1934 : avec les « enfants délinquants » des maisons de correction
Deux mois après le drame de la maison de correction de Belle-Île, la reportrice et écrivaine Marguerite Jouve part à la rencontre d'adolescents réputés difficiles. Elle relate pour La République l’enfer social à laquelle est soumise une partie de la jeunesse populaire.
Le nom de Marguerite Jouve (1903-1963) apparaissait souvent dans la presse et les revues de l’entre-deux-guerres. Ecrivaine renommée, ses romans y étaient en effet abondamment recensés, et, souvent, louangés. En 1931, elle obtint le Prix Minerva pour son roman Nocturne, et ses autres ouvrages, essais ou romans, furent en lice pour le Goncourt comme pour le Renaudot. Probablement en partie grâce à cette notoriété, les portes de divers périodiques lui furent ouvertes en tant que collaboratrice.
Elle y fut parfois nouvelliste, par exemple dans La Grande Revue en 1932-1933, dans L’Intransigeant en 1935, ou, pour la rubrique « Et maintenant une histoire… » du quotidien Ce soir en 1937-1938. Elle y fit aussi, plus souvent, œuvre journalistique, parfois en tant que chroniqueuse, par exemple de nouveau pour L’Intransigeant en 1935 (« rubrique « Les arts »).
Elle y collabora, également, en tant que reportrice. Une reportrice politique, notamment en Espagne au moment de la victoire du Front populaire en février 1936, qu’elle narra dans les hebdomadaires La Flèche de Paris et Vendredi, ou au Mexique pour y débusquer les « menées nazies » en avril 1939 dans La Lumière. On la suivit, en outre, en tant que reportrice de guerre, dans les débuts de la guerre d’Espagne, pour le compte de nouveau de La Flèche de Paris. Enfin, elle livra des enquêtes, exerçant là en tant que reportrice sociale.
En janvier 1934, vivant alors en Espagne, Marguerite Jouve publie une série de reportages intitulée « Images espagnoles » dans la revue La Femme de France – qui, en 1930, l’avait qualifiée de « Barbey d’Aurevilly féminin ». L’un de ses reportages se consacre en grande part au problème des enfants errants, et la reportrice se laisse aller à l’expression de son inquiétude :
« Pourtant, la présence de cette armée d'enfants voués à la rue, à la mendicité, au vagabondage, armée qui s'accroît chaque jour sous l'action combinée du chômage et du prestige qu'à un certain âge l'existence aventureuse exerce sur l'imagination, constitue un danger dont la presse commence à s'émouvoir.
Saura-t-on y parer à temps ? »
Cette attention à l’enfance – ici, espagnole – n’est pas le fruit du hasard. La caractéristique sociale des écrits de Marguerite Jouve se lit en effet notamment au travers de ce sujet de l’enfance. Nous allons l’examiner grâce à une série qu’elle publie en 1934 dans l’« organe du radicalisme » La République, dirigé par Emile Roch, auquel elle collabore également en tant que chroniqueuse littéraire. Intitulée « Enfants délinquants – Enfants malheureux », la série comporte sept reportages, s’échelonnant entre le 21 et le 27 octobre 1934.
La question de la délinquance enfantine est alors d’une pleine actualité. En août, les enfants bagnards de la colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer se sont révoltés et se sont évadés. Tous retrouvés, ils ont subi de terribles corrections en représailles de leur soif de liberté. « Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan », scandera plus tard le poème de Jacques Prévert, en hommage à ces enfants courageux, vilipendant la société qui se fait le jouet de la répression.
Le 1er novembre 1934, un entrefilet de La République mentionnera une information en provenance de Marguerite Jouve :
« […] A la suite du mouvement d'opinion déclenché autour des incidents de Belle-Île, un comité de lutte contre les bagnes d'enfants et l’exploitation de l'enfance abandonnée a été créé sous la présidence de M. Wallon, professeur à la Sorbonne.
Celui-ci vient d'adresser aux éducateurs un appel pour qu'ils collaborent à cette œuvre, appuyée par ailleurs par le secours ouvrier international. »
Le fait divers du bagne de Belle-Île a donc fait office d’électrochoc et s’est retrouvé en Une de nombreux journaux français. L’enquête débutante de Marguerite Jouve ne peut faire l’impasse sur sa mention, d’autant plus qu’elle va lui servir à mettre en avant les motivations de son propre travail journalistique :
« Les atrocités de Belle-Isle et la révolte qui s’ensuivit ont eu du bon : elles ont rappelé aux Français que, à l’abri de la Déclaration des Droits de l’Homme, au sein d’une société qui se flatte d’être libérale et civilisée à l’extrême, une sorte d’enfer a été institué pour recevoir les enfants malheureux.
Mais vraiment, si l’on peut s’étonner de quelque chose, c’est qu'il ait fallu un scandale de cette envergure pour alerter la presse et émouvoir l’opinion publique. »
De l’Espagne de janvier 1934 à la France du mois d’octobre de cette année-là, le constat est identique : pour que la presse s’empare d’un sujet, il faut que celui-ci ait atteint un niveau alarmant et ne puisse plus être occulté. Constat calamiteux que la reportrice réprouve, et qui semble être l’un des moteurs de son écriture sur ce sujet des enfants victimes de la société dans laquelle ils vivent.
La manifestation de son « étonne[ment] » est par conséquent feinte, et renforce la justification de l’intérêt d’une enquête journalistique sur le cas de ces « enfants délinquants ». Car si ces derniers ne sont habituellement pas l’objet des attentions, des préoccupations, c’est parce qu’on préfère les cacher.
En outre, Marguerite Jouve appelle à dissocier cette question de l’actualité qu’elle vient d’engendrer : l’autre intérêt de son enquête est de continuer à projeter la lumière sur ce problème social, au-delà de l’emballement médiatique créé par le terrible cas de Belle-Île, avant qu’un autre ne surgisse et qu’entre-temps, comme d’habitude, rien n’ait été réalisé pour que cela cesse :
« Qu’en sera-t-il de ce beau feu ? Feu de paille ou salutaire incendie qui emportera les bastilles de gosses, leurs chaouchs et les principes routiniers qui entretiennent les unes et protègent les autres ?
Hélas ! il suffit de quelque mirobolante histoire de gangsters pour détourner l’opinion des tragédies essentielles de la société. »
Ses reportages peuvent, de plus, elle en est certaine, ouvrir des perspectives pour d’autres journalistes, et permettre que le sujet ne soit pas refermé.
L’ampleur du problème auquel elle se confronte lui sert, enfin, dans un procédé rhétorique bien connu et dont le reportage sait à dessein se saisir, à la décharger des manquements inévitables de sa série. Ainsi la conclusion de son premier reportage devance-t-elle les éventuelles critiques auxdits manquements tout en assurant le lecteur du travail consciencieux qu’elle a mené :
« Que la question soit d'une complexité troublante, c'est ce que, hélas ! faute de place je ne pourrai montrer autant que je le voudrais. Mais je crois que j'en pourrai dire assez pour que l'on comprenne mon souci d'élargir les débats. »
Marguerite Jouve entraîne son lecteur dans des centres d’hébergement, lui relate des rendez-vous, des rencontres qu’elle a eus, lui retranscrit les interviews qu’elle a menées, lui fournit les éléments des dossiers qu’elle a consultés. La thèse centrale de sa série est la suivante : ces enfants sont des victimes, et tant qu’on leur déniera ce statut, on continuera de jeter dans les rues et les centres cette population laissée-pour-compte. C’est ce statut de victime qu’elle entend expliciter, et dont elle souhaite montrer les origines :
« Si nous laissons de côté une fois pour toutes les pervers constitutionnels, ceux qu'autrefois on appelait les criminels-nés, nous nous apercevons que, cherchant des coupables, nous trouvons des victimes.
Oh ! rarement des victimes d’une pureté absolue. II y a beau temps que l’on a fait justice de la conception puérile, sentimentale et bien consolante, qui fait de l’enfant un angelot sans ailes. Nous savons que l'enfant naît avec des défauts, des tendances pernicieuses, des faiblesses de caractère. Hélas ! il naît trop souvent aussi avec des tares.
Tout au long de mon enquête j’ai entendu deux mots en leitmotiv : alcoolisme, syphilis. »
Si le problème du chômage des parents, comme facteur d’incidence sur la situation des enfants, est évoqué, Marguerite Jouve s’attarde surtout sur une autre dimension factorielle. « Il faut bien le dire », soutient-elle, « c'est contre sa propre famille que l’enfant est le moins protégé ». Elle précise notamment :
« Dans les dossiers des jeunes prévenus, les mots : « inconduite de la mère », « divorce », « remariage », « père vivant en concubinage », etc. reviennent aussi souvent que les mots alcoolisme et syphilis.
On a l’impression de se trouver dans un cercle inextricable : les tares physiologiques accroissant le désordre sentimental, et la débauche exaspérant la misère physiologique. »
La reportrice lève des tabous. Celui de l’inceste, quand elle mentionne les « mauvais conseils du père et trop souvent aussi ses désirs sexuels à l’égard de sa propre progéniture […] ». Celui des violences physiques envers les enfants :
«[…] Ils sont légion les enfants battus à outrance. Même si la folie de la brute qui l’assomme est manifeste, le service social est désarmé pour faire enfermer le dément ou lui ôter la puissance paternelle.
Il ne reste plus qu’à guetter le jour où un accès plus violent le rendra dangereux aux voisins. Alors, mais alors seulement on pourra intervenir. »
L’enfant victime, enfin arraché à sa situation familiale, sera placé dans des centres. Son calvaire ne s’arrêtera pas à leurs portes, tant la société ne sait pas prendre en charge ces enfants avec l’humanité qu’elle devrait, et qu’elle leur doit. Et la reportrice de fustiger ce « peuple qui se dit l'avant-garde de la civilisation ».
Son reportage du 23 octobre par exemple est consacré en partie à la relation de sa visite au Centre d’hébergement parisien du boulevard Jourdan, à côté de la porte d’Orléans. Le style de la reportrice y devient âpre, ulcérée par ce qu’elle a vu :
« Je me demande au nom de qui et de quoi, on peut demander la pratique des saines vertus à des gens dont on ne respecte, à aucun degré, la dignité humaine.
A des gens que l'on force à vivre entassés, parqués dans des baraquements divisés en boxes par des cloisons à mi-hauteur, de sorte que personne n'est chez soi, que l'intimité la plus sacrée est violée ; à des gens dont le régime de vie, pour 7 fr. 75 par jour, tient le milieu entre le régime de la caserne et celui de l’étable. »
Après avoir été maltraités, battus ou violés dans le cercle familial, la paix dont ils disposent dans ces centres s’achète au prix d’un avilissement au rang de l’animal. Maigre paix ; mensonge de la société. Marguerite Jouve continue de s’insurger :
« Si l'on admet – et quelle personne de bonne foi pourrait le nier ? – qu’une certaine proportion de bien-être et de loisir est nécessaire, au même titre que la nourriture, à l'équilibre de l'individu, comment s’étonner que des enfants placés dans des conditions aussi inhumaines s'abandonnent à leurs instincts morbides ?
Le désordre devient le seul recours de ces jeunes créatures que l’ordre était en train d'écraser. »
Dans le premier article de sa série, la reportrice expliquait avoir voulu « laiss[er] de côté la question des pénitenciers proprement dits », désireuse de « décrire […] le fonctionnement de la machine sociale sitôt qu’elle s’est emparée du jeune auteur d’un délit ».
Cette « machine sociale », elle prend corps aussi dans l’exercice de la Justice, qui ne laisse aucune issue à l’enfant victime :
« Ici, il me faut bien noter une fâcheuse confusion qui me paraît de règle dans tous les organismes qui s’occupent des mineurs délinquants.
Quand, dans le lycée où il est interne le collégien se dissipe à l'étude, qu'il joue au pion des tours pendables, qu'il fume en cachette dans les cabinets, tout ceci n’est que peccadille. Qu'un enfant en liberté surveillé commette des fredaines de même ordre et tout de suite son cas devient inquiétant.
C'est moins un régime inhumain qu’on leur impose qu'une docilité surhumaine qu’on leur demande. »
La société les a transformés en des condamnés d’avance et, aucune institution, pas même la Justice, ne s’échine à rétablir la balance. En décrivant ces « enfants délinquants » et en expliquant pourquoi ils sont en réalité des « enfants malheureux », Marguerite Jouve s’est employée à démontrer qu’ils sont des symboles de l’injustice sociale.
L’histoire du reportage est parsemée de ces actes d’engagement.