Quand la France découvrait Robin des Bois
Presque inconnu en France jusqu’au XIXe siècle, Robin des Bois va bientôt être considéré par les auteurs et penseurs romantiques comme un héros de la cause libérale face à l’aristocratie réactionnaire.
Si les premières mentions écrites de Robin datent du XIVe siècle, et que les premières balades complètes à lui être consacré se diffusent au XVe siècle, il faut attendre le XIXe siècle pour que la France ait connaissance de l’existence de cet archer de fiction après la traduction, dès 1820, du roman Ivanhoé (1819) de Walter Scott. Celui-ci, s’inspirant des textes médiévaux, dépeint Robin comme un révolté vivant à la fin du XIIe siècle dans la forêt de Sherwood, cherchant à libérer le peuple saxon de la domination des seigneurs normands installés là depuis la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066.
Scott n’invente pas cette théorie du « joug normand » (« Norman yoke ») qui considère que le conflit entre deux « races » incarnant pour la première les classes laborieuses et les petits propriétaires terriens anglais et pour la seconde la noblesse, constituerait le moteur de l’histoire de l’Angleterre. Au contraire, celle-ci s’est développée au XVIIe siècle chez les partisans de la révolution contre le roi Charles Ier, puis cent cinquante ans plus tard parmi les soutiens anglophones à la Révolution française – comme Thomas Paine.
Pour lui, c’est évident, le concept de « joug normand » permet surtout de renforcer, face à l’aristocratie, la légitimité du peuple, en affirmant qu’il serait non seulement majoritaire, mais issu d’une population autochtone privée de sa liberté par une noblesse descendant, elle, d’une armée d’occupation. Paine oppose donc à la figure de l’oppresseur normand, incarné par Guillaume le Conquérant, celle de Robin des Bois dans son ouvrage Les Droits de l’Homme paru en 1791 et immédiatement traduit en français.
Sauf que, durant le passage à la langue de Molière, la figure de l’archer de Sherwood, inconnu du public hexagonal, est remplacé par Mandrin et Cartouche, les deux célèbres brigands Français du XVIIIe siècle.
« Dans mille ans d’ici, ceux qui vivront en Amérique ou en France remonteront avec la fierté de la contemplation à l’origine de leurs gouvernemens, et diront : ce fut l’ouvrage de nos glorieux ancêtres !
Mais que peut dire un raisonneur monarchique ? De quoi peut-il se vanter ? Hélas ! de rien. Un certain je ne sais quoi l’empêche de remonter à l’origine de son gouvernement, de peur que quelque Mandrin ou quelque Cartouche [“some robber, or some Robin Hood” dans le texte d’origine. NdA] ne sorte de la longue obscurité du temps, et ne dise : je suis l’origine !
Quelque peine que prît M. Burke […], il n’eut cependant pas la hardiesse de parler de Guillaume de Normandie, et de dire : voici le premier de la liste ! Voici la source des honneurs ! le fils d’une prostituée, et le déprédateur de la nation Angloise. »
La thèse du « joug normand » a son pendant en France. Formulée d’abord par Henri de Boulainvilliers au début XVIIIe siècle pour justifier les pouvoirs de la noblesse (issus des conquérants francs du Ve siècle) sur le peuple « gaulois », elle est retournée par les révolutionnaires qui voient dans l’aristocratie, comme l’écrit l’abbé Sieyès dans Qu’est-ce que le Tiers État (1789), des « familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et d’avoir succédé à leurs droits ? » Autant de gens qu’il faudrait renvoyer dans « les forêts de la Franconie […] La nation, alors épurée, pourra se consoler, je pense, d’être réduite à ne se plus croire composée que des descendants des Gaulois et des Romains ».
Le succès du livre de Scott, qui fait du « joug normand » l’un des thèmes centraux d’Ivanhoé, permet de relancer cette idée en France. Pourtant, ce n’est pas un romancier qui va s’en emparer, mais un historien : Augustin Thierry. Celui-ci, proche du courant libéral, cherche avant tout à raconter une histoire de la bourgeoisie (qu’il assimile au peuple). Et pour lui, c’est certain, comme Sieyès avant lui, les « invasions barbares » ont marqué l’asservissement des populations locales par une aristocratie étrangère, comme il l’explique déjà en 1818 dans un long article paru dans Le Censeur européen :
« Après l’invasion des barbares, il n’y eut plus en Europe qu’un camp et des esclaves ; on voyait des troupes de brigands associés, et à côté un amas de serfs, captifs sur la terre qui devait nourrir leurs maîtres : ces hommes n’avaient rien de commun entre eux que leur fraternité de servitude […]
Outragés, dépouillés chaque jour par leurs vainqueurs et leurs maîtres, ils ont subsisté péniblement, ne rapportant de leurs travaux que la conscience de faire bien et de garder en dépôt la civilisation pour leurs enfants et pour le monde.
Ces sauveurs de nos arts, c’étaient nos pères, nous sommes les fils de ces serfs, de ces tributaires, de ces bourgeois que des conquérants dévoraient à merci. »
Le roman de Scott, et sa popularité, vient donc appuyer la thèse de Thierry en opposant une noblesse violente (le nom de l’antagoniste principal du roman, le normand Front-de-Bœuf, l’assimile à un animal brutal) à un peuple porteur de liberté et, en somme, de civilisation. Voilà pourquoi dans l’introduction de son livre Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands (1825) l’historien français n’hésite pas à rendre hommage à Walter Scott, écrivain qui, selon lui, lui a permis d’envisager l’histoire non pas comme le faisaient les érudits de l’Ancien régime, narrant la vie des princes, mais en s’intéressant à celles des « vaincus », de ce Tiers État opprimé par la noblesse :
« J’avais besoin de donner ces courtes explications pour qu’on ne fût pas surpris, en lisant ce livre, d’y trouver l’histoire d’une conquête, et même de plusieurs conquêtes, faite au rebours de la méthode employée jusqu’ici par les historiens modernes.
Tous, suivant une route qui leur a semblé naturelle, vont des vainqueurs aux vaincus ; ils se transportent plus volontiers dans le camp où l’on triomphe que dans celui où l’on succombe, et présentent la conquête comme achevée aussitôt que le conquérant s’est proclamé souverain maître, faisant abstraction, comme lui, de toutes les résistances ultérieures dont s’est jouée sa politique.
Voilà comment, pour tous ceux qui, avant ces derniers temps, ont traité l’histoire d’Angleterre, il n’y a plus de Saxons après la bataille de Hastings et le couronnement de Guillaume le Bâtard ; il a fallu qu’un romancier, homme de génie, vînt révéler au peuple anglais que ses aïeux du XIe siècle n’avaient pas tous été vaincus dans un seul jour. »
Robin des Bois, évoqué par Scott, illustre donc ces « résistances ultérieures » après la conquête, et montre, selon Thierry, que la révolte est toujours possible pour un peuple opprimé par une puissance étrangère.
Voilà pourquoi Thierry n’hésite pas à dresser un parallèle entre le « brigand politique de la forêt » – qu’il ne nomme pas directement, mais dont l’évocation est limpide – aux révolutionnaires grecs qui, au même moment, luttaient pour leur indépendance face à l’Empire ottoman. Combat que de nombreux libéraux d’Europe, dans un continent alors marqué par le triomphe de la réaction monarchique, voyaient d’un bon œil. Comme l’explique Thierry :
« La résurrection de la nation grecque prouve que l’on s’abuse étrangement en prenant l’histoire des rois ou même des peuples conquérants pour celle de tout le pays sur lequel ils dominent. Le regret patriotique vit encore au fond des cœurs longtemps après qu’il n’y a plus d’espérance de relever l’ancienne patrie.
Ce sentiment, quand il a perdu la puissance de créer des armées, crée encore des bandes de partisans, des brigands politiques dans les forêts ou sur les montagnes, et fait vénérer comme des martyrs ceux qui meurent sur le gibet.
Voilà ce que des travaux récents nous ont appris pour la nation grecque, et ce que j’ai trouvé pour la race anglo-saxonne, en recueillant son histoire où personne ne l’avait cherchée, dans les légendes, les traditions et les poésies populaires. »
Armé d’une telle thèse de départ, Augustin Thierry voit donc dans Robin des Bois, qu’il appelle Robin Hood, le héros d’une nation opprimée. Pour lui, « les légendes, les traditions et les poésies populaires » qui l’évoquent ne sont pas des récits fictionnels, mais une geste patriotique un temps poussée dans les recoins de l’oubli par la culture monarchique dominante qu’il convient de faire surgir de nouveau, comme il le dit lui-même :
« Les aventures surprenantes de ce chef de bandits du douzième siècle, ses victoires sur les hommes de race normande, ses stratagèmes et ses évasions, furent longtemps le seul fond d’histoire nationale qu’un homme du peuple en Angleterre transmît à ses fils après l’avoir reçu de ses aïeux. […]
Les ménestrels anglais du quinzième siècle ont composé une longue ballade, dont quelques lignes méritent d’être citées, ne fût-ce comme exemple de la couleur franche et animée que le peuple donne à sa poésie dans les temps où il existe une littérature véritablement populaire. »
Les textes du XVe siècle ne dépeignent pourtant pas un homme luttant contre les aristocrates « normands », d’autant qu’à cette époque l’opposition entre ceux-ci et les Saxons ne structure plus la société. Mais cela n’empêche Augustin Thierry de voir dans le bandit de Sherwood un porte-étendard du peuple « saxon », donc du « peuple », et un démocrate avant l’heure, comme il l’explique dans son ouvrage : dans la forêt de Sherwood « vivait un homme qui était un héros des serfs, des pauvres et des petits, en un mot, de la race anglo-saxonne ».
Plus loin, Thierry en fait même un révolutionnaire avant l’heure, partageant avec les plus pauvres les richesses prises aux riches. Lui et ses compagnons n’étaient-ils pas :
« Tous d’humeur joyeuse, ne visant point à s’enrichir, mais seulement à vivre de leur butin, en distribuant tout ce qu’ils avaient de superflu aux familles expropriées dans le grand pillage de la conquête.
Quoique ennemis des riches et des puissants, ils ne tuaient point ceux qui tombaient entre leurs mains, et ne versaient le sang que pour leur propre défense. »
Cette image, Thierry ne la tire pas cette fois de Scott, et encore moins des textes du XVe siècle, mais de l’édition des anciennes ballades de Robin publiée par l’Anglais Joseph Ritson en 1795, livre que l’historien français cite abondamment, par exemple ici, en note 3). Or Ritson, partisan, comme Paine, de la Révolution française, n’hésite pas à voir dans l’archer de Sherwood un « brigand politique de la forêt », comme il l’explique lui-même dans la préface de son ouvrage :
« [Robin] régna dans les forêts pendant de nombreuses années tel un souverain indépendant ; […] en guerre perpétuelle avec le roi d’Angleterre et tous ses sujets, à l’exception toutefois des pauvres et des nécessiteux […].
Il volait uniquement les riches, ne tuait jamais personne, à moins qu’il ne fut attaqué ou qu’on lui résista. Il ne supportait pas que l’on maltraite une femme, pas plus qu’il ne prenait les biens des pauvres. Au contraire, il les nourrissait avec les richesses qu’il avait volées aux abbés […].
En plein âge barbare et tyrannique [Robin] fit preuve d’un esprit d’indépendance et de liberté, ce qui le fit aimer du petit peuple dont il soutenait la cause. »
Une telle imagerie marqua durablement le public francophone et contribua à ancrer le personnage de Robin dans le camp progressiste. Ainsi, dès 1826, soit un an à peine après la publication de l’ouvrage d’Augustin Thierry, paraît en français sous le titre Robin Hood, ou La forêt de Sherwood, la traduction du roman Maid Marian (1822).
L’auteur, Thomas Peacock, est également un libéral, qui reprend – pas aussi explicitement que Scott ou Thierry – l’idée d’une guerre de races entre Saxons et Normands, en la mélangeant avec l’image de bandit social développée par Ritson. Ainsi, on peut lire dans son roman :
« Quel droit Guillaume le Conquérant avait-il sur l’Angleterre, que n’ait pas Robin Hood sur cette forêt ? Guillaume combattait, ainsi fait Robin Hood.
Il y a pourtant une grande différence entre eux : Guillaume prenait au pauvre et donnait au riche, Robin prend au riche et donne au pauvre ; aussi Guillaume a-t-il été conquérant, et Robin est proscrit. »
Malgré ce passage, la traductrice du roman prend la plume dans une préface rapportée dans le journal libéral Le Globe. Elle s’excuse de ne pas avoir pu lire au préalable le texte de Thierry. L’eût-elle fait qu’elle aurait alors imaginé une fin qui aurait évoqué, à travers la geste de Robin, la guérilla espagnole, allusion claire pour le lectorat de l’époque à la révolte des libéraux espagnols contre la Restauration absolutiste menée par le roi Ferdinand VII :
« Nous devons encore nous excuser de la fin de cet ouvrage, et d’avoir, en arrachant Robin Hood à ses bois, fait mentir toutes les traditions anglaises, ou plutôt notre roman.
Mais nous dirons en confidence au public, que nous avions achevé la traduction de Robin Hood avant d’avoir lu cette fameuse histoire où M. Thierry force […] tant d’erreurs à s’évanouir. Et si nous savions que Richard était Normand, nous ne nous doutions pas que Robin fut Saxon.
Sans cela, nous n’aurions pas manqué de faire de la troupe de Robin Hood une guérilla ; et l’on aurait pu croire alors que ce roman était la véritable histoire de Mina [du nom de Francisco Espoz y Mina, général espagnol libéral. NdA] et de quelque vierge espagnole courant avec lui les grands chemins. »
S’il faut attendre le XXe siècle et les films mettant en scène l’archer de Sherwood pour que le personnage fasse définitivement son entrée dans la culture populaire française, l’image qu’en donne Augustin Thierry est reprise par des militants progressistes et révolutionnaires. Un passage consacré à Robin des Bois est ainsi cité in extenso dans l’hebdomadaire « communiste-anarchiste » La Révolte dirigé par Jean Grave.
Bien plus tard, dans les années 1970, c’est autour de Michel Foucault de reprendre la thèse de Thierry dans ses cours au Collège de France. Durant la séance du 4 février 1976, le philosophe affirme ainsi que s’opposaient dans la société anglaise médiévale deux imaginaires, symbolisés par deux corps légendaires et deux personnages : un roi Arthur normand et un Robin saxon :
« La conquête – je prends les choses un peu au hasard – se manifestait aussi dans la présence, la superposition et l’affrontement de deux ensembles légendaires hétérogènes : d’une part, l’ensemble des récits saxons, qui étaient au fond récits populaires, croyances mythiques (le retour du roi Harold), cultes des rois saints (comme celui du roi Édouard), récits populaires du type Robin des Bois (et c’est dans cette mythologie, vous savez, que Walter Scott – l’un des grands inspirateurs de Marx – puisera Ivanhoé et un certain nombre de romans qui ont été historiquement capitaux dans la conscience historique du XIXe siècle).
Face à cet ensemble mythologique et populaire on trouve, au contraire, un ensemble de légendes aristocratiques et quasi monarchiques qui se développent à la cour des rois normands et qui sont réactivées au XVIe siècle, au moment du développement de l’absolutisme royal chez les Tudor. Il s’agit essentiellement de la légende du cycle arthurien. »
Reformulé par un philosophe contestataire en pleine ébullition intellectuelle post-68, cette théorie permet de prouver qu’il existe, dès le Moyen Âge, une forme de lutte de classe. Deux siècles après Thomas Paine, Robin des Bois était encore une fois mobilisé pour une nouvelle révolution.
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Pour en savoir plus :
François Amy de la Bretèque, La Légende de Robin des Bois, Toulouse, Privat, 2001
Philippe Contamine, « Le Moyen Âge romantique et libéral d’Augustin Thierry », In : Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 139ᵉ année, n° 4, 1995. p. 969-981
Michel Foucault, « Il faut défendre la société » (1975-1976), Paris, Gallimard, 1997
Jonathan Fruoco, Les Faits et gestes de Robin des Bois : poèmes, ballades et saynètes, Grenoble, UGA éditions, 2017
Stephen Knight, Robin Hood : a mythic biography, Ithaca, Cornell University Press, 2003
Pierre Lurbe, « Le Mythe de Robin des Bois », In: Cités, n° 2, 2000, p. 71–81
Pierre Lurbe (dir.), Le joug normand. L’interprétation de la conquête normande dans la pensée politique anglaise des XVIIe et XVIIIe siècles, Caen, Presses universitaires de Caen, 2004