De quelle symbolique parle-t-on ici ? Si l’on joint, aux traces aperçues plus haut dans la presse, les observations consignées par deux des plus grands folkloristes de l’espace français, Sébillot et Van Gennep, le tableau d’ensemble des rites entourant (inégalement, et selon une répartition et une chronologie difficiles à déterminer précisément) la bûche de Noël dans l’âtre donne à peu près ceci : la veille de Noël, avant la messe de minuit, on mettait au feu une très large souche, choisie avec soin. Il s’agissait essentiellement d’arbres liés à la nourriture : chêne (glands), hêtre (faînes) ou arbres fruitiers. Avant de l’allumer, ou au cours de la soirée, on « baptisait » ou « bénissait » la bûche par des libations diverses : vin, eau bénite, sel, huile, eau-de-vie, parfois en prononçant une prière pour les morts de la famille.
Une fois allumée, on la frappait souvent avec un tison. Plus il y avait d’étincelles qui en sortaient, plus il y aurait de gerbes de blé (ou plus les poulets se reproduiraient). Dans certains lieux, ce sont les enfants qui frappent la bûche (éteinte) pour qu’elle produise des friandises ou, vraisemblablement évolution plus tardive, des petits jouets.
Un truchement pouvait avoir alors lieu, de l’ordre de ceux mis en œuvre dans les familles qui aujourd’hui font croire au passage du Père Noël, pour faire croire aux enfants que la bûche a produit les friandises et les jouets : par exemple, comme on l’a vu pour la Bourgogne, en envoyant les enfants prier Dieu de faire « pisser » la bûche pendant que les parents déposent les sachets de bonbons près de la souche. Le record d’ingéniosité (et de risque) doit être accordé à la Franche-Comté, où dans certaines localités le père de famille montait sur le toit pendant que les enfants frappaient la bûche – battaient la « tronche » (le tronc) pour la faire « accoucher ». Le père versait alors dans la cheminée les friandises, qui tombaient sur le billot battu.
La bûche devait toujours brûler au retour de la messe – malheur, surtout pour les troupeaux, si la combustion s’interrompait d’elle-même, alors qu’à la minuit le logis était vide, ou bien n’abritait que les plus vieux (surtout s’il neigeait) et les enfants en bas-âge.
On disait que la Vierge, les anges, les ancêtres ou encore les âmes du Purgatoire se réchauffaient à ce foyer. On l’éteignait dans la nuit, avec de l’eau, pour la remettre au feu le lendemain. Elle devait souvent durer ainsi trois jours. Si elle y parvenait, en Bretagne, toutes les filles nubiles de la maison se marieraient dans l'année. Il fallait dans d’autres lieux qu’elle tienne huit jours (jusqu’au jour de l’an), ou douze (jusqu’à l’Épiphanie), en étant alternativement éteinte puis rallumée chaque soir. On prenait soin par ailleurs de ne pas la laisser se consumer entièrement.
Ses cendres étaient ramassées et utilisées, pour chasser les sorciers ou rendre les champs plus fertiles, mais, d’une manière beaucoup plus insistante, ce sont les restes de la bûche noircis, les morceaux du tison, qui recèlent une grande puissance magique. Presque partout, ils protègent de la foudre, surtout s’ils sont remis au feu. Ils permettent de repousser sorciers et maléfices. Intégrés à la charrue, ils améliorent les récoltes. Placés dans un puits, dans un champ ou dans un grenier à grains, ils en éloignent les animaux nuisibles – comme le faisaient les « flambards ». Pulvérisée et donnée au bétail, voire aux hommes, ils guérissent de maladies graves, augmentent la production de lait, empêchent les fausses couches et facilitent les accouchements.
Une grande partie de cet ensemble de motifs gravitant autour de la bûche sont intimement liés au champ, plus vaste, de Noël. La nuit du 24 décembre, des trésors cachés s’ouvrent, entre le premier et le dernier coup de minuit. C’est aussi à ce moment précis que le bétail se met à parler – mais il faut bien se garder de chercher à les écouter, on y risque sa vie, comme l’explique un conte bien répandu, rapporté par le Journal du Cher en 1857. Encore à cette heure, le diable aime à se balader, surtout aux carrefours. De même errent pendant cette nuit-là les âmes des morts, et il n’est pas rare que des fantômes, toujours à un carrefour, viennent danser. Autant d’histoires effrayantes racontées, précisément, à la lueur de la grande bûche.
Le lien clair entre fertilité, fécondité et bûche de Noël devait nécessairement rencontrer de grosses difficultés au cours du XIXe siècle. Les mutations de l’agriculture et du chauffage ont très vraisemblablement condamné, à long terme, la plupart de ces systèmes rituels et mythiques.
Mais peut-être pas tous. Si l’on regarde du côté du Maine, parmi les témoignages locaux (La Mayenne du 27 décembre 1895), on apprend qu’à côté des bonbons portés par la bûche-souche, nommée « coque », existaient également des gâteaux appelés « coquelins », nom qui semble vouloir donc dire « petites bûches ». De la bûche qui produit des friandises, des gâteaux-bûches réduites, la bûche-dessert constitue peut-être une déclinaison extrême, et non entièrement dépourvue de sens.
Si la gamme des symboles à travers lesquels se déroule notre Noël semble bien plus réduite qu’elle ne put l’être auparavant, Noël reste extrêmement chargé d’objets et de motifs bien définis, et l’on aurait probablement tort de s’estimer affranchis de mythologie. Après tout, même quand elle est inscrite dans un cadre athée, la Noël reste la période la plus chargée en magie de l’année, y compris, comme l’expliqua Lévi-Strauss, pour les parents qui en organisent le théâtre féerique.
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Pour en savoir plus :
A. Cabantous, F. Walter, Noël. Une si longue histoire..., Payot, Paris, 2016
C. Lévi-Strauss, « Le Père Noël supplicié », Les Temps Modernes, n° 77, 1952, pp. 1572-1590
M. Perrot, Ethnologie de Noël. Une fête paradoxale, Paris, Grasset, 2000
P. Sébillot, « Croyances et superstitions de Noël », L'homme. Journal illustré des sciences anthropologiques, n° 1, 1885, 10 janvier, pp. 11-17
A. Van Gennep, « La bûche et le tison de Noël », in : Manuel de folklore français contemporain: Noël. Cycle des douze jours, Paris, Picard, 1958, pp. 3063-3163
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Anton Serdeczny est historien, docteur en histoire de l’EPHE. Il est l’auteur de Du tabac pour le mort, une histoire de la réanimation, paru aux éditions du Champ Vallon en 2018.