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Blaise Diagne et fils : destinées noires au temps de la colonisation

le par - modifié le 03/05/2022
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En  1931, Blaise Diagne devient le tout premier ministre noir en France tandis que son fils Raoul est le premier joueur de couleur à revêtir le maillot de l’équipe de France. Ces deux destinées incarnent les enjeux contradictoires d’un moment, le temps colonial.

Le 8 septembre 1918, l’hebdomadaire Le Carnet de la semaine accolait à Blaise Diagne le titre honorifique suivant : « Sergent recruteur de la Force Noire ». Cette dénomination, en plus de renvoyer à l’essai du même nom du lieutenant-colonel Charles Mangin – partisan d’une armée africaine et s’illustrant durant la Grande Guerre et dans le Maroc colonial – et ses quatre livres théoriques, se veut tel un résumé de la mission incombant à sa fonction, celle de commissaire général chargé du recrutement indigène en Afrique.

Nommé à ce poste quelques temps auparavant par Georges Clemenceau, l’objectif du député est le recrutement de plusieurs milliers de soldats pour l’armée française, au sein des entités administratives coloniales de l’A.O.F (Afrique-occidentale française) et de l’A.E.F (Afrique-équatoriale française).

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RetroNews | la Revue n°3

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La mission est une réussite puisque ce sont près de 200 000 soldats qui sont recrutés, principalement en provenance de l’A.O.F. Selon l’hebdomadaire, Blaise Diagne, qui « n’est pas teinté d’un républicanisme à l’eau de rose », a su attirer ces soldats grâce à son caractère et son énergie, en exposant la cause de l’Entente à ces « populations attardées ».

L’auteur de cet article, Jean Laurent, précise que c’est un « beau résultat dont l’Allemand connaîtra toute la portée ». L’historien Marc Michel, dans un entretien accordé à RetroNews, estime que Diagne est la « cheville ouvrière de ce recrutement massif ».

À partir du milieu de l’année 1917, le commissaire promet avantages fiscaux et matériels en échange d’un engagement. Dans les faits, toujours selon l’historien spécialiste de l’Afrique contemporaine, la plupart de ces promesses ne sont pas tenues et la grande majorité des engagés le sont sous la contrainte. L’action de Blaise Diagne est d’ailleurs dénoncée par L’Humanité le 31 janvier 1931, lorsque le concerné est nommé sous-secrétaire d’Etat aux Colonies dans le gouvernement de Pierre Laval :

« C’est lui qui, pendant la guerre, fut chargé de la mission d’aller en Afrique recruter des nègres. Il faut dire qu’il s’acquitta merveilleusement bien de cette mission (…).

Diagne a recruté des centaines de mille de soldats nègres qu’on a envoyés au massacre. »

Quatre ans avant sa nomination comme commissaire chargé du recrutement indigène, il est élu député du Sénégal. Une élection permise par le statut des « quatre vieilles » communes. Ces dernières, les toutes premières du genre au Sénégal, sont des communes de plein exercice. Autrement dit, elles disposent d’une organisation et d’attributions comparables à celles de leurs homologues métropolitaines. Parmi ces quatre communes nous retrouvons Saint-Louis et l’île de Gorée à partir 1872, puis Rufisque en 1880 et enfin Dakar, en 1887.

L’émergence d’une élite politique noire

Le député est né sur l’île de Gorée, la même année où celle-ci est intronisée commune de plein exercice. Fils d’un père lébou (communauté de pêcheurs et agriculteurs sénégalais) et d’une mère manjaque (peuple notamment présent en Casamance), il est adopté par les Crespin, une famille métisse de notables provenant de Saint-Louis et de Gorée. Boursier de l’Etat français, il étudie un temps à Aix-en-Provence puis obtient le concours de fonctionnaire des douanes en 1891, débutant ainsi sa carrière dans l’administration coloniale. Celle-ci l’envoie au Congo français en 1897, à La Réunion l’année suivante ou encore en Guyane, en 1910. C’est d’ailleurs lors de cette dernière affectation que naît son fils Raoul. Adolphe et Roland sont les deux autres fils de Blaise Diagne.

En 1914, avec son élection, il devient le premier Noir africain à rejoindre la Chambre. Le premier africain étant François Carpot, métis sénégalais élu en 1902, tandis que le tout premier député noir de l’histoire française est Jean-Baptiste Bellay, originaire de Saint-Domingue et siégeant lors de l’An II de la Convention. Néanmoins, il appartient à cette nouvelle élite politique noire de stature nationale qui émerge dans la première moitié du XXe siècle. En plus du député originaire de Gorée, nous pouvons citer Gaston Gerville-Réache, guadeloupéen élu vice-président de la Chambre en 1904, ou Gratien Candace, également guadeloupéen, député de 1912 à 1940.

Au cours des années 1910, ces députés noirs se rapprochent de manière informelle, notamment dans leur combat pour l’amélioration des conditions d’engagement des soldats de leurs circonscriptions respectives. En 1919, ils s’organisent officiellement avec la tenue d’un Congrès panafricain à Paris, le 20 février 1919. Le lendemain, L’Echo d’Alger précise les contours de celui-ci :

« Paris, 20 février - Le Congrès pour la protection des indigènes de l’Afrique et des peuples d’origine africaine s’est réuni aujourd’hui sous la présidence de M. Blaise Diagne, député du Sénégal, entouré de MM. Gratien Candace, député de la Guadeloupe. »

Au cours de ce Congrès, par ailleurs bien accueilli par la presse, Diagne et Candace expriment des positions modérées. Ces dernières, selon l’historien Dominique Chathuant, alimentent leurs discours parlementaires assimilationnistes. Au-delà de ce seul congrès, au lendemain de la guerre, ils évoquent l’effort des colonies et la cohésion d’un corps national étendu à celles-ci. C’est ce qu’écrit d’ailleurs Achille René-Boisneuf, député noir de Guadeloupe, dans les colonnes du journal Le Matin, le 21 janvier 1918 :

« L’histoire n’oubliera jamais que l’armée française (…) comptait des troupes noires parmi les glorieuses phalanges qui ont sauvé la France et le monde. »

Selon lui, cet engagement « interdit désormais à quiconque d’ignorer que les limites de notre patrie ne s’arrêtent aux rives orientales de l’Atlantique et aux rives septentrionales de la Méditerranée ».

Malgré de telles positions, ces hommes politiques n’échappent pas au regard colonial. Par exemple, lorsque Gaston Gerville-Réache ravit la vice-présidence de la Chambre à Jean Jaurès, Clemenceau le qualifie de « mulâtre en politique ». Dans Le Carnet de la semaine du 22 octobre 1922, il en est de même pour Blaise Diagne :

« M. Diagne est noir. Mais il n’est pas noir que par la peau, il l’est aussi par son caractère qui est sombre, et ses dessins, qui sont obscurs. »

Sport et considérations raciales

Ce regard touche également le fils de Blaise, Raoul, qui mène une brillante carrière de footballeur dans les années 1930. En plus d’être champion de France avec le Racing Club de Paris en 1936, il remporte trois fois la Coupe de France (1936, 1939 et 1940). Plus encore, il est sélectionné en Équipe de France le 15 février 1931, devenant ainsi le premier joueur noir à l’être, et participe même à la Coupe du monde « domicile » de 1938.

Le 21 octobre 1937, pour le présenter, le quotidien communiste Ce soir commence ainsi :

« Si Aston est un des joueurs les plus marqués, Diagne est un des footballeurs les plus remarqués du public. Des populaires, surtout.

A peine a-t-il fait son apparition sur le terrain, qu’il est salué par un concert d’épithètes. »

Parmi ces dernières, que l’article se charge de citer, on retrouve ceux de « Joséphine Baker », de « Grand Sidi » ou encore de « Bamboula ».

Pour Timothée Jobert, auteur d’un ouvrage de référence sur la question raciale et le sport français au XXe siècle, les représentations de la société française d’époque se mesurent dans « sa capacité à ramener des athlètes d’origines diverses à une africanité supposée ». L’historien prend l’exemple d’un article du Miroir des Sports du 13 novembre 1935 qui parle ainsi de Raoul Diagne :

« Très bien les détentes félines, les prouesses imprévues d’homme primitif (pourvu) qu’elles trouvent aussi leur emploi dans le jeu complet que l’on exige de l’élite sportive. »

Ici, comme le constate dans son ouvrage Timothée Jobert, l’analyse sous-tend que le joueur n’est pas encore pleinement civilisé. Dans le football, l’apport à la construction collective permet de jauger la modernité d’un joueur.

En 1922, son père, sur les bancs de la Chambre, investit le terrain sportif en prenant la défense du boxeur noir d’origine sénégalaise Battling Siki. Le Petit Marseillais du 1er décembre s’en fait l’écho :

« M. Diagne (Sénégal) propose de diminuer de 300 000 francs le crédit accordé à des sociétés pour organiser des championnats de boxe. Il veut ainsi protester contre la Fédération française, qui a disqualifié le boxeur noir Siki, Français et ancien combattant, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le sport. »

Ici est question du combat de septembre 1922 opposant Battling Siki à un autre grand champion de cette époque, Georges Carpentier. Le premier, en mettant K-O le second au cours du sixième round, devient champion du monde et d’Europe des poids-moyens. Après le combat des rumeurs, alimentées par certains titres de presse, font état d’un Siki aux mœurs indignes. La Fédération française en profite pour le destituer de ses nouveaux titres et lui interdit même la pratique de la boxe. Grâce à l’intervention parlementaire de Blaise Diagne, une enquête est diligentée et démontre le caractère fallacieux d’une telle destitution. Battling Siki, finalement, est rétabli dans son bon droit.

En 1931, pendant que son fils Raoul vit les premières années d’une carrière victorieuse, Blaise Diagne est nommé par Pierre Laval sous-secrétaire d’Etat aux Colonies. Il est le premier homme politique noir à intégrer un gouvernement français. Il y demeure un peu plus d’un an, le quittant en février 1932. Lui succède à ce poste un autre homme politique de couleur – le concept de « Français de couleur » se développe à cette époque, désignant ce qui n’est pas blanc et incluant toutes les autres dénominations – en la personne de Gratien Candace. En 1940, dans le premier gouvernement de Vichy, Henry Lémery, député martiniquais, est à son tour nommé sous-secrétaire d’Etat aux Colonies.

Ces différentes nominations démontrent une perception limitant compétence et légitimité de ces hommes noirs au seul fait colonial. Par ailleurs, toujours à la seconde place via un sous-secrétariat.

Entre-temps, Raoul Diagne mène carrière et inscrit les premiers buts professionnels du Racing Club de France, le professionnalisme s’étant imposé dans le pays en 1932. On peut retrouver son portrait dans le Match du 29 novembre de la même année.

« Raoul Diagne, l’un de nos plus populaires joueurs de France (…) Son teint fortement coloré lui a valu plusieurs sobriquets qui ont fait la joie des stades. »

Une nouvelle fois, la chanteuse et danseuse Joséphine Baker est évoquée : « parce que, très souple, ses attitudes sur le ‘ground’  s’apparentent parfois à celles de la célèbre danseuse ». On apprend également que son père ne voyait pas d’un bon œil sa carrière sportive. Le concerné, cité par l’hebdomadaire sportif, confirme :

« Il m’interdisait même d’aller jouer le dimanche. Alors, j’usais de subterfuges. Le matin, prudemment, je descendais ma valise chez le concierge. »

Raoul Diagne est aussi salué pour ses qualités sportives. Un mois plus tard, La Dépêche coloniale, en l’évoquant, se félicite de « voir la part toujours plus grande que prennent dans tous les domaines de notre activité les jeunes Français d’outre-mer ».

La guerre et Vichy

En 1938, Raoul Diagne fait partie de l’Équipe de France accueillant la troisième édition de la jeune Coupe du monde. Lors du huitième de finale opposant la France à la Belgique, le 5 juin, il est présent sur la pelouse. En plus d’être solide défensivement, selon les mots d’un journaliste du Miroir des sports, il s’illustre à la 80e minute de jeu par « un shoot à décoller la tête des épaules ». La France l’emporte 3 buts à 1. Au tour suivant, le défenseur et ses coéquipiers ne peuvent rien faire face à l’Italie, championne du monde en titre et future gagnante du tournoi. Le score, similaire, est cette fois-ci en défaveur de la sélection française.

Blaise Diagne, qui s’est éteint en 1934, ne peut assister aux prouesses mondiales de son fils. En 1940, cinq jours seulement avant le début de l’invasion allemande, Raoul Diagne peut conquérir un nouveau titre. Pour cette finale de la Coupe de France, opposant le Racing Club de Paris à l’Olympique de Marseille, plusieurs joueurs disposent d’une permission militaire exceptionnelle. Raoul Diagne est de ceux-là. Cette victoire est la dernière de sa carrière.

Après la défaite française, il rejoint Toulouse afin de continuer à jouer. En plus des lois antisémites, Vichy publie des mesures discriminatoires envers les populations noires, à qui on interdit les premières classes dans le métro ou le franchissement de la ligne de démarcation. Néanmoins, un régime dérogatoire se met en place pour les grands champions sportifs. Raoul Diagne est par exemple capitaine d’une Équipe de France « de la zone non occupée », en novembre 1941. Cette sélection l’emporte 4-3 face à la Suisse, adversaire du jour, tandis que La Dépêche du 15 novembre salue la performance du capitaine, « cerveau » de son équipe, et désigne ce match comme étant celui de « l’Amitié ». D’autres sports et sportifs sont concernés. C’est le cas du boxeur d’origine sénégalaise Assane Diouf. Celui qui était champion de France des poids-moyens entre 1939 et 1941, le redevient en 1942. Paradoxalement, ces champions noirs incarnent « l’excellence corporelle et sociale » chère au régime de Vichy.

Dans le même temps, un des frères de Raoul, Adolphe, médecin militaire et lieutenant au sein des troupes coloniales, s’engage auprès des Forces françaises libres le 26 août 1940. Il participe à la première campagne du Fezzan, dans la patrouille du capitaine Jacques de Guillebon. Quatre ans plus tard, en France, il intègre le 1er bataillon médical de la 1ère division française libre. Il est blessé dès son premier jour de combat par des éclats d’obus, le 27 septembre 1944. Il est fait Compagnon de la libération par décret, le 18 janvier 1946.

Au lendemain de la guerre, il dirige le service santé de la France d’outre-mer. Raoul, lui, terminera sa carrière à l’Union sportive de Gorée, entre 1947 et 1949. La boucle est bouclée. Le premier décède en 1985, tandis que le second, après une courte carrière d’entraîneur, mourra en 2002.

Pour en savoir plus :

Bruno Fulgini, « Le retour de Blaise Diagne », in : Humanisme, 2014/3 (n°304), p. 80-85

Dominique Chathuant, « L’émergence d’une élite politique noire dans la France du premier XXe siècle ? », in : Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2009/1 (n° 101), p. 133-147

Timothée Jobert, Champions noirs, racisme blanc. La métropole et les sportifs noirs en contexte colonial (1901-1944), Presses universitaires de Grenoble, « Sports, cultures, sociétés », 2013