Histoire de la répression de l’avortement sous Vichy
Entre routine judiciaire et châtiment se voulant « exemplaire », l’Occupation fut le théâtre permanent d’une chasse aux « mégères » et autres « sorciers ». Derrière l’affaire Giraud se cache un nombre saisissant de condamnations, parfois couvertes par la presse mais souvent tues.
L’exécution de l’avorteuse Marie-Louise Giraud, le 30 juillet 1943, est restée l’un des plus cruels symboles de la politique d’ordre moral mise en œuvre par le régime de Vichy entre juillet 1940 et août 1944. Incarnée à l’écran par Isabelle Huppert dans le film de Claude Chabrol Une affaire de femme (1988), cette blanchisseuse de Cherbourg fut en effet condamnée à mort, à 40 ans, pour 27 avortements.
Mais cet épisode en tout point exceptionnel masque une répression à la fois moins féroce et plus systématique, et ne doit pas faire oublier que la lutte contre l’avortement s’était déjà intensifiée avant la guerre pour se poursuivre très au-delà. La politique de Vichy en la matière doit donc être analysée au prisme d’un écheveau de décisions complexes, qui ne se réduisent pas à cette exécution capitale.
L’Occupation, point d’orgue des angoisses démographiques françaises
La famille et la natalité ont été d’emblée placés au cœur du projet pétainiste. « Trop peu d’enfants, trop peu d’armes, trop peu d’alliés », déplorait le Maréchal Pétain, pour analyser les causes de la défaite, dans son discours du 20 juin 1940, juste après la demande d’armistice. Le nouveau chef des Français usait en outre de formules qui résonneront longtemps :
« Depuis la victoire [de 1918], l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice.
On a revendiqué plus qu’on a servi. On a voulu épargner l’effort ; on rencontre aujourd’hui le malheur. »
L’accusation visait le « relâchement des mœurs » prêté aux « années folles », le propos laissait préfigurer un programme de redressement moral. Il va passer par par la condamnation des sexualités « déviantes » et improductives, par le renvoi des femmes à la sphère domestique, par la réhabilitation des valeurs familiales, exaltées par la nouvelle devise de l’État français, empruntée aux Croix-de-Feu : « Travail, famille, patrie ».
À dire vrai, que la France ne fasse pas assez d’enfants, tout particulièrement en comparaison de l’Allemagne, relevait depuis longtemps du lieu commun. Il avait cristallisé après la défaite de 1871, pour enfler démesurément à l’issue de la Grande Guerre, en prenant pour cible principale la « garçonne », égoïste et jouisseuse, qui, selon le titre d’un roman de 1924, « ne voulait pas d’enfant ». En 1920, une première loi avait renforcé la lutte contre la propagande anticonceptionnelle, suivie d’une autre, en 1923, qui correctionnalisait l’avortement pour rendre les condamnations plus systématiques. Elle visait les femmes et leurs « complices », mais plus encore, les avorteurs « réguliers », qui pouvaient subir jusqu’à 5 ans de prison.
Sans grand succès, toutefois, puisque les taux de fécondité et de natalité sont restés durablement faibles durant toute l’entre-deux-guerres, amenant le gouvernement Daladier à engager, en 1939, avec le Code de la famille, une politique résolument nataliste et familialiste, tout en réprimant plus sévèrement l’avortement – jusqu’à 10 ans de prison pour les avorteurs d’habitude.
La politique de Vichy s’est donc s’inscrite dans une continuité, même si le régime va renforcer à son tour l’arsenal répressif contre l’avortement, et dénoncer les supposées carences du régime républicain, comme s’en fait l’écho La femme dans la vie sociale en septembre 1942 :
« Non seulement l’État, pendant de trop longues années, n’a pas usé de sa puissance pour protéger l’enfant dans la famille, mais il a autorisé le divorce, l’instruction de la morale sans base spirituelle, il a été indifférent à l’absence de la mère au foyer et il a si faiblement réagi contre les pratiques innombrables de l’avortement que même en temps de paix, la nation semble vouée à la mort. »
Des chiffres alarmants circulent : on parle de 500 000 à 1 million d’avortements par an, d’une hécatombe pire que celle de la Grande Guerre, comme y insiste, en mars 1943, un article du Sémaphore de Marseille, rédigé par un membre éminent du Conseil national de Vichy, Jean Lecour-Grandmaison :
« Plus meurtrier que la guerre ? Quoi donc ? L’avortement. Jugez-en.
En 52 mois de batailles, d’août 1914 à novembre 1918, la France a perdu 1 million 500 000 hommes, dans le même laps de temps, l’avortement fait, chez nous, 2 500 000 victimes ; un million de plus que la guerre. (…)
Un demi-million chaque année, deux fois environ la population d’une ville comme Toulouse, quatre fois nos pertes de la dernière guerre. (…). Plus grave, dans ses conséquences nationales, qu’une défaite comme celle de 1940. »
Sommaires, outrancières, ces analyses ne disent bien sûr rien des attentes des couples, de la réduction volontaire de la taille des familles, du recours à la contraception – encore rudimentaire et théoriquement interdite, mais largement pratiquée –, et attribuent au seul rôle néfaste des avorteurs le déficit des naissances.
« L’avortement n’est pas le fruit d’une action microbienne comme la tuberculose ou la syphilis. C’est la sinistre industrie de gens tarés qui, par esprit de lucre, consentent à jouer le rôle d’assassins d’enfant », considère par exemple Le Journal du 14 janvier 1943.
La rhétorique fait, on le voit, emphatique : La Tribune de l’Aube et de la Haute-Marne n’hésite pas à dénoncer « le massacre des innocents » (28 mars 1942), tandis que Le Matin évoque « La lutte contre les naufrageurs de la race » (1er mai 1943). Le renforcement de la répression s’inscrit ainsi dans un contexte de surenchère idéologique.
Un indéniable accroissement de la répression sous Vichy
Si la promotion de la famille et de la mère a été, d’emblée, un axe central de la propagande vichyste, les historiens de la période soulignent le caractère irrégulier et incohérent de la politique familiale, à la fois par manque de moyens financiers, mais aussi parce que le personnel du régime, fondamentalement hétérogène, hiérarchise différemment les priorités selon les périodes et les niveaux de responsabilité.
En matière de lutte contre l’avortement, les velléités répressives ne font pas de doute, mais les circulaires invitant les magistrats à une plus ferme application des textes sont toutes antérieures au régime, et il faut attendre septembre 1941 pour qu’une première loi proprement vichyste voit le jour, en supprimant le droit au sursis pour toutes les infractions « de nature à nuire à l’unité nationale, à l’État ou au peuple français », même si l’avortée peut toujours bénéficier de circonstances atténuantes. Le Journal du 20 octobre 1943 s’en félicite en ces termes :
« En 1942, les services de la Police Judiciaire ont instruit 890 affaires qui se sont traduites par 356 inculpations, mais rien que pour les trois premiers mois de 1943, le chiffre des enquêtes atteint 605 et celui des inculpations 283.
À l’examen de ces chiffres, on peut donc prévoir, pour l’année en cours, une augmentation importante du nombre de poursuites. »
En réalité, cette croissance résulte aussi de celle des avortements eux-mêmes, car on sait que la situation de pénurie et la séparation des couples ont multiplié les adultères, les rencontres d’occasion et les grossesses « illégitimes », à l’heure où plus d’un million cinq cent mille prisonniers et travailleurs sont retenus en Allemagne.
Mais c’est également tout la chaîne policière et judiciaire qui s’est renforcée, avec des moyens supplémentaires accordés aux services spécialisés, des inculpations plus systématiques et des pénalités plus lourdes : l’historien Cyril Olivier estime ainsi que les peines de prison ferme représentaient un tiers du total en 1941, la moitié en 1942, les trois quarts en 1943, année où les sursis et les relaxes sont devenus presque inexistants.
La majorité des procès associent les avortées à leurs « complices », homme ou femme, et si les seconds sont toujours beaucoup plus lourdement condamnés que les premières, les premières bénéficient moins souvent de l’indulgence relative des magistrats, qui restait de mise jusqu’en 1939, même dans le cadre de la loi de 1923.
Les avortées : des profils variés, des situations dramatiques
La chronique judiciaire permet ainsi de deviner, au fil des pages, la douloureuse situation des femmes inculpées, parfois avec leur amant ou compagnon, souvent à la suite de dénonciations anonymes. C’est par exemple une serveuse de restaurant d’Arcachon, âgée de 31 ans, qui est arrêtée en juillet 1941 avec son ami, monteur sur fer, pour vol d’argent et avortement : « c’est avec son assistance effective qu’elle se libéra du fardeau d’une maternité prochaine », révèle La France de Bordeaux et du Sud-Ouest le 4 février 1942, qui précise qu’elle est condamnée à 1 an de prison, son ami à 3 ans.
En octobre 1941, c’est à Vierzon qu’une jeune fille de 18 ans, se découvrant enceinte, demande de l’aide à sa cousine, qui « pratiqua elle-même des manœuvres qui n’aboutirent pas ». La jeune fille envisage alors de garder l’enfant : « mais elle rencontra encore une mauvaise conseillère en la personne de Mme Berducat, (…), couturière (…). Celle-ci et sa belle-sœur (…) fournirent à la jeune fille tous conseils et instruments nécessaire et le crime fut accompli en janvier dernier [1942] » (La Dépêche du Berry, 13 février 1942). Toutes les quatre sont arrêtées et écrouées.
Dans l’esprit des législateurs de Vichy, l’avortement est d’abord le fait de jeunes célibataires en détresse, qui cherchent à se débarrasser du fruit de leur « faute » par honte et absence de soutien masculin. Aussi le régime a-t-il cherché à mieux protéger les « filles-mères », privilégiant le natalisme sur le familialisme, au grand dam des plus puritains. « Il faut bien reconnaître en effet qu’à l’heure actuelle l’opprobre guette encore les filles-mères et il serait pour le moins équitable que l’esprit public évoluât aussi rapidement que la législation », déplore à ce titre La France socialiste du 8 octobre 1942.
L’article fait allusion au décret-loi du 2 septembre 1941, qui oblige les établissements hospitaliers à accueillir toute femme enceinte, même non mariée, pour lui permettre d’accoucher anonymement et de confier son enfant à l’Assistance publique : c’est l’origine de « l’accouchement sous X », qui prolonge et organise une disposition déjà présente dans le Code de la Famille de 1939. Adoptée pour permettre aux jeunes filles enceintes de soldats allemands d’accoucher en toute discrétion, cette disposition choque toujours une opinion peu tolérante vis-à-vis des sexualités juvéniles, comme le déplore un chroniqueur de La Tribune de l’Aube :
« La peur du scandale ? Disparue avec la garantie de l’anonymat. Les charges matérielles ? Disparues avec l’intervention de l’Assistance publique, c’est-à-dire de l’État. (…)
Mais comme il vaut mieux prévenir que sévir, on ferait bien de donner une publicité réelle à des prescriptions qui, si elles étaient connues, ne manqueraient pas d’avoir une action vraiment efficace. Mais voilà, le sujet est délicat. Il vaut mieux envoyer à la mort 600 000 enfants par an ! »
En réalité, la majorité des avortements sont le fait de femmes mariées et déjà mères de famille, comme le reconnaît d’ailleurs l’article du Journal déjà évoqué :
« [Les poursuites] s’exercent dans tous les milieux et elles ne concernent pas que de pauvres filles abandonnées (…).
Avant-guerre, dans le servie du Docteur Trillaz, à Lyon, n’avait-on pas, en deux ans, sur 1 360 femmes soignées pour avortement, constaté que 1 137 étaient mariées et 203 seulement des jeunes filles ? Ces chiffres, dont la proportion ne varie guère, disent assez l’étendue et la profondeur du mal. »
Là encore, ces données statistiques mettent le régime face à ses contradictions : comment encourager les naissances et les familles nombreuses si les ménages n’ont pas les moyens d’y subvenir ? La question agitait les milieux catholiques et natalistes depuis les années trente, et elle est plus que jamais d’actualité dans le contexte de l’Occupation. Si la politique familiale a précisément pour but d’aider les couples à assumer plus d’enfants, nombreuses sont les voix, au sein des associations natalistes, qui considèrent qu’elle demeure insuffisante, comme s’en fait l’écho la journaliste du Cri du Peuple de Paris :
« C’est entendu, allocations, primes, caisses de compensation, réduction des tarifs ferroviaires, tout cela constitue un sérieux progrès, mais il faudrait être bien naïf pour croire que, réunis, ces différents avantages matériels représentent de quoi élever et instruire un enfant dans de bonnes conditions. »
Et de réclamer des mesures radicales, telles que le salaire progressif pour les pères de famille – Vichy s’est contenté de limiter drastiquement le travail des femmes dans la fonction publique, et de favoriser, dans le privé, l’embauche des pères de trois enfants ou plus. Indépendamment des incitations de la politique familiale, il est clair que le modèle de la famille nombreuse ne convient plus à la majorité des Français, et qu’en l’absence de contraception fiable et autorisée, l’avortement reste un mode de régulation de la taille des familles, même si la tendance baissière de la natalité française s’est inversée à partir de 1943.
Faute de pouvoir changer les comportements, c’est donc sur les avorteurs et plus encore, les avorteuses, que vont converger les foudres de la répression. « L’ignorance ou la faiblesse de l’avortée, les risques certains auxquels elle s’expose, peuvent lui valoir parfois une certaine indulgence, est prêt à concéder Le Petit Marseillais du 14 janvier 1943. Mais on comprend mal comment les pouvoirs publics ont si longtemps négligé de châtier les avorteurs avec l’exemplarité pour faire cesser leur activité ». À cette date, Vichy s’est déjà doté d’un arsenal spécifiquement destiné à y remédier.
Les condamnations exceptionnelles du Tribunal d’État
Au début de mars 1942, les titres de la presse le clament haut et fort : « La peine de mort pour les avorteurs et les matrones », (voir par exemple Aujourd’hui du 7 mars 1942).
Depuis quelques semaines, la loi du 15 février 1942 permet en effet de déférer les « avorteurs d’habitude » devant le Tribunal d’État, lui-même créé le 7 septembre 1941 pour juger les individus susceptibles de « nuire au peuple français », au premier rang desquels les résistants. Doté d’un siège à Paris, d’un autre à Lyon, composé de juges ad hoc choisis sur des critères politiques, il fonctionne par saisine du Conseil des ministres et ne présente aucune garantie de défense aux accusés. Les peines qu’il est susceptible de prononcer vont très au-delà de celles prévues par la seule législation sur l’avortement : réclusion ou travaux forcés jusqu’à la perpétuité, voire peine de mort.
Les premières à en faire les frais ont été, en octobre 1942, une sage-femme, Marie Luchezy, née Dutruch, et une infirmière, Marie Carmicaël, née Bousquet, qui opéraient toutes deux à Arcachon, au sein d’un réseau dont le démantèlement, au printemps précédent, avait défrayé la chronique médiatique (voir La France socialiste du 26 mai 1942 ou La France de Bordeaux et du Sud-Ouest du 13 juin 1942). Les peines sont lourdes, 10 ans de prison pour la première, 20 ans de travaux forcés pour la seconde.
À partir de cette date, les journaux se font régulièrement l’écho des condamnations pour avortement devant le Tribunal d’État : le 23 décembre 1942, c’est une sage-femme domiciliée dans le Jura, qui, pour sept interventions, se voit condamnée par le siège de Lyon à 5 ans de prison, 60 000 francs d’amende et 10 ans d’interdiction d’exercer sa profession (voir Le Petit Provençal). En janvier 1943, pour le même nombre d’avortements, deux coiffeurs de l’Orne, père et fils, sont, eux, condamnés aux travaux forcés à perpétuité (L’Œuvre, 7 janvier 1943 – selon Cyril Olivier, le siège de Paris s’est systématiquement montré plus sévère que celui de Lyon.
Le 14 janvier 1943, Le Journal peut se réjouir que la loi fonctionne « enfin » :
« La liste ne fait que s’ouvrir car le gouvernement est résolu à apporter la plus grande énergie dans la répression de l’avortement.
On comprendra que cette lutte implacable soit poursuivie sans merci si l’on songe que la disparition des avortements suffirait à résoudre le problème de la natalité française. »
Ce seront, au total, 46 prévenus, 8 hommes et 38 femmes, qui seront condamnés par le Tribunal.
Jugée les 7 et 8 juin 1943, l’affaire Giraud intervient donc dans un contexte de durcissement constant de la répression : si l’avorteuse de Cherbourg est bien la première à subir la peine capitale, le terrain avait été préparé. La France socialiste du 9 juin résume les éléments qui ont contribué à un palier supplémentaire dans l’ardeur répressive :
« Le cas de cette blanchisseuse de Cherbourg s’est révélé d’une gravité exceptionnelle. Il s’agit d’une femme mariée d’une quarantaine d’années, mère de deux enfants, mais qui menait une existence fort dissolue. Déjà condamnée pour escroquerie et pour vol, elle vivait en compagnie d’un amant et se livrait ”accidentellement” à la prostitution.
Le dossier précise qu’elle mettait parfois son appartement à la disposition d’amies à la recherche d’une chambre discrète. C’est assez dire qu’elle pratiquait tous les genres de la dépravation utilitaire.
Au cours des débats qui ont eu lieu à huis-clos, vingt-six cas successifs de manœuvres abortives ont été énumérées (…). Tout permet de présumer qu’en plus des vingt-six visiteuses identifiées, de nombreuses autres femmes, depuis trois ans, se sont rendues rue Grand-Vallé, à Cherbourg, où elles ont sollicité l’intervention de la femme Giraud (…).
Et comme l’accusée prenait entre 500 et 2 000 francs par opération, elle vivait largement en joyeuse compagnie. »
On le voit, le nombre élevé d’avortements jugés, mais aussi la vie « dissolue » de l’avorteuse, ont contribué à façonner le portrait d’une « femme de mauvaise vie », repoussoir absolu pour Vichy. Après le refus de sa demande de grâce par Pétain, l’avorteuse est guillotinée le 30 juillet 1943 à la prison de la Petite-Roquette, avec ce féroce commentaire du Cri du peuple de Paris du lendemain :
« Voilà qui fera réfléchir sans doute les affreuses mégères qui, jadis, sans crainte et sans remords, pratiquaient leur sinistre besogne. »
Deux semaines plus tard, en août 1943, c’est une affaire en apparence moins grave, et impliquant cette fois un homme, qui entraîne une même condamnation à la peine capitale : maréchal-ferrant et hongreur de son état – c’est-à-dire spécialisé dans la castration des chevaux –, Désiré Piogé a été arrêté dans la Sarthe en février 1943 pour avoir pratiqué des « manœuvres abortives », sur trois femmes, en octobre et novembre 1942. L’extrême sévérité du tribunal s’explique ici par le fait que Piogé avait été déjà été condamné pour les mêmes faits en 1938 et 1939, ce qui permet d’extrapoler le nombre de ses supposées victimes :
« Certainement en a-t-il ‘soulagé’ beaucoup d’autres, car déjà à deux reprises, il a été condamné pour des faits identiques », juge L’Œuvre du 13 août 1943.
Surtout, le prévenu, doté d’un savoir-faire et d’un matériel adaptés, faisait office d'avorteur « professionnel » : « Piogé était en possession d’une trousse dont chaque compartiment comportait les instruments nécessaires à sa double profession : l’officielle et la clandestine », relève ainsi le même organe. En 1939, on le décrivait comme « mi-rebouteux, mi-sorcier de réputation » (voir Le Petit Journal du 25 juillet 1939), autres figures de la répulsion.
Son exécution, le 22 octobre 1943, n’est en revanche pas évoquée par la presse, probablement enjointe au silence. Car les affaires d’avortements, quoique régulièrement évoquées par la chronique des faits divers, n’ont pas bénéficié d’une couverture médiatique retentissante, le régime ayant constamment hésité entre le désir de « faire des exemples », et la gêne d’avoir à reconnaître que cette pratique demeurait extrêmement banale. Le 17 octobre 1943, le Journal pouvait encore déplorer, à ce titre, « l’inquiétante recrudescence des avortements et infanticides », malgré le constant renforcement de la répression depuis 1941.
La poursuite de la politique anti-avortement à la Libération
Symbole des pratiques autoritaires et anti-démocratiques de Vichy, le Tribunal d’État a été, comme toutes autres juridictions d’exception du régime, supprimé par l’ordonnance du 9 août 1944. Encouragées par Vichy, des pratiques telles que la délation ne le sont plus par la République restaurée. Mais la législation de 1923 n’est pas abolie pour autant, et, selon les historiens Fabrice Cahen et Christophe Capuano, « avec 5 151 sanctions pénales prononcées en 1946, la République paraît même surpasser les années les plus répressives de la période vichyste. »
C’est que le soutien au redressement de la natalité, sensible depuis 1943, fait l’objet d’un large consensus au sein des partis de la résistance. Si les poursuites diminuent à compter de 1947, alors même que s’enclenche le « baby-boom », la répression reste élevée jusqu’au milieu des années 1950 et perdure, quoique à un niveau moindre, jusqu’au début des années 1970. Il faudra attendre le procès de Bobigny en 1972 pour que cessent les poursuites. Mais aucune dépénalisation légale n’interviendra, on le sait, avant la loi Veil du 17 janvier 1975.
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Pour en savoir plus :
Marc Boninchi, Vichy et l’ordre moral, Paris, PUF, 2005
Fabrice Cahen et Christophe Capuano, « La poursuite de la répression anti-avortement après Vichy, Une guerre inachevée ? », in: Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2011/3 (n° 111), p. 119-131
Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti, Histoire de l’avortement, (XIXe-XXe siècle), Paris, Le Seuil, coll. « L'univers historique », 2003
Cyril Olivier, Le vice ou la vertu. Vichy et les politiques de la sexualité, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2005