En première page du quotidien est annoncé :

« A partir de demain jeudi, Ce soir évoquera l’attachante figure de la grande amoureuse des temps romantiques George Sand. Sous la plume colorée et émue de Mme Josia Dalvy. »

Le 6 janvier, le feuilleton « La grande amoureuse des temps romantiques » commence. Cette rubrique de l’écrivaine Josia Dalvy se clôturera le 2 février, « Copyright by Opera mundi and Ce soir, 1939 ». Lui succède, le lendemain, « Un gentilhomme français au temps des Précieuses, Monsieur de Sévigné », par la romancière et biographe Adrienne Lautère (1884-1960).

Pour le nouveau feuilleton littéraire suivant, Ce soir informe qu’il « offre pour son deuxième anniversaire une œuvre inédite de Jeanne Galzy (Prix Femina) », laquelle est professeure de Lettres, écrivaine et essayiste (1883-1977). Il s’agit des « Derniers plaisirs de la Reine Margot », dont le mot « Fin » est tracé le 8 avril 1939. Après avoir lu pendant près de deux mois « Jean-Jacques le bien-aimé » par Robert Gaillard, les lecteurs de Ce soir avides de littérature retrouvent une signature féminine, celle de l’écrivaine et journaliste Suzanne Normand (1895-1981), collaboratrice par ses récits divers à de nombreux périodiques. Son récit s’intitule : « Une impératrice maudite – La vie errante d’Elisabeth d’Autriche ».

Outre ces divers feuilletons, la page 2 du quotidien est occupée par une rubrique oscillant entre récit littéraire et chronique des temps présents, « …Et maintenant, une histoire », pour laquelle est toujours spécifiée « Reproduction même partielle interdite » ou « Reproduction interdite ». Paraissant quotidiennement puis de façon moins régulière, cette rubrique alterne de nombreuses signatures d’hommes, dont Edouard Aujay, Jean Blanzat, René Blech, Robert Honnert, Pierre de Lescure, Henri Pollès, Tristan Rémy, Jules Rivet, Ervin Sinko, Pierre Véry et des signatures de femmes, sur lesquelles nous allons nous arrêter au travers des sujets traités dans leurs récits.

Celui de l’enfance est récurrent, et on le lit avec une tonalité fortement sociale en adéquation avec la ligne éditoriale de Ce soir, sous la plume de l’institutrice Geneviève Chazalviel, auteure de témoignages et de récits dans d’autres périodiques, dont Le Mercure de France. Le 30 mars 1937, elle dresse le portrait d’un petit « Michel » :

« Michel a oublié les coups de son père sur son pauvre crâne ébouriffé. Il a oublié aussi de se battre, et il est venu près de moi.

Michel, le pitre, l'insupportable, l'ébouriffé, a pris ma main à deux mains et son visage un peu paysan s'est immobilisé. Son regard est grave, si grave pour un enfant. »

Le thème de l’amour, de la relation amoureuse, est décliné de façon également récurrente, et sous divers aspects. La maîtresse délaissée et trahie est contée par Elise Bérard, dans son récit « Rupture » (16 mars 1937), la fiancée quittée  par Lise Dormane, dans « Celle que personne n’aima » (17 septembre 1937), les tourments de l’amour par Elise Bérard, dans « Ta réponse » (31 mai 1937), la recherche de l’être idéal par l’écrivaine Fanny Clar (1875-1944), collaboratrice à divers périodiques et militant pacifiste et féministe, dans « L’idéale rencontre » (23 avril 1939).

Le peuple est dépeint dans ces feuilletons avec une précision héritée de la veine du roman naturaliste ou populiste. L’écrivaine et poétesse Marie Gevers (1883-1975) avec notamment « La justice de Marie-Poisson » (16 mai 1937), l’auteure dramatique, romancière et essayiste Madeleine Hivert, Prix George Sand 1937, avec « La bénédiction » (24 septembre 1937), la romancière, nouvelliste et traductrice Clarisse Francillon (1899-1976) avec « Pour descendre d’un toit » (23 mai 1937) ou la romancière et poétesse Claire Sainte-Soline (1891-1967) avec « La centenaire » (10 novembre 1937) offrent au lecteur des scénettes de la vie de gens du peuple qui frôlent avec le reportage social.

Citons aussi le cas des nourrices et répétitrices, abordé par exemple par l’écrivaine Henriette Sauret (1890-1976) dans « La conscience d’Annie » (31 août 1937) ou par l’écrivaine Angèle Veyre, collaboratrice régulière à la rubrique « Les contes d’Excelsior », dans « Le visiteur » (24 décembre 1937).

Le thème de la domesticité peut y être traité avec une volonté de dénoncer cette condition laborieuse avec peu de droit. Claire Francillon conte l’histoire d’une domestique nommée Raymonde dans « La tarte aux pommes » (30 mai 1937) ; Marie Gevers s’intéresse, elle, de près, à la maîtresse de maison tyrannique qui maltraite les filles à son service, dans « La visite à Mme Crombez » (2 août 1937) :

« Placez, chez Mme Crombez, la jeune fille la plus timide ou la plus hardie, la plus souillon ou la plus vive, la plus empêtrée ou la plus débrouillée, Mme Crombez la dressera.

Mais, au bout de peu de semaines, de deux ou trois mois au plus, la pauvrette quittera le service, pleurante, échevelée, la bouche frémissante des insultes qu’elle vient d’adresser à la dame.

Par contre, elle sera une servante bien au courant de la besogne, et, dès lors, elle trouvera, dans la grande ville proche, un service, élégant, paisible et bien rémunéré. »

L’ambition politique, l’optique sociale et de défense des « petites gens » teinte cette rubrique « … Et maintenant, une histoire », que son titre ne dénote pas. Et qui pourrait se résumer sous celui d’un récit – à propos d’un chômeur – signé le 23 novembre 1937 par Gabrielle Chazan : « Humanité ».

La recherche de l’humanité, de ce qui la constitue, est d’ailleurs au cœur d’une chronique livrée hebdomadairement par trois femmes, qui vont occuper une part importante de cette même page 2. « Ce soir lundi » se décline chaque jour sous une signature différente, que l’on retrouve chaque semaine : Tristan Rémy (mardi), Jean Renoir (mercredi), Luc Durtain (samedi), Jean Cocteau, Francis Jourdain (etc.) y officient parfois en remplacement des uns et des autres. « Ce soir jeudi », quant à elle, s’ouvre dès le lancement du quotidien sous les auspices d’une chroniqueuse. Le 5 mars 1937, c’est une signature célèbre de l’époque, celle de l’actrice et chanteuse Yvette Guilbert (1865-1944), également écrivaine et collaboratrice à divers périodiques, que le lecteur lira désormais. « Ce soir jeudi » s’appellera donc également « Les jeudis d’Yvette ».

Des chansons égrènent nombre de ses chroniques, menées sur un ton badin et enjoué, entretenant le lecteur de la vie des artistes comme de celle de gens croisés dans la rue. La littérature et les arts font leur entrée par le biais d’anecdotes liées à ses récitals : ainsi affirme-t-elle que « Le peuple doit s’instruire par la joie » (16 avril 1937), ainsi déplore-t-elle que des pièces de théâtre soient trop hâtivement montées (27 août 1937). Ainsi relate-t-elle sa rencontre avec George Bernard Shaw (23 avril 1937), son engouement pour la pièce de théâtre « Peter Pan » de Sir James Barrie, qu’elle avait vu jouer à New-York à la fin du siècle passé (25 juin 1937), s’étonnant de l’accueil glacial que lui avait réservé la France :

« Pourquoi cette adorable pièce de "Peter Pan", donnée à Paris au Théâtre du Vaudeville avant la guerre, laissa-t-elle notre public indifférent ?

Fut-ce la langue anglaise qui en arrêta la compréhension ? Mais les décors, le jeu des acteurs en rendaient le texte si clair ? Et n'avons-nous pas eu de tous les pays étrangers des films muets que nous comprîmes ?

Enfin, avouons-le, "Peter Pan", acclamé partout en Europe et en Amérique, laissa Paris insensible à son charme… dommage pour Paris ! »

Autant d’anecdotes qui lui permettent de réfléchir sur l’existence et également sur le métier d’artiste. Telle cette chronique où elle entretient le lecteur de son amitié avec Sigmund Freud (« Le complexe de l’acteur », 14 janvier 1938) :

« C'est à Freud que je dois de m'être vue sous la forme ‘d'un hôtel meublé’, dont la propriétaire tire profit de ses habitants – mes locataires, mes prisonniers à moi sont si nombreux qu'ils sont une richesse unique – grands seigneurs du fond des âges, petits bourgeois, soldats, ouvriers, créatures angéliques, prostituées, martyrs, meurtriers, menteurs, trompeurs, hypocrites, escrocs, voleurs, petits enfants en fleurs, vierges pures, femmes adultères, mères cruelles et tendres etc., etc., tous les enfers et tous les paradis, avec, cette grouillante humanité logée en soi !

Quelle émouvante sincérité que nos larmes en public… celles des péchés commis et des vertus ratées..., trésors cachés et révélés sans rougir, pour ce public dont nous devenons le miroir et qui ne s'émeut que parce qu'il se reconnaît en nous ! –  l'interprète que je suis se prouve dépositaire de beaucoup de péchés – je vous les chante, et je sens à ce jeu que je m'en purifie. Merci ! »

Toutes les occasions sont saisies par Yvette Guilbert pour entraîner son propos sur le terrain politique, à partir du moment où celui-ci est directement lié à ses promenades, ses trajets, ses concerts. Elle informe le lecteur de la violence de certains Français vis-à-vis des Espagnols qui se battent contre le fascisme, dont elle est témoin dans un cinéma, s’alerte de la xénophobie qui monte dans le pays, et dont elle est témoin en prenant un bus (« Le sabotage du bonheur », 12 mars 1937).

En revanche, les Britanniques « sont si facilement aimables avec nous, les étrangers » (14 mai 1937). A Londres, à l’occasion de son spectacle et d’interviews diverses données à la radio, elle loue à deux reprises les qualités de cordialité du peuple londonien (23 avril 1937).

La dernière chronique d’Yvette Guilbert paraît le 29 juillet 1938. Le 21 octobre, une autre signature féminine régulière prend les rênes de « Ce soir jeudi » : l’écrivaine et journaliste Elsa Triolet (1896-1970). Le ton employé est similaire à celui d’Yvette Guilbert, attestant qu’il faut respecter un cahier des charges éditorial propre à cette chronique, et les mêmes sujets s’y relèvent, de la vie des gens à Paris à la littérature – elle loue par exemple Gorki (« Un grand homme », 2 décembre 1938).

A la période où elle débute sa chronique, on suit de près la situation en Tchécoslovaquie, et Elsa Triolet s’émeut de ce que certaines radios ne puissent concevoir que là soit le crucial, là soit l’important :

« Encore une journée décisive, on attend une réponse des Tchèques, et pour ne pas rater les informations, dans l'angoisse, on n'ose plus quitter la radio qui roucoule :

‘Quelle fête charmante ! On va pouvoir gazouiller tous en chœur…’ Pour une jolie soirée, c'est une jolie soirée… Voici le chanteur cubain Mico et sa guitare… Il va vous interpréter ‘Les Quatre Colombes’.

La speakeress du ‘Music-Hall du soir’ qui s'excuse de ce que les informations viennent d'une façon incongrue interrompre sa présentation : ‘Débarrassez-vous de vos soucis, dit-elle au comble de la coquetterie, à tout à l'heure !’ »

Quelques mois plus tard, elle emmènera le lecteur avec elle dans un « magasin gastronomique », lui faisant partager les palabres indigentes et inconscientes des commis, persuadés que « nous n’aurons pas la guerre » (« Dans une charcuterie », 31 mars 1939).

Cette inquiétude face aux dangers qui ne cessent de s’accumuler en Europe, on la retrouve dans une chronique similaire tenue par une femme, et paraissant le lundi, « Ce soir dimanche ». C’est la poétesse et romancière Lise Deharme (1898-1979) qui en prend possession dès le lancement du journal, en y signant le 8 mars 1937 un article intitulé « Un jour au Luxembourg ». Elle rédigera sa dernière chronique le 14 août 1939 ; le 18, Elsa Triolet signera elle aussi son ultime papier – la presse communiste sera interdite quelques jours après. En cette année 1937, le 7 juin exactement, Lise Deharme s’inquiète, donc, elle aussi, de la situation politique, qu’elle décide de traiter souvent sur un monde quasi-burlesque :

« Les gens désespérés qui s'ennuient ne pensent qu'à se battre pour se distraire : c'est très dangereux.

La joie désarme. Un excellent moyen de défense : c'est de chatouiller son adversaire.

Que peut un boxeur s'il rit ?

C'est pour éviter cela qu'on mettait des cuirassés aux guerriers dans le temps.

Si Hitler et Mussolini mouraient de rire, tout irait beaucoup mieux. »

Chroniqueuses du jeudi comme du lundi, elles sont préoccupées par le sort de l’Espagne républicaine. « Je pense à ces femmes espagnoles, à ces miliciennes héroïques, qui se battent en salopette bleue, la mort dans le cœur, mais la rose à la bouche », songe avec lyrisme Lise Deharme dans « Peau d’Espagne », le 26 juillet 1937. Elle déclame en péroraison :

« Un peu plus loin, […], une jeune personne visible, car la maison est coupée en deux, joue sur un piano auquel i! ne reste que quelques touches, et une Madrilène dit, souriant à un écrivain : « Quand il fait beau, on ne croit pas à la mort ».

Si l'Espagne républicaine n'était pas triomphante, il y aurait à jamais une tache sur le soleil. »

La chronique du 3 février 1939 d’Elsa Triolet, intitulée « Le manche après la cognée », est quant à elle tout entière consacrée à l’Espagne – Barcelone vient de tomber aux mains des franquistes – et aux notions de paix, de guerre et d’héroïsme. Sa conclusion dénonce :

« Je n'ai besoin de prendre exemple sur personne pour savoir que le peuple espagnol est un peuple héroïque, et ceci sans aucune confusion dans mon esprit.

Et ce que j’apprends surtout en écoutant les gens, c'est qu'en dehors de toute idée du bien et du mal ce qui les guide est un faux instinct de conservation, celui qui pousse un homme qui se noie à faire tout ce qu'il faut pour noyer son sauveur. »

La semaine suivante, Elsa Triolet s’inquiète du devenir de ces enfants espagnols réfugiés (« Je suis encore petit… », 10 février 1939) comme avant elle dans cette chronique Yvette Guilbert (« Pour les petits d’Espagne », 2 juillet 1937). Quant à Lise Deharme, le 3 avril 1939, elle signale au lecteur qui serait trop enclin à se replier sur son propre sort :

« Si vous aimez les enfants, si vous croyez à leur grâce, à leur mystère, à leur force, si vous aimez la danse qui naît du sol et du soleil, la danse qui exalte et console, allez voir danser les petits enfants espagnols au théâtre de la Porte-Saint-Martin. […]

Allez les voir, tous les petits enfants d'Espagne, ils vous feront oublier qu'ils souffrent. »

Les chroniques de Lise Deharme se caractérisent par leur optimisme, par, aussi, leur volonté de faire face. Le 18 avril 1938, dans un « Lâchez tout ! », elle avait proclamé, en une sorte de pied-de-nez au sort d’une Europe en proie au désastre :

« Eh bien ! non, non. Si l'écheveau de notre vie actuelle est embrouillé, on en verra tout de même la fin.

Si nous craignons pour nos vies, pour d'autres qui nous sont plus précieuses encore que les nôtres : si nous craignons, à juste titre, pour nos libertés, pour notre avenir, pour notre pays, à quoi sert de se lamenter, de renoncer à tout ce que nous tenons encore, à tant de petites joies, bien réelles, à portée de notre main ?

Soyons forts, courageux, joyeux, et l'avenir sera ce que nous le ferons. Tant que nous vivons, nous sommes éternels ; la vie est à nous, tâchons de nous en servir, vite et bien. »

Un hymne à la vie, et un appel, somme toute, à la résistance.

Anne Mathieu est historienne, maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches à l’université de Lorraine (site de Nancy) et membre de l'Equipe Telem de l'Université Bordeaux Montaigne.