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De la grisette à la midinette : histoire d’un fantasme français

le par - modifié le 21/09/2022
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Depuis le XVIIIe siècle, la « grisette », travailleuse ingénue de l’aiguille parisienne et face cachée de la mode, ne cesse de hanter la culture populaire française. Une histoire à mi-chemin entre objectification masculine et conquête d’une identité sociale.

Des racines anciennes (XVIIe-XVIIIe siècle)

On en parlait déjà sous Louis XIV : à l’époque, le terme de « grisette » désignait une étoffe de laine et de coton, généralement de couleur grise, porté par les petites bourgeoises ou les domestiques. Par synecdoque, le vêtement glissa à la femme et à son rang, comme le suggère avec humour cet extrait du Mercure de France, le 1er octobre 1771 :

« Akmon parcourt tous les états ; de la grisette il monte au brocard, du brocard il descend à la grisette et dans ces révolutions périodiques, il ne trouve jamais le bonheur. »

La « grisette » suggère donc, avant tout, le labeur, la modestie, voire la pauvreté, mais cette discrète étoffe peut aussi participer d’une forme d’élégance, comme l’indique cet autre extrait du Mercure Galant :

« Vous savez Madame, que ce nom de grisette, qui ne se donnait toujours qu’aux femmes et filles des petits bourgeois, s’est insensiblement appliqué aux habits des dames et que depuis quelques années, les personnes de qualité, pour n’en pas avoir toujours de magnifiques, en prennent quelquefois d’une simple étoffe grise, dont elles font faire les jupes aussi bien que les manteaux.

Ces sortes d’habits siéent très bien parce que tout le reste de l’ajustement passe celui des grisettes ordinaires et que le sombre de l’étoffe relève beaucoup la blancheur de celles qui en sont vêtues. »

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Récupération du vêtement populaire par les élites, qui lui offrent ainsi un brevet de chic : le processus a un bel avenir devant lui ! Mais les « grisettes ordinaires » peuvent aussi distiller leur charme propre, si l’on croit un conte publié par le Mercure de France, le 25 novembre 1780 :

« Le hasard avait fait tomber son choix sur une personne à qui la nature avait prodigué tout et à qui la fortune n’avait rien accordé. Elle était fort jolie, mais sans bien et sans naissance. C’était ce qu’on appelle une grisette. »

À la veille de Révolution française, la grisette est donc déjà une figure de séduction, et comme le rappellera plus tard Le Petit Journal dans un historique du personnage (31/12/1911), de grands auteurs ont chanté ses louanges, à l’instar de La Fontaine, dans un poème de 1664 :

« Sous les cotillons des grisettes / peut loger autant de beauté / que sous les jupes des coquettes »

Déclinaison charmante de la féminité populaire, la grisette va hanter l’imaginaire du premier XIXe siècle, par le biais de nouveaux supports.

L’apogée de la grisette à la période romantique (1820-1850)

La cristallisation culturelle de la grisette accompagne en effet le développement du roman et de la presse, qui usent et abusent des « types » – on parlera bientôt, péjorativement, de « stéréotypes » ou de « clichés ». Ces portraits stylisés, un rien caricaturaux, également diffusés par la littérature physiologique, visent à représenter les différentes strates de la société française – le rentier, le provincial, le « gamin de Paris »… – à une époque où celle-ci se sent travaillée par de multiples bouleversements, de nature aussi bien socio-économiques que politiques.

La grisette, c’est la jolie petite ouvrière de l’aiguille et du linge, à la fois charmante, élégante, et modeste, voire naïve. Si l’on en trouve dans toutes les villes, il est généralement admis que la vraie grisette est parisienne : « c’est notre type parisien le plus ravissant », estime Le Vert-Vert du 28 août 1834, tandis que Journal de Seine-et-Marne du 23 novembre 1839 se gausse de la « grisette de province », raide et maniérée. Capitale de la mode depuis au moins le règne de Louis XIV, la capitale concentre de fait les ouvrières de la couture les plus qualifiées, à qui l’on prête une élégance par procuration ou capillarité. À Paris, la grisette se doit d’habiter un modeste galetas sous les toits, mais qu’elle sait arranger avec goût :

« Figurez-vous une petite chambre, ornée d’un papier à treize sous le rouleau, qui est en grande partie décollé ou déchiré, point de rideaux à la fenêtre, mais une corde tendue devant, et toujours un jupon ou une chemise qui sèche, avec accompagnement de paire de bas. »

On la dit sentimentale, naïve, gourmande, notamment de « marrons, babas, galettes et autres rafraîchissements », selon La Caricature du 28 novembre 1841. En réalité, si elle focalise à ce point l’attention, c’est d’abord en raison du rôle qui lui est dévolu dans l’économie sentimentale et érotique de l’époque. Car cette jeune et jolie fille du peuple est réputée sexuellement disponible – « la troisième passion de la grisette consiste dans une affection très grande pour la moustache brune ou blonde » assure le même article de La Caricature.

Dans les années 1830-1840, elle passe pour être la compagne attitrée des étudiants et jeunes artistes parisiens, ce qui lui vaut parfois le sobriquet « d’étudiante » ou de « Parisienne du Quartier Latin ». Pour autant, elle se distingue de la prostituée ou de la courtisane, même si elle peut accepter invitations et cadeaux. Quelque part entre la maîtresse et la petite amie, elle offre aux jeunes bourgeois des liaisons d’attente, avant le mariage avec des jeunes filles de leur monde. Sa réputation est donc ambiguë : à une date où l’union libre reste hors norme, elle incarne une forme de dissolution sexuelle, mais la littérature qui est lui consacrée insiste aussi sur son dévouement, sa fidélité, son honnêteté foncière, comme dans le célèbre conte d’Alfred de Musset, Mademoiselle Mimi Pinson, profil de grisette (1845), dans lequel l’héroïne n’hésite pas à mettre sa robe « au clou » pour sauver une amie malade. Un extrait du Figaro du 26 juillet 1827 brosse de même le portrait d’une grisette qui correspond en tout point à l’idéal romantique :

« Vois-tu cette fenêtre qui fait face à la mienne ? C’est là qu’elle réside (….) Silence ! Elle est là, te dis-je ; je l’aperçois derrière son rideau de bure : elle veille pour soulager sa mère infirme et malheureuse. (…)

Fille délicieuse ! ange de douceur et de modestie ! tu es belle comme la vertu ! Reste ! oh ! Reste encore ! Mes yeux ont besoin de te voir : ton absence arrêterait les battements de mon cœur. Cette taille, plus svelte que celle de la biche des bois, n’a jamais été pressée par la main d’un amant. Ce front délicat ne s’est ému qu’aux baisers maternels. »

Il est vrai que sur cette vertu planent quantité de menaces. En 1831, une pièce intitulée Victorine ou la nuit porte conseil met en scène une grisette devenue actrice puis courtisane, avant de sombrer dans la misère (La France nouvelle du 23 avril 1831). On apprendra, au cinquième tableau, qu’il ne s’agissait que d’un mauvais rêve, mais il ne fait aucun doute que les médiocres conditions de vie des classes populaires et la liberté sexuelle dont bénéficient de fait les hommes des classes moyennes et supérieures dans leurs rapports avec les femmes de moindre condition placent autant de chausse-trappes sur la trajectoire de la grisette la mieux intentionnée.

Dans les années 1840, apparaît le type complémentaire de la lorette, courtisane pour nouveaux riches, qui exerce sur la grisette une attraction ambiguë, comme l’insinue La Caricature du 7 novembre 1841 :

« À qui donnez-vous ce nom splendide de lorette ? à des modistes qui ont ambitionné le chapeau de satin, aux princesses de la rue Vivienne, qui tâchent de cacher leurs doigts picotés par l’aiguille sous un gant beurre frais.

Eh ! mon Dieu, ce sont encore-là des grisettes, mais des grisettes déchues qui ont renié le tablier et le bonnet, qui maintenant le regrettent, j’en suis sûr. »

A contrario, le « bon destin » de la grisette est d’épouser un garçon de sa condition, même s’il est entendu qu’une fois cet objectif atteint, la grisette cesse d’en être une, pour devenir une matrone ou une petite bourgeoise, types infiniment moins séduisants…

Des années 1820 aux années 1840, la grisette a été chantée sur tous les modes : quantité de romans, de vaudevilles ou de drames populaires, la mettent en scène, notamment ceux de Paul de Kock ou de Frédéric Soulié. En 1841, l’écrivain et journaliste Louis Huart lui consacre une physiologie (dont Le Charivari du 10 mars 1843 fait la publicité), écho au portrait qu’en dressait Jules Janin dans Les Français peints par eux-mêmes, l’année précédente. Des œuvres lui accordent un véritable statut d’héroïne : on a déjà évoqué la Mimi Pinson de Musset, qui inspire en 1851 à Henri Murger sa propre Mimi, compagne du poète Rodolphe dans les Scènes de la vie de bohème. Eugène Sue imagine de son côté la grisette Rigolette dans Les Mystères de Paris (1842 -1845), illustrée par le peintre Joseph-Désiré Court en 1844.

Cette riche production textuelle s’accompagne en effet d’une abondante iconographie, qui investit tous les supports, jusqu’à la peinture. Ce sont probablement les vignettes de Paul Gavarni pour la physiologie de Huart et le portrait de Janin, qui sont restées, aux yeux des contemporains, l’image la plus charmante et la plus « juste » de la grisette, au point qu’on évoquera longtemps, sous forme de locution figée, « la grisette de Gavarni » (voir par exemple Le Figaro du 24 mai 1884). En 1845, Le Charivari consacre au type féminin une longue série de dessins amusants, qui, tout en confortant sa réputation d’élégance, insistent sur sa relation de dépendance à ses amants (voir les numéros du 24/06, du 29/08, du 06/09 1845).

Déclin de la grisette, naissance de la midinette (1860-1914)

La grisette s’inscrit dans une vision pittoresque et idéalisée d’un monde du travail urbain encore fondé sur le petit atelier ou la boutique. Elle se distingue, en cela, de l’ouvrière d’usine ou de la couturière en chambre, courbée sur sa machine à coudre, qui vont devenir, dans la deuxième moitié du siècle, la norme du prolétariat féminin.

Aussi est-elle volontiers présentée, dès les années 1850, comme une espèce en voie de disparition, menacée tant par l’immoralisme supposé du Second Empire que par la mécanisation de la production. « Car hélas, la grisette est morte ! déplore La Presse du 29 juillet 1860. Elle a été écrasée par le petit coupé d’une biche qui allait au bois. La robe de Mimi-Pinson pend aux clous du Mont de Piété avec la tristesse d’un linceul ».

Sous un régime perçu comme blasé, cynique, affairiste, le tendre duo de la grisette et de l’étudiant fait déjà figure de vieille lune du romantisme. Ainsi, lorsqu’une statue de la grisette, due au sculpteur Jean Descomps, est érigée à Paris, en 1911, dans le square Jules-Ferry (11e arrondissement), c’est à la manière d’un astre mort : la jeune ouvrière est affublée d’une robe et d’une coiffure à la mode romantique, avec le qualificatif de « grisette de 1830 ». « Pauvre grisette ! » se lamente à son sujet Le Petit Journal du 31 décembre 1911.

« On l’a mise là, à son insu, sans un mot de bienvenue. Suppléons donc à l’indifférence des orateurs officiels et faisons ici l’éloge de la grisette. »

Un éloge qui a tout d’une oraison funèbre. Entre-temps, toutefois, un nouveau terme est apparu, aux sonorités proches, aux connotations plus modernes : celui de « midinette », dont il est difficile de repérer l’origine exacte.  Dans un article de La Liberté du 18 août 1873 signé L. Stroller, il fait encore figure de quasi-néologisme :

« Un nom nouveau manquait seulement à la grisette parisienne.

Nous avons voulu la rebaptiser.

Appelons-la Midinette.

Ce n’est point aller chercher midi à quatorze heures. C’est bien midi sonnant.

Au premier coup de la douzième heure au coucou de l’atelier ou à l’œil de bœuf de l’arrière-magasin, les midinettes arrêtent le point commencé, et d’un bond sont à la porte. Toutes la première.

Une heure de liberté. L’heure du déjeuner. »

La « midinette » est cette fois l’ouvrière qui « fait dînette » à midi dans l’espace public. La paternité du terme fait pendant plusieurs années débat, puisqu’en 1888, l’écrivain L.P. Laforêt reproche dans Gil Blas à un autre écrivain, Paul Arène, une appropriation indue :

« C’est votre article sur la midinette qui me cause tout ce chagrin. C’est moi qui, jadis, dans un article, ai lancé ce mot : Midinette.

En outre, une Midinette se trouve l’héroïne d’un livre que je compte publier dans quelques mois. On va m’accuser, on va croire... »

Quoi qu’il en soit, à la fin du siècle, « midinette » a définitivement supplanté « grisette ». Mais véhicule-t-il les mêmes images ? Oui et non…

Pour beaucoup, la midinette ne serait que l’actualisation de la grisette. « Au nom près, c’est toujours la grisette, mais la grisette qui travaille, la Mimi Pinson de Musset », insiste le même L.P. Laforêt dans un article consacré aux « Parisiennes de l’atelier », dans L’Estafette du 12 mai 1878. La précision laisse entendre que de l’équivoque grisette ne subsisterait plus que la sérieuse petite ouvrière de la couture, sans confusion possible avec la lorette, ou plus récente, la gigolette. Un article de La Liberté considère de son côté que ce sont les évolutions du monde du travail et de la ville qui auraient substitué l’une à l’autre :

« Elle vit moins sur la branche. Il n’y a plus guère de mansardes. Elle ne pourrait plus, du reste, gagner sa becquée, comme autrefois, plus près du nid de l’hirondelle que du pavé banal.

La mécanique est en bas, qui ne laisse plus rien faire à l’aiguille d’en haut. La grisette a dû descendre. Elle est en cage, à l’atelier. »

En vérité, sous la métaphore poétique affleurent d’inéluctables évolutions historiques : entre la Monarchie de Juillet et les premières décennies de la IIIe République, l’haussmannisation a modifié drastiquement les conditions de vie et de travail des classes populaires parisiennes, en les renvoyant, pour une large partie, sur les marges de la ville, et en renforçant le hiatus entre le travail qualifié d’une minorité et la production de masse, qui impose des conditions souvent dégradées.

Dans le domaine de l’aiguille, cette frontière passe entre les ouvrières de la « haute couture » – le terme est apparu à la fin des années 1860, pour qualifier les créations de Worth et la chambre syndicale du même nom – et les ouvrières de l’industrie textile ou de la confection bas-de-gamme. La « midinette » appartient théoriquement à la première catégorie, qui comprend aussi les métiers annexes (modistes, corsetières, plumassières, éventaillistes…), ce qui préserve leur réputation d’élégance, comme le montre bien ce récit du Journal :

« À midi sonnant, comme des ruches jaillissent les abeilles, les ‘midinettes’ s’échappent des ateliers célèbres, où leur doigt de fée courent dans les dentelles et la soie, préparent, cousent, brodent le luxe des Parisiennes.

Par deux, par trois, la taille souple, la hanche en dehors, élégante d’un rien, elles s’en vont, grisées de leur liberté d’une heure, babillant, potinant, lançant leurs jeunes rires au soleil. Elles s’en vont, parfumées, fleurant ce luxe qu’elles chiffonnent pour les autres (…). »

Les sous-entendus grivois, n’ont pas, on le voit, disparu, et la midinette reste bien un objet de fantasme pour les Parisiens aisés de la IIIe République, avec pour scène cardinale l’heure du déjeuner – de onze heures à midi, ou de midi à une heure selon les sources –, qui donne lieu à quantité de descriptions affriolantes, dont cet extrait du Gil Blas donne un exemple :

« L’heure charmante, l’heure bleue de cette journée, c’est pour la midinette de onze à midi, l’intervalle de repos que l’usage accorde. Il faut à la vérité, prendre le temps de son déjeuner là-dessus.

Mais soixante minutes, c’est si long, il peut tenir tant de choses en soixante minutes ! Et d’autre part un déjeuner se becquette si vite, quand on a des dents de 16 ans, sur la table en marbre des restaurants à dix-huit sous ou des crémeries. (…).

Puis tout de suite la promenade, deux par deux, trois par trois, bras dessus, bras dessous et barrant la rue. Fières comme Artaban, quelques-unes pas plus haut qu’une botte, elles s’en vont à petits pas pour bien montrer que rien ne les presse. (…) En cheveux (…) et en taille, aussi, la midinette, sur sa robe noire, a gardé le tablier bariolé de brins de soie multicolores, que rattache par derrière une agrafe en métal à jours (…).

Et maintenant, pour peu que ‘deux de café’ ait surexcité sa gaîté, garez-vous d’elle ! La midinette, sans être méchante, se rit volontiers des passants. N’allez surtout pas faire le galant ; un regard méprisant, tombé de haut, foudroierait sur place l’infortuné qui sottement s’est trompé d’heure. »

Si la midinette récupère bien, en ce sens, l’aura érotique de la grisette, le contexte a néanmoins changé et la littérature insiste plus volontiers sur le respect dû à ces jeunes prolétaires, comme s’il devenait socialement moins acceptable de disposer de leur corps avec le même tranquille cynisme que par le passé. Ainsi pour L.P. Laforêt, dans L’Estafette du 12 mai 1878 :

« Les amateurs feront bien seulement de ne pas s’enflammer trop vite. Elle se garde, la midinette.

Amoureux et conquérants ne l’effarouchent pas : elle ne baisse pas les yeux quand on la regarde, et on peut la trouver jolie sans qu’elle se rebiffe.

Elle rit volontiers mais vous aurez tort d’en abuser. Si votre ardeur libertine se permet d’insister trop clairement, je vous plains : elle a des mots qui mordent, et ce n’est pas à voix basse. »

Dans un conte publié en mai 1902 dans Le Journal, l’écrivain Michel Provins imagine pour sa part un bon bourgeois entretenant une liaison avec une midinette qu’il pare de toutes les vertus : on découvre à la fin qu’elle s’est payée sa tête en faisant croire qu’elle était toute dévouée à sa vieille mère infirme, laquelle n’était autre que sa meilleure amie déguisée en aïeule, ce qui a permis à la rusée demoiselle de carotter 50 000 francs à son riche protecteur. Pastiche des œuvres romantiques, avec une fin nettement plus grinçante, l’historiette laisse entendre que c’est aussi une invisible mais impitoyable lutte des classes qui se joue dans ce système de représentations idéalisé à l’excès.

La conquête d’une dignité ouvrière (1900-1939)

Dès la fin du XIXe siècle, l’imagerie pittoresque de la midinette se voit en effet concurrencée par des représentations plus réalistes ou plus modernes des ouvrières de l’aiguille. En 1899, par exemple, le journal féministe et féminin La Fronde rompt avec les clichés masculins pour poser un regard plus empathique sur un groupe de midinettes accourant à un enterrement :

« Une tête avec des mèches folles chatouillant les joues pâles, vidées de sang, que leur font les veilles prolongées, elles restent béates devant les chapeaux empanachés ; un peu frissonnantes sous leurs collets à 4 f 90, elles tendent leur museau sans ligne, drolet, que balafre le rouge éclatant d’une bouche passée au raisin, vers les fourrures sombres et lustrées (…) qui s’étalent derrière les vitrines. (…)

Toutes jeunes, misérables et peinantes à la vie monotone du pain quotidien, elles courent au spectacle, mariage, enterrement, qu’importe…

Et que leur minable et fragile vie tressaille au contact de cette magnificence gaspillée autour d’une mort anonyme… »

La midinette se voit également associée à diverses manifestations qui tempèrent le topos des jolies filles charmant le regard des passants. Le 25 octobre 1903, Le Monde sportif organise ainsi une « marche des midinettes », course à pied de Paris à Nanterre pour laquelle « chaque maison de couture, mode, confection, nouveauté, aura le droit de fournir une charmante équipe sportive de quatre dames » (L’Événement du 25 septembre 1903). Le succès dépasse les attentes, puisque 30 000 concurrentes participent à l’événement !

Si la manifestation a attiré encore plus de curieux, peut-être émoustillés par le spectacle des donzelles en tenues plus ou moins légères, elle a surtout laissé au reporter du Matin une légère impression de mélancolie :

« Elles avaient froid sous l’air matinal et paraissaient de pauvres petits oiseaux transis.

Pour se réchauffer, quelques-unes avaient organisé des rondes ; bien peu étaient jolies… »

Plus connue et plus gaie apparaît la célébration, le 25 novembre, de la Sainte-Catherine, patronne des célibataires de plus de vingt-cinq ans, dont la tradition remonte à la fin du XIXe siècle. Les maisons de couture parisiennes octroient, à cette occasion, une après-midi de congé à leurs ouvrières, qui défilent dans les rues de la capitale coiffées d’extravagants chapeaux jaunes et verts. Dans l’entre-deux guerres, cette « fête des midinettes » est devenue un spectacle « bien parisien », dûment commenté par l’ensemble de la presse, par exemple dans cet article de Comoedia du 26 novembre 1920 :

« Les grands boulevards et les rues adjacentes étaient hier en ébullition… C’était à la fois une manifestation commerciale en faveur de l’Emprunt et la fête des gentilles ouvrières parisiennes…

Un doigt de champagne, une demi-journée de repos, la certitude d’être encore plus jolies sous des déguisements d’un goût exquis, il n’en fallait pas plus pour faire naître la gaité la plus saine et la plus réconfortante…

On s’écrasait littéralement rue de la Paix. Sur les trottoirs encombrés, les passants stationnaient, considérant avec une curiosité amusée les groupes de jeunes filles qui, diversement costumées, occupaient toutes les fenêtres des maisons de couture et de mode. Dans la plupart des salons, on dansa dès deux heures de l’après-midi. »

Certes toujours perçue à travers le prisme du la séduction, l’ouvrière de l’aiguille parisienne n’en est pas moins devenue une travailleuse à part entière, que l’on campe dans un milieu professionnel valorisant.

C’est évidemment dans le cadre des luttes ouvrières que cette mue du regard apparaît la plus évidente. Longtemps muselées par un mouvement ouvrier structurellement méfiant vis-à-vis du travail féminin, comme par le paternalisme des patrons de la couture, les midinettes ont commencé ont, dans les années 1890, à porter leurs revendications propres, notamment pour la journée de 8 heures. Le mouvement de grève de mai 1917 marque un vrai tournant : il a démarré dans la maison Jenny, après que les patrons ont voulu appliquer, du fait des restrictions de guerre, la suppression du travail le samedi après-midi, avec diminution proportionnelle du salaire. Puis la grève fait tache d’huile, d’abord chez Chéruit puis dans d’autres maisons : cent d’entre elles sont en grève à la fin du mois, 2 000 midinettes ont défilé le 15 mai sous les applaudissements des passants...

Après deux semaines de conflit, les grévistes obtiennent gain de cause – samedi après-midi chômé mais payé, soit la « semaine anglaise », qui se généralisera à l’ensemble des salariés en 1919, avec l’adoption de la journée de huit heures.

Si le thème de la « grève en dentelles » maintient l’ambiguïté « genrée » et un peu condescendante du regard masculin, elle a néanmoins fait de la midinette une travailleuse en lutte, dont le charme supposé ne doit pas faire oublier les dures conditions de travail et le savoir-faire technique. Dans l’entre-deux guerres, de nouvelles luttes, plus circonscrites ou moins visibles, viennent conforter cette légitimité nouvelle, avec, souvent, l’appui de la SFIO ou de la SFIC (voir par exemple L’Humanité du 9 décembre 1921 ou 18 avril 1923). Un mouvement s’organise ainsi, en 1922, pour la gratuité des chaises de jardin public, indispensables à la « dînette » de midi (voir La Lanterne du 28 juin 1922 ou Le Réveil du 30 septembre 1922), tandis qu’en novembre 1922 ouvre, au 47 rue de Ponthieu, un « foyer pour les midinettes », avec réfectoire, bibliothèque, salle de repos et terrasse (Le Journal, 27 novembre 1922). Lors des grèves de mai-juin 1936, les ouvrières de la couture et vendeuses des grands magasins contribuent à donner au mouvement un cachet de « chic parisien », qui participe de l’éclosion d’une fierté ouvrière féminine.

À la fin des années trente, cependant, le terme semble avoir perdu sa spécificité et désigner toute jeune fille de milieu populaire, un peu naïve ou fleur bleue, amatrice de romans à l’eau de rose et de films sentimentaux. La midinette a même, depuis 1926, son magazine attitré, qui, comme beaucoup de féminins de l’époque, propose feuilletons, potins, portraits de stars, courrier des lectrices…

Le titre ne survit pas à la Seconde Guerre mondiale, et le mot deviendra, après la guerre, de plus en plus désuet, concurrencé par un autre, celui de « minette » : énième avatar de ces désinences en -ette qui, depuis le XVIIIe siècle, s’entendent à minorer la femme, surtout quand elle est jeune et jolie, il qualifie celle-ci sans référence particulière à un métier. Aujourd’hui, la logique patriarcale qui sous-tend l’ensemble de ces dénominations apparaît évidente, mais ne commettons pas d’anachronisme : historiquement, « grisette » et « midinette » ont servi à donner une « bonne » image des métiers populaires féminins, même si exploitation de classe et exploitation sexuelle y étaient inextricablement mêlés.

Pour en savoir plus :

Alain Lescart, Splendeurs et misères de la grisette. Évolution d’une figure emblématique, Paris, Honoré Champion, 2008.

Anne Monjaret, Les catherinettes en fêtes, Paris, Archives et culture, 2008

Nathalie Preiss et Claire Scamaroni (dir.), Elle coud, elle court, la grisette !, Paris, Éditions Paris-Musées, 2011

Patricia Tilburg, Working Girls : Sex, Taste and Reform in the Parisian Garment Trades, 1880-1919, Oxford, Oxford University Press, 2019